Georges Seurat, “Troncs d’arbres se reflétant dans l’eau (Hommage à Stéphane Mallarmé)”

Seurat, plus d’un siècle plus tard, reste toujours une sorte d’avant-gardiste absolument imbattable. Enfin !, considérez cet extraordinaire dessin :        

Georges Seurat, “Troncs d’arbres se reflétant dans l’eau (Hommage à Stéphane Mallarmé)”, 1883-1884, crayon Conté sur papier, 22,7 x 31 cm, Guggenheim Bilbao 

C’est peut-être Seurat qui a inventé l’art abstrait, durant l’année 1883. Enfin !, le titre, vous l’avez lu, et, franchement, les voyez-vous, ces troncs d’arbres se reflétant dans l’eau ? Vu la correspondance haut/bas et la forme horizontale au tiers-bas, nous sommes conduits à penser effectivement à des troncs et à leur reflet. Mais c’est un résultat involontaire de l’esprit (rappel : notre cerveau est phylogénétiquement habitué à abstractiser, pour des questions ontologiques liées à l’Évolution, et j’y reviendrai l’un de ces jours). Vous vous dites :« Tout de même, on reconnaît bien là des arbres.» Je veux bien, mais alors, il faut expliquer cet effrittement et ces ajourés :  

Vous vous direz peut-être que ces “blancs” laissés sont, à la structure du papier, dûs — la pointe Conté heurtant et sautant le grain… Oui, mais si Seurat n’avait voulu laisser des “blancs”, il l’eût fait. Mais non. De fait, les troncs  sont ajourés, ce qui n’existe pas, des troncs ajourés, comme dirait Desnos. Voyez ? C’est ici que cesse le réalisme, tant du titre que du dessin. Certes, le sous-titre est “Hommage à Stéphane Mallarmé”, le poète qui a tant milité — « Ce me va hormis l’y taire » — pour la « suggestion » en poésie. Alors certes Seurat suggère, des troncs suggère, une rive suggère, de l’eau suggère et ses reflets ; mais on n’est pas obligé d’y croire (“make-believe”, à ce sujet, ici). C’est ce qui est beau avec la suggestion, qui est le contraire de l’« universel reportage » (Mallarmé) qui met, lui, tout à nu, sans suggestion, mais toujours dans l’obscénité (obscenitas « indécence »). Bref. Revenons. Des troncs façons poignée de Mikado, cela n’existe pas, ou alors ils sont tous morts. Mais quand bien même, chacun a vu un arbre mort, debout, résistant dans la mort. Il est (bien souvent) totalement dénué d’écorce, donc plutôt blanc crème, mais, et pour ma part, jamais vu d’effiloché à la Seurat. Mais il y a voir, et faire. Ce que fait Seurat, dans le voir, n’est pas ce que nous verrions. Il voit, et il fait ; entre les deux, s’insère la performance, i.e., bousculer le réel. Je supputerais la chose suivante : Sans légende, en 1884, ce dessin est incompréhensible. Mais, sans légende, le serait-il de nos jours ? Ce n’est pas certain. Je suppose qu’une personne habituée à l’art moderne et contemporain pourrait avoir une idée ; probablement. Cependant, en cette jeune année 2025, ça reste, comment dire ?, extraordinaire. Je me demande, non, je ne me demande pas ce qui pousse Seurat si près de l’abstraction pure. Et tout cela, c’est parce que Seurat, dans un certain nombre de dessins (je ne sais pas combien) “va” vers le noir, comme s’il était tenté par le monochrome mais que ce n’était pas encore l’époque… (L’Album Primo-Avrilesque — Alphonse Allais —, paraîtra en 1897). “Allant” ver(s) le noir, par exemple, on peut signaler ce dessin : 

Georges Seurat , “Peupliers”, 1883-84, crayon Conté sur papier vergé, 24.3 × 31 cm, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Là encore, la légende pourrait bien être tout autre, on se demande ce que cela pourrait bien changer. Réponse : Rien. Reconnaissons, tout de même, que “Peupliers” est moins fort que “Troncs d’arbres se reflétant dans l’eau”, mais pas moins audacieux. “Moins fort” dans le sens chromatique, et pas “moins audacieux” dans le sens formel, voyez donc ce plan rapproché sur les peupliers : 

On distingue trois peupliers dans ce gros plan. Pas facile. L’audace, voyez-vous, c’est cette quasi indistinction entre le fond et la forme, dans le sens littéral, c’est-à-dire entre l’éther (pour parler vieilles science ou poésie) et matériau — l’arbre ; les arbres. On nous dit qu’il s’agit d’une esquisse. Mais il y a déjà longtemps que le débat a été tranché ; le statut d’esquisse fait œuvre. À regarder ces noircis de Seurat, je me dis : aller vers le silence. C’est peut-être ça.

 

Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains.

Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, Perrin et Cie,