Nur die Malerei / Seule la peinture

Beaucoup, probablement, des artistes le savent, le savent, mais plus que cela, le vivent. Il faut, chaque matin, trouver un aiguillon à la vie, plus qu’à la simple existence qui, en soi, n’a un intérêt que prosaïque, répétitive qu’elle est. Cet aiguillon, c’est la soif de création, toujours à sec, au lever. En toute simplicité, pas l’art total wagnérien, mais juste créer, une touche, un motif, une ombre, quelque chose ! Il en va de même de la plupart, probablement, des écrivains. Il faut — absolument —, trouver quelque chose, chaque jour, pour survivre, une phrase, deux, dix. Chercher une image, autant mentale que physique, mais, dans ce cas précis, physique. Il faut chercher, et trouver, si rien ne s’est présenté avant — continuer un texte commencé, mais encore faut-il en avoir envie, et sinon changer de coquillage à traîner dans le sillon           

Il était avant tout un philosophe, mais pas un de ces philosophes productifs qui trouvent des nouvelles lois et qui construisent de nouveaux systèmes. Il se moquait de leurs systèmes, des coquilles d’escargot dans lesquelles ils se traînent sur le champ illimité de la pensée, s’imaginant volontiers que le champ est dans la coquille de l’escargot ! (Niels Lyhne

et donc chercher une image, et alors regarder, et chercher, regarder et chercher encore, à travers les siècles, depuis que l’on commence à peindre d’une manière intéressante, depuis longtemps, des âges… Et puis trouver !  

Edgar Degas, “Le Ballet dans ‘Robert le Diable’”, 1871, huile sur toile, 66 x 54,3 cm, The Met, New York

On pourrait dire Ce n’est pas grand-chose. Un ballet, des musiciens, trois-quatre spectateurs. Et puis ? Et puis l’ordre et le chaos. Qu’est-ce à dire ? L’ordre, il est représenté par les hommes, tantôt musicien, tantôt spectateur, chacun sa place, et son agir, en bon ordre, on suit les notes. Mais sur scène, on danse, de manière, pardon !, endiablée, et donc dans le désordre. La scène peinte par Degas montre l’acte II de l’opéra “Robert le Diable” (Meyerbeer), durant lequel Bertram somme les nonnes de sortir de leur tombe, mais juste pour une heure. On lit dans une notice que la personne aux jumelles n’est pas attentif à ce qui se passe sur la scène, mais il est attentif à autre chose, et ce quelque chose, Degas nous l’indique, par la négative, c’est le dehors du tableau. Mais surtout, ce que Degas nous montre là, et ce sera le cas dans deux autres tableaux du même genre (orchestre et ballet), c’est la césure entre musiciens et danseuses, comme entre deux mondes, que l’on pourrait décrire comme la différence entre la discipline et le flou, l’ordre vs le chaos de la danse échévelée des nonnes ressuscitées. Mais il n’y pas que cela, et il y aura un point de convergence, un mitan mentalement homothétique. En attendant, le chaos s’exprime non seulement dans la danse sans réglage, mais aussi dans la texture des figures, c’est-à-dire au niveau du peint. Un exemple ?  

Avouez que la texture, la manière de peindre, est bien différente en regard de celle des hommes. Degas peint n’importe comment le vêtement, et le visage est bien sommaire. Mais est-ce condamnable, dans la mesure où on nous dépeint des mortes-vivantes…

Celle-ci est encore plus fuligineuse :

C’est, sans jeu de mots, proprement fantômatique (puisque Degas prend au sérieux le livret). Comment dépicter des mortes qui dansent ? En les effaçant, déjà, en les revêtant de suaires. En les faisant s’agiter en tout sens. C’est un bon début. À côté, les hommes sont bien en chair, assez bien formés, bien habillés. Il faut revenir sur ce détail ↑ , qui est ahurissant (2. xves. « troubler jusqu’à faire perdre la tête » (Mémor. des grands gest. et faicts en la prov. de Lorhaine ds Gdf. Compl. : Et fust li duc Raoul moult amoureusement aheuris de la dicte dame). Dér. de hure*; préf. a-*, dés. -ir.) On n’y comprendrait rien, mais nous sommes en 2024, alors nous sommes habitués ; mais qu’en pensait-on en 1871 ? Rappelons que le tableau de Monet, “Impression, soleil levant”, date de 1872, et qu’il sera la risée du bon peuple qui, paraît-il, est toujours avide et curieux de comprendre l’art de son époque… Aussi, ces nonnes, la manière dont Degas les dépicte, est proprement inouï. Et notons que c’est parce que le premier plan est réaliste que l’on se retient de scinder en deux la compréhension du tableau, et pourtant, c’est bien ce à quoi nous invite le peintre, soit à la division de l’unité du temps et de l’espace, entre partie inférieure et partie supérieure, unité du temps et de l’espace du tableau que, dans la tradition, on respecte, et unité donc, que Degas rompt. Désunion de l’unité, comme s’il y avait deux mondes dans le même plan. (Mais il y a deux mondes.) Cependant, quelque chose réunit ces deux mondes ; c’est l’atmosphère qui baigne l’entier tableau. Pour preuve, le personnage à la paire de jumelles, Degas nous le montre de profil, mais pourquoi ? Pas tant finalement pour nous indiquer le dehors du tableau que pour s’attarder sur son étrange carnation : 

Un épiderme vert-de-gris, tacheté de rouge… Une bien bizarre et inquiétante complexion. Mais, puisque deux autres visages arborent un chromatisme semblable, faut-il alors en imputer l’éclairage ? Cela semble improbable, car par exemple les deux autres tableaux (1870 et 1872-74) avec orchestre et ballet de Degas ne rejouent pas ce même chromatisme. Nous devons donc cette atmosphère tonale au contexte diabolique.   

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 Soutenez la critique d’art indépendante, via PayPal 

 

 GalerieMychkine.com!