Odilon Redon est célébré dans le Museum of Fine Art, Gifu City, Japon, mais leur site Internet est totalement fermé à la vision de la moindre image. Bref. Nous allons faire sans.

Nous avons toujours aimé Odilon, si discret et si mystérieux. Nous sommes, gagé-je, peu habitués aux paysages (rares) chez lui. Celui-ci est étonnant (enfin, Odilon est souvent étonnant). On pourrait croire à une sorte de corps échoué, pas loin de l’anthropomorphisme. Mais il s’agit d’un rocher, un rocher rose.
J’aime la nature dans ses formes ; je l’aime dans le plus petit brin d’herbe, l’humble fleur, l’arbre, les terrains et les roches, jusqu’aux majestueuses cimes des monts. Toutes choses pour leur caractère en soi, plus que des ensembles. Je tressaille profondément au mystère qui se dégage des solitudes. (Odilon Redon, À soi-même : journal, 1867-1915 : notes sur la vie, l’art et les artistes, Paris, H. Floury, éditeur, 1922.)
Sommes-nous (encore) habitués à caractériser des lieux de « solitudes »? On dirait plus aisément « lieu solitaire » que « solitude » tout uniment, n’est-ce pas ? Il est pourant bon de caractériser ainsi certains lieux, car alors nous sommes voisins, proches, justement dans nos solitudes, que nous partageons, au sens physique du terme. Et pour revenir encore à la citation, qui, encore, regarde un brin d’herbe ? Moi, Odilon. Mais je ne dois pas être le seul, dans ces solitudes. Ce rocher rose doit certainement exprimer cela, pour Odilon, une solitude, voire, d’ailleurs, quatre solitudes mises en plan : plage, rocher, mer, ciel. Mais il y a cependant une solitude au premier plan ; c’est le rocher rose. Il est très seul, ce rocher. Mais, comme dirait A.N. Whitehead, il connaît la « patience », la patience des objets (de ceux qu’il appelait les « objet éternels » (telle la couleur, par exemple)1. Concernant la pierre, il disait que c’est elle qui a réussi la survie la plus longue, ce qui se défend. Bref, que de décennies perdues, plus d’un siècle !, sans jamais avoir assez lu et donc tiré profit de sa pensée pour notre survie et celle des systèmes organiques et inorganiques, mais c’est encore une autre histoire. Revenons. Approchons.
Bon !, là, nous quittons le domaine du réalisme pour le domaine du peint. Enfin, voyez, cette surface de roche façon patchwork [“patch”, late 14c., pacche, of obscure origin, perhaps a variant of pece, pieche, from Old North French pieche (“piece”), or from an unrecorded Old English word (Old English had claðflyhte for “a patch”)]. Je suppose donc qu’une telle disposition hétérogène de teintes (hues) sur une roche n’existe pas. Existe, en revanche, la touche. Et là, comme on dit maintenant, Odilon s’est fait plaisir ! Une touche = une nuance de roche. Et Redon sait très bien ce qu’il fait, ce n’est pas un travail de « sagouin » (comme dirait Vincent Corpet).
À un moment, dans cet instant de la touche, le rocher devient tableau. Cela pourrait paraître un sophisme, mais par exemple prenez Ingres. Quand il peint un portrait, quasi hyperréaliste, il ne peint pas un tableau, il dépeint une personne ; c’est la différence entre peindre et peindre, écrivons le ainsi : peindrer , pour “peindre ressemblant”, peindred, pour “peindre dépictant”.
Sans le pouvoir mystique du bouddha, l’établissement de l’esprit, l’entraînement, la bodhi et le nirvana de tous les bouddhas ne pourraient jamais avoir lieu. Que l’océan actuel illimité des mondes du Dharma soit constant et immuable, c’est entièrement le pouvoir mystique de buddha. Ce n’est pas seulement qu’un cheveu avale le vaste océan : un cheveu maintient et retient le vaste océan, un cheveu manifeste le vaste océan, un cheveu vomit le vaste océan et un cheveu utilise le vaste océan. Si un seul cheveu engloutit et vomit tout le monde du Dharma, n’étudiez pas cela — si tout le monde du Dharma est comme cela, alors il est impossible que tout le monde du Dharma existe. Une graine de pavot contenant Sumeru2 et d’autres choses semblables sont également comme cela. Une graine de pavot vomit Sumeru ; et une graine de pavot manifeste le monde du Dharma, l’océan de stockage illimité. Lorsqu’un cheveu vomit le vaste océan et qu’une graine de pavot vomit le vaste océan, ils vomissent en un seul instant d’esprit et ils vomissent pendant dix mille kalpas. Étant donné que les cheveux et les graines de pavot vomissent dix mille kalpas3 et un seul instant d’esprit, de quoi les cheveux et les graines de pavot sont-ils issus ? Ils sont engendrés uniquement par le pouvoir mystique. (Maître Dōgen, Shobogenzo. Book 2).
Notes.
1. “The light that never was, on sea or land” (Percy Bysshe Shelley, La lumière qui n’a jamais existé, sur mer ou sur terre.) La littérature du XIXe siècle, en particulier la littérature poétique anglaise, témoigne de la discordance entre les intuitions esthétiques de l’homme et le mécanisme de la science. Shelley nous présente de manière vivante l’insaisissabilité des objets éternels des sens qui hantent le changement qui infecte les organismes sous-jacents. Wordsworth est le poète de la nature comme champ de permanences durables portant en elles-mêmes un message d’une signification immense. (Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, 1925).
2. Le mont Meru. Dans l’ancienne cosmologie indienne, la montagne qui se trouve au centre du monde. Le nom sanskrit Sumeru a été traduit en chinois par « Merveilleusement haut », « Merveilleusement lumineux » ou « Calme et lumineux ». Les explications concernant le mont Sumeru diffèrent légèrement d’une écriture bouddhiste à l’autre. (Nishiren Buddhism Library)
3. Un kalpa est plus long que le temps nécessaire pour user un cube de roche de quarante ri (un ri étant environ 450 mètres) de chaque côté, en le brossant avec un morceau de tissu une fois tous les cent ans. (Nishiren Buddhism Library)