Quelques impressions à la lecture de Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, de Nathalie Heinich
Je vais me livrer ici à un exercice philosophique que l’on pourra qualifier d’analytique. Comme le lecteur le sait bien, une des particularités de la philosophie analytique est de prêter une extrême attention aux mots que nous employons dans le discours, ou toute autre autre forme d’expression. Nous connaissons tous ce fait simple et récurrent ; des personnes prennent parfois la plume ou la parole pour dire pas grand-chose, ou n’importe quoi, ou, le plus souvent, pour offrir un discours vide. C’est aussi ce qu’on appelle la rhétorique. Non pas que la Rhétorique soit un art suspicieux, car nous avons éventuellement tous besoin d’apprendre à nous exprimer quand il s’agit de parler en public, envers autrui ; mais quand, en plus, on entend publier ce que l’on pense sous la forme d’écrit, on doit être doublement attentif à ce que l’on dit, à ce qui n’est pas dit, et au but que l’on s’est fixé. C’est pourquoi, face à une sociologue, qui étudie de si près les phénomènes sociaux les plus divers, je vais maintenant appliquer la règle de l’analyse de la manière la plus scrupuleuse qu’il m’est possible d’atteindre ; car les mots écrits, nous le savons, sont censés avoir plus de poids que les paroles dites. Il faut donc leur prêter une attention particulière.
Que l’on me permette une première remarque sur le titre. Heinich y utilise le mot « paradigme ». Le mot « paradigme » est très célèbre en philosophie des sciences puisqu’il a été utilisé par le grand philosophe et historien des sciences Thomas S. Kuhn. Qu’est-ce qu’un paradigme ? Un paradigme, d’après Kuhn, et pour résumer, c’est un système de pensée, de concept, sur lesquels, pendant une durée déterminée, tel discours ou telle théorie scientifique s’appuient. La durée de vie d’un paradigme est limité à son succès ; c’est-à-dire qu’il est conditionné à sa qualité heuristique ; il doit servir à démontrer la viabilité et, surtout, la véridicité d’une théorie. Prenons un exemple. On croit souvent qu’Einstein fut le seul physicien a proposer une Théorie de la Relativité (il en proposera même deux ! Une Théorie de la Relativité Restreinte, et une Théorie de la Relativité Générale). La première est la plus ancienne, mais elle n’était pas unique dans le champ des sciences. On peut même dire qu’il y a eu, au début du vingtième siècle, une émulation au sein de cette théorisation, dont plusieurs candidats étaient en lice ; et on peut citer Henri Poincaré, Lemaître, et Einstein. Pourquoi est-ce la théorie d’Einstein qui a triomphé ? Parce qu’elle était fondée sur un paradigme qui est la « constante c », soit la vitesse de la lumière et parce qu’elle se débarassait de la théorie de l’ « éther », sorte de matière invisible et connectrice qui agissait dans le vide. Le paradigme de la « constante c » et la caducité de l’éther ont rendu la théorie d’Einstein plus heuristique, véridique et robuste que les autres. On comprend donc qu’il y a au moins deux paradigmes forts (constance c et caducité de l’éther) qui rendent valides la Théorie restreinte de la Relativité. Ce n’est pas la Théorie de la Relativité qui est un paradigme, puisque déjà Newton l’avait énoncée à sa manière, à partir de deux observateurs placés à deux endroits en rapport avec un objet en déplacement (un bâteau) ; ce sont les notions structurelles qui servent à assoir davantage la théorie. Ainsi, tant que le paradigme de la « constante c » (paradigme principal finalement) servira d’ossature à la Théorie Restreinte de la Relativité, alors elle produira toujours son effet heuristique. On comprend mieux, alors, ce que recouvre le terme de « paradigme ».
En utilisant ce terme, Heinich présuppose que l’art contemporain repose sur un paradigme (le titre l’indique : Le paradigme De l’art contemporain). À partir de là, on peut déjà se dire qu’il y a un problème avec la titration d’Heinich. Pourquoi ? Parce que cela sous-entend l’idée que l’art contemporain constitue un paradigme per se ; ce qu’elle confirme en affirmant qu’il existe, tel quel, « trois grands paradigmes au sein du monde de l’art : le classique, le moderne et le contemporain. » C’est extraordinaire. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas comme cela que fonctionne un paradigme. L’adjectif « classique » ne constitue pas un paradigme. En revanche, le « Beau » est un paradigme, l’ « Imitation » est un paradigme », la « Nature » est un paradigme. Et encore, pour que ces trois concepts soient des paradigmes il faudrait que tous les artistes s’accordent sur la manière donc chaque paradigme doit être utilisé, autrement dit, que chaque contribution d’artiste concourt à la philosophie propre au concept respectif. Or cela n’a probablement jamais existé que durant l’Antiquité, où, par exemple, il a existé une manière canonique de faire de l’art, que cela soit du temps de Sumer, ou, plus précisément visant ces trois concepts, durant la période de la Grèce Classique. On comprend donc qu’en voulant déplacer un concept issu du monde scientifique dans le monde artistique, Heinich fait déjà fausse route, car même si l’on prend en compte certaines périodes (Grèce Antique, Chine antique, etc.) où l’art devait obéir à des règles techniques et esthétiques précises, il n’a jamais été question de faire de l’art une matière ressortissant à la science. La notion de « paradigme » n’est donc pas du tout adaptée au monde de l’art. Mais passons aux premières pages.
Pour nous introduire à son sujet, l’auteure commence par suivre les étapes qui sont nécessaires pour que le « Prix Marcel Duchamp » soit décerné, en ayant soin de nous rappeler que ce prix est le fruit d’une Association composée « d’environ deux cent cinquante collectionneurs d’art contemporain. Chaque année les adhérents proposent des noms d’artistes qui leur semblent intéressants parmi lesquels seront désignés par le bureau de l’association les quatre “nominés” de l’année. Ceux-ci doivent produire une œuvre exposée dans le cadre de la FIAC, qui permettra au jury de choisir le vainqueur ». Heinich cite quelques extraits oraux recueillis par elle (apparemment) pendant le processus de soutenance de chaque artiste, défendus par différents spécialistes de l’art contemporain (critique d’art, philosophe, directeur d’une institution…). En sélectionnant quelques éléments de langage (au sens littéral), mais en n’illustrant aucunement son propos, le lecteur n’a recours qu’à son imagination pour se faire une pauvre idée picturale de quoi il s’agit. Mais cette amorce lui sert d’angle d’attaque pour conclure déjà qu’il faut être initié au discours propre à l’art contemporain : « considérés à l’intérieur du monde de l’art contemporain, les commentaires des rapporteurs, sont des discours à la fois assez banals et d’un excellent niveau ; considérés de l’extérieur de ce monde, ils peuvent sembler très étranges, voire caricaturalement ridicules ». Ici à partir d’un événement très spécifique — le processus de l’élection au Prix Marcel Duchamp —, Heinich généralise. Mais rien qu’en sélectionnant cet événement, il y a déjà un petit problème d’interprétation. On se demande comment un discours peut être banal en même temps que d’un excellent niveau, c’est quasiment oxymorique, en quoi la banalité même pourrait-elle être excellente ? Le processus d’élaboration du Prix Duchamp ne constitue pas, à lui seul, Le monde de l’art contemporain, et Heinich doit bien sûr le savoir. Pourquoi réduit-elle l’événement relaté au “monde” de l’art contemporain ? Cette métonymisation de l’événement (la partie pour le tout) permet à Heinich d’induire que l’événement représente à lui seul le monde de l’art contemporain. Or, pour le coup, cette conclusion est absurde ; il est bien évident que le monde de l’art contemporain ne peut se résumer au processus d’élection qu’elle invoque pour nous y introduire. Le « monde de l’art contemporain », si « monde » il y a (et non plutôt des mondes) se passerait très bien, pour vivre, du Prix Marcel Duchamp ; la première raison est évidente : ce ne sont pas les collectionneurs qui le produisent cet art. Qu’ils y spéculent et fassent monter les enchères, qu’ils soient à l’origine de plusieurs surcotes extravagantes (cela arrive), ne change rien à ce constat simple ; l’art contemporain est fait par les artistes, et non par les collectionneurs. Il y a un autre problème dans ce que nous donne à penser Heinich. Qu’est-ce qui fait qu’un discours, considéré de l’intérieur — Le monde de l’art contemporain — ne puisse être perçu que du point de vue de la banalité ou de l’excellence ? L’art contemporain, comme tous les domaines spécifiques, connaît un type de langage, un type historique, une approche critique, des procédures de transmission, qui lui sont propres. Il en va de même pour tous les “mondes” où s’excercent des disciplines typiques ; la cuisine, les mathématiques, la mode, la finance, la biologie, etc. À partir de là, puisqu’il s’agit d’un langage spécifique, vu d’une manière générale, il est assez contradictoire de le considérer comme « banal ». D’un point de vue plus large, d’ailleurs, aucun langage n’est banal. Mais Heinich doit bien savoir qu’il n’y a pas qu’une seule manière de parler de l’art contemporain, bien plutôt, il en existe une infinité, à commencer par la manière dont les artistes en parlent eux-mêmes, et plutôt que de juger du métadiscours (ce que l’on dit sur les artistes, tels les « spécialistes » pour défendre leurs poulains au jour décrit par Heinich) il vaut toujours mieux s’adresser aux artistes, pour voir comment ils parlent de leur art. Mais, et c’est remarquable, dès le début, Heinich parle du métadiscours, et non pas du discours des artistes.
Ceci dit, on se demande déjà comment, ne pouvant comprendre un langage spécifique, on pourrait se permettre de trouver ledit langage « ridicule », mais Heinich nous y autorise. Mieux, elle ajoute que l’incompréhension (légitime), que nous pourrions éprouver constitue une « rupture » radicale avec le discours de l’art tel qu’il peut être pensé en tant qu’Historique, et brise une continuité durant laquelle l’art était accessible au public. Nous n’en sommes ici qu’au Prologue, à la page 15, mais un certain décor, dirions-nous, est déjà planté. Avant d’en venir à cette « rupture » déclarée par Heinich, accordons-nous le temps de réfléchir au fait que nous pourrions, en tant qu’extérieurs à un langage spécifique, et n’y connaissant rien, trouver ledit langage « ridicule ». Il n’y a que deux possibilités pour trouver un langage ridicule : soit on est un parfait abruti ; soit on est initié et on est capable d’évaluer la valeur d’un discours, du propos, et alors, effectivement, nous pouvons le juger ridicule, fat, suffisant, cuistre, etc. Imaginons qu’une personne inculte et bornée assiste à la séance décrite par Heinich. Il y a fort à parier qu’elle ne restera pas tout du long, et qu’elle s’en ira, en maugréant et en se gaussant de l’inanité de ce qu’elle aura entendu. D’un autre côté, un initié au domaine, une personne cultivée et sensée, pourra hausser les épaules ou agrandir ses yeux si le langage lui paraît tout à coup totalement superfétatoire et sophistique. D’une manière générale, pour trouver un langage « ridicule », il faut, en quelque sorte, déjà être “initié” à ce langage ; et il en va de même de tous les langages spécifiques. Par exemple, on trouve des “philosophes” qui écrivent beaucoup pour ne pas dire grand-chose ; c’est ce qui a fait fameusement écrire à Kant, citant l’Abbé Terrasson, que “si l’on estime la longueur d’un livre non d’après le nombre de pages, mais d’après le temps nécessaire à le comprendre, on peut dire de beaucoup de livres qu’ils seraient beaucoup plus courts s’ils n’étaient pas si courts.” On connaît bien sûr aussi de ces auteurs qui usent d’un langage délibérément abscons parce qu’ils s’estiment eux-mêmes comme des sortes de Pythie de la vérité révélée… Et il existe, bien entendu, dans le domaine de l’art contemporain, des critiques, oui, qui parsèment leur discours de concepts philosophiques qui n’ont aucun rapport avec le contexte de l’oeuvre, et il en est d’autres qui usent d’une rhétorique qui consiste à tourner autour de l’objet de telle manière qu’à la fin on se dit que ce discours pourrait s’appliquer à une autre oeuvre ; et enfin il en est qui s’écoutent écrire. Mais ces travers sont trouvables dans tous les Faits Sociaux (pour reprendre Durkheim), et ils ne disqualifient d’aucune manière l’existence d’une pratique telle que l’art contemporain.
Revenons quelques instants sur la « rupture » dont parle Heinich. Une séance de défenses de candidats pour le Prix Marcel Duchamp suffit à Heinich pour déclarer, au dire de ce qu’elle entend, qu’il y a là une « rupture radicale avec le discours de l’art tel qu’il peut être pensé en tant qu’Historique, et brise une continuité durant laquelle l’art était accessible au public. » Heinich n’y va pas par quatre chemins : 1) le discours sur l’art contemporain constitue une rupture historique, 2) il fut un temps où l’art était accessible au public. « Quand ça ? », a-t-on envie de lui demander… Où se trouve l’époque durant laquelle l’art était accessible au public ? Qu’il y ait des époques où l’art est devenu accessible au public, certes, mais la concomitance entre l’art produit et sa réception immédiate par le public ressortit bien souvent à une fiction. La peinture de Vermeer n’était en son temps appréciée que par les grands peintres qui la connaissaient, et par les amateurs, qui lui passaient commande. Pour prendre un autre exemple, la musique de Jean Sébastien Bach ne fut que peu connue en Allemagne durant son propre temps et oubliée dès son décès ; et il a fallu attendre le XIXe pour la (re)-découvrir… Et c’est durant ce même XIXe siècle, plus précisément en avril-mai 1874, que l’on se presse dans le pavillon Nadar pour voir la première exposition de ceux que l’on va appeler les Impressionnistes. Et si l’on si presse en grand nombre, que l’on est prêt à payer 1 Franc (une certaine somme, à l’époque), ce n’est pas parce que le public comprend l’art, et qu’il vient, éclairé qu’il est, admirer les tableaux. Non. Le public, principalement, paye 1 Franc pour se payer une bonne tranche de rire. Les gens viennent là parce que, ne comprenant rien à la peinture, ils en rient, pensant à une bonne farce qui vaut la peine de son dû.
En 15 pages, on se dit déjà que la compréhension de l’art contemporain qu’Heinich nous restitue est engagée d’une manière bien biaisée.
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