Peindre. Jusqu’au bout. Comme on l’a déjà lu ailleurs : la peinture pourrait continuer, tant en bas, en haut, à droite qu’à gauche. Une auto-poïétique organique. Sauf que ce concept est un peu uchronique, mais n’est-ce pas tout de même cette idée de progression, ad infinitum, de progression auto-réplicante ? Des bandes, des bandes, des bandes. Impossible de n’en voir qu’une seule, tout se chevauche. Bon, peut-être qu’“en vrai”, dans le monde réel, c’est possible. Mais peut-être pas. Et tout à coup, je me dis que c’est peut-être pour cette raison qu’en 2011 Gerhard Richter produira ses ‘Stripes’, des impressions numériques très semblables à celles peintes par Noland, sauf que Richter aura multiplié les bandes, justement, à un certain point d’indiscernabilité ; i.e, l’effet recherché dès Noland, c’est la superposition optique, et donc le dynamisme, mais cela n’en fait pas de l’art cinétique, qui lui, ne peut être qu’anecdotique. Ici, l’œil n’est pas introduit à une réalité changeante suivant le mouvement du corps, pas besoin même de le bouger ; seul les yeux suffisent. Produire le mouvement de la peinture sans bouger le corps… Il ne s’agit pas d’une performance, du type “de quoi je suis capable, t’as-vu ?”, mais de l’histoire → de la peinture → qui continue → quoi peindre ? comment représenter la couleur et la contextualiser ? “Représenter la couleur”. Noland représente. Une peinture De re. Une pure peinture De re, qui ne dit qu’elle-même, sans tomber dans l’inane, le décor, le futile.
Ici, Noland, grand expérimentateur, a contrario des “chevrons” ou “cercles”, ne laisse pas voir la main, cependant qu’il aura bien peint à la main. Noland cherche une relation autre. On ne voit pas le pinceau chez Ingres, ni ici chez Noland. Quel rapport ? On connaît l’anecdote narrée par Rosalind Krauss avec Michael Fried, dans les années 1960. Dans une salle devant une peinture de Frank Stella, quelqu’un dit : « Qu’est-ce qu’il y a de bon à ça ? ». Fried répond au jeune homme :« Durant plusieurs jours, Stella est allé au Metropolitan, et y a regardé pendant des heures les peintures de Velàsquez. Plus que tout, Stella aimerait peindre comme l’espagnol du XVIIe siècle. Il sait, toutefois, que ce n’est plus possible pour lui de peindre comme ça. En fait, ce n’est possible pour personne de peindre comme ça, parce que la peinture n’est plus comme cela. Stella veut vraiment être Velàsquez, alors il peint des bandes [‘stripes’]. » Bien sûr, ce qu’aura dit ici Fried ici s’applique aussi exactement à Noland. C’est une citation très émouvante. Elle dit bien de quoi il retourne, pour un artiste vivant et créant en plein début de l’ère “contemporaine” de l’art anciennement “moderne”. Ne pas pouvoir peindre comme Velàsquez tandis qu’on en crève d’envie, qu’est-ce qui l’empêche ? Le temps, le ridicule. Le temps, au sens d’époque. Le ridicule au sens où si quelqu’un écrivait de la musique contemporaine ressemblant étonnamment à Mozart, ce serait ridicule (ça existe, il y en a plein les films, ça s’appelle le néo-classique, et c’est affreux, sans compter l’oxymore : comment une musique composée “comme” avant l’École de Vienne pourrait-elle être nouvelle ?) Donc, peindre comme Velàsquez ? Non ; alors ? Ne pas peindre, ou peindre autrement. J’ai transposé la citation de Fried sur Noland. Mais je ne crois pas cela pose problème. Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer la peinture en tant que telle, d’une manière « non-descriptive », comme il le dit : «… c’était une manière très abstraite de poser de la couleur. C’est probablement la plus éloignée de toute association avec une imagerie externe. Les lignes ne sont pas descriptives. Je cherchais des manières d’obtenir une qualité verticale. Et si vous rétrécissez des bandes horizontales au-delà un certain point, de façon amusante elles deviennent davantage descriptives. » Voyez, quand Noland parle de lignes non-descriptives, c’est ce que j’appelle la peinture De re. Ailleurs, Noland dit ceci : « Les bouts ou côtés des peintures horizontales autant que les hauts et bas sont en accord avec la longueur et la largeur du groupe de couleurs d’une manière réussie. Le seuil entre la symétrie dépictée [‘depicted’] et la symétrie actuelle de l’objet laisse de la place pour l’illusion et l’expression. C’est vrai de toute peinture — entre le sujet des peintures de nature (nature morte, paysage, portrait, etc.) et la forme peinte. Après tout, le sujet n’est jamais le contenu ultime d’une œuvre d’art. Le contenu artistique l’outrepasse. Cézanne en est le maître suprême.»
Nous avons vu que Stella avait pour maître Velàsquez, et, en cherchant, nous avons trouvé, en toute sérendipité, que Noland en avait eu un : Cézanne ! Je trouve cela assez extraordinaire, et je pense que l’on devrait davantage propager ce genre de connexions, pour bien rappeler que l’art, cela n’a jamais été n’importe quoi. Il n’y a pas d’ ‘anything goes’ en art.
PS: On peut poser la question : Pourquoi Richter reprend, 44 ans plus tard, l’exacte même motif que Noland ? C’est assez curieux. Et ce d’autant plus qu’il ne s’agira pas de peinture, mais de tirage numérique. Réponse sur le site Internet de la Fondation Vuitton (championne de l’optimisation fiscale par ailleurs) : « Conçue en 2011, la série des ‘Strip’ témoigne de l’intérêt de Gerhard Richter pour les nouvelles technologies. Celles-ci redéfinissent la notion de concept pictural et les conditions de sa réalisation, notamment par la modélisation informatique de combinatoires de couleurs. Cette série de 72 tirages numériques est élaborée à partir d’un scan de Abstract Painting (724-4), une peinture de 1990 présentant différentes couches de pigments appliquées au racloir. À l’aide d’un logiciel, ce scan est divisé dans sa verticalité en 2 bandes, puis en 4, 8, 16, 32… jusqu’à obtenir 8190 bandes qui s’affinent au cours du processus. Explorant depuis ses débuts les paramètres de la photographie et son incidence sur sa pratique picturale, Gerhard Richter poursuit sa réflexion sur la résistance de l’art de peindre aux nouveaux médias.» (source ici). Pour le moment, je ne fais que signaler cette information, je ne la traite pas, la laissant à son état. Mais je dirai tout de même qu’il n’y a aucun rapport entre les ‘stripes’ de Noland et celles de Richter ; les premières sont un vrai travail de peintre, les dernières ressortissent à l’illustration et aux limites des recherches entre travail de la main — Richter est un peintre —, et compatibilité machinique).
Léon Mychkine