Elena Carafa, par Hilaire-Germain-Edgar Degas

 

Hilaire-Germain-Edgar Degas, “Portrait d’Elena Carafa”, circa 1875, huile sur toile, 70.1 × 55 cm, The National Gallery, Londres. Notice : Elena Carafa était la cousine germaine de Degas. Sa mère, Stefanina, la duchesse Montejasi-Cicerale, était la plus jeune sœur du père de Degas. Comme de nombreux membres de la famille de Degas, ils vivaient à Naples, où Degas lui-même est retourné pendant l’hiver 1873-1874, lorsqu’il y a accompagné son père mourant. Il se rendit à nouveau à Naples en 1875 pour les funérailles d’un oncle. Ce portrait a été réalisé soit lors de l’une de ces visites — le deuil explique peut-être la robe noire d’Elena —, soit lorsqu’Elena se trouvait à Paris. Degas avait déjà peint Elena avec sa jeune sœur, Camilla, vers 1865-8. Dans ce portrait, elle nous regarde également directement. À l’origine, Degas avait prévu de montrer Elena tournée vers la droite, avec un regard plus pensif. Dans le tableau achevé, il a tourné son visage et le haut de son corps vers la gauche, de sorte qu’elle nous regarde directement. 

On ne sait pas où se trouve Elena. À Naples ou à Paris ? En deuil ou non ? Pour nous, peu importe. Ce que l’on peut supposer, c’est que le modèle est en train de lire, ce n’est donc pas encore une modèle. Mais la voici figée par le peintre, et donc, peut-être cette petite moue qui semble indiquer qu’elle prend son mal en patience… Il y a un drôle d’effet percolant  dans ce tableau, on pourrait presque dire un effet fragmentaire. Prenez pour exemple ce court châle posé sur le buste. Degas n’en a cure de donner le moindre relief à ce dernier. Il applique presque parfois comme négligeammant des touches de pinceau, voire, ça peut même couler…     

On lit (Druick & Zeghers, voir Refs) pourtant qu’il était adepte du réalisme en peinture, voire même du réalisme scientifique. Mais, et là par exemple, qui y a-t-il ici de réaliste ? Le visage ?, qui semble prendre un peu de profondeur, puisqu’à moitié tourné de trois-quart. Et du coup, dans ce visage, on détecte, indubitablement, de la psychologie — i.e., de l’ennui. L’ennui, cet affect qui caractérise si bien ce dernier tiers du XIXe siècle. Mais Druick et Zeghers nous indiquent que, chez Degas, dans ces années, « l’usage du mot réalisme est interchangeable avec celui de naturalisme mais que c’était typique de la période.» Mais alors, il faut y insister, et, à cette fin, nous pouvons comparer p.ex. avec ce visage peint par Monet, en 1874 :

Claude Monet, “Femme assise sur un banc”, huile sur toile, 73.7 x 55.9, The National Gallery, Londres 

Quelles différences ! On comprend pourquoi dans ces années Degas ne voulait pas être assimilé à un peintre impressionniste, car on voit bien, par exemple ici chez Monet, que ce visage n’est pas du tout réaliste (et pour cause !). Notez, est-ce un détail ?, que les deux tableaux connaissent quasiment les mêmes dimensions, 70.1 x 55 cm pour Degas, et 73.7 x 55.9 pour Monet. Encore une fois, deux visages dépictés tout à fait différemment. Le visage, ici chez Degas, est davantage représenté, tandis qu’il est dépicté (sur ce mot p.ex. ici) chez Monet. Autrement dit, le visage degasien serait plus proche d’une photographie (que Degas pratiquait) que ne le serait celui de Monet qui, du coup, bascule dans une sorte d’imagerie naïve (regardez un peu ces yeux… plus proche du manga que de la “tradition”, comme souvent chez Monet).  

Percolants effets du fragmentaire

Ce que j’aime beaucoup ici, c’est la surprise. Voyez un peu : La moindre matière est individualisée, comme si elle était autonome tandis, qu’en même temps, “faisant” ensemble. Et ça tient. Et c’est tout de même un des grands mystères : faire “tenir” l’hétérogène, et, je dirais, l’hétérodoxe. Examinons une autre partie : 

Les mains (un peu grossières mais peu de peintres s’en sortent avec les mains !) reposent sur le livre laissé ouvert, au dernier endroit lu. Mais ce foisonnement noir… Des manchons de fourrure ? Probablement. J’ai des amis peintres que ce genre de détail, comme moi, rend fou, ou, disons, fait tanguer la raison : 

Là, ce n’est plus un manchon ; c’est un petit continent. Il s’agit aussi bien là de l’indice d’une extraordinaire liberté. J’ai dit : « petit continent ». C’est pour cela que nous perdons momentanément la raison, parce que nous sommes perdus dans cette vastitude pourtant circonscrite, paradoxe de la topologie du peint devenue mentale. Et ce que j’écris là est certainement incompréhensible pour beaucoup, mais, si vous ne saisissez pas, allez donc sur le site de la National Gallery, zoomez, et faites un pause, et regardez, scrutez. Peut-être alors vous vacillerez, comme lancé sur un vaisseau dans des interstices sans nom. Pourquoi vaciller face à quelques coups de pinceau ? Parce que cela ressortit à une sorte de magie, la magie de la représentation, qui, tout à coup, s’échappe dans une sorte d’informe, mais, toujours, tenu, ou bien à peine. Encore une petite dose ?

Oui, ces stries de couleur crème-vert-rouge grenat, c’est bien l’accoudoir. Là encore, ça ne parle pas à la raison, mais à la “fonction” purement artistique, comme chez Rembrandt, où on en trouverait facilement des exemples, car c’est certainement Rembrandt le premier qui a transformé la topologie telle qu’évoquée ici. Là encore, allez voir, et zoomez. Bon, sinon, cet accoudoir, que nous dit-il ? Eh bien, je dirais (redondance) qu’il est furieux, cet accoudoir. Mais a-t-on déjà vu un accoudoir furieux ? Oui, ici. Disons qu’il s’agit d’un accoudoir impossible, et pourtant il existe, tel dans le monde hiéroglyphique (l’éternelle bouée de secours), vanté par notre cher Charles. Mais encore ? Je reviens à cette idée fragmentaire. J’ai vraiment l’impression (pardon Hilaire !) que ce tableau a été composé comme par fragments. Tout est vraiment comme assemblé par… identités — textiles, chair, cheveux, rideaux, porte, mur… C’est très étrange. Mais peut-être suis-je le sujet d’une sorte d’épiphanie de la peinture qui, tout à coup, me dévoile son artifice, à savoir la fiction du “tout”, la fiction ensembliste. Alors, et si tout tableau n’avait jamais été qu’un assemblage de fragments, par tempéraments, par humeur, par moments et kaïros ?

Mais oui, la peinture, enfin, tout l’appareil artistique — de l’écrit au cinéma, du tableau à la sculpture —, est le domaine du “faire-croire”, “make-believe”, comme l’écrit le philosophe Kendall L. Walton (1993, voir Refs). La “fiction”, en tant qu’artefact humain, écrit-il, « est interchangeable avec la “représentation”», et, ce que « les représentations ont en commun est un rôle de faire-croire [make-believe].» Dans un passage assez fameux, il parle du portrait d’Elena Grimaldi, de Van Dyck :

« Représenter quelque chose c’est générer des vérités fictionnelles à son sujet. La Marchesa Grimaldi de Van Dyck est une image de la marchesa. Mais ce n’est pas une image de ces pieds, bien qu’elle [i.e. l’image] les représente ; rendant fictionnel qu’elle se tienne dessus, car ils sont rendus obscurcis par sa longue robe, et ainsi de suite.»

Mais alors, Watson manque de remarquer, il me semble, qu’il faut donc ici distinguer deux niveaux de fictionalisation. Le premier tient en la représentation elle-même — toute représentation est une fiction, la Marquise Elena, “en vrai” (comme disent les enfants), ne ressemble pas au tableau de Van Dyck… —, et le second, c’est qu’a priori, puisque c’est une fiction, il n’y a pas de raison à ne pas accepter rationnellement que la Marquise soit dotée de pieds, même si nous ne les voyons pas. À ce moment, Watson pourrait tout autant se demander s’il y a un corps sous la robe, puisque, à dire vrai, nous ne voyons que son visage et ses mains. Mais si nous accordons que la présence des pieds “invisibles” nous demande une fictionalisation, alors il s’agit bien d’un second état de fictionalisation, puisque toute représentation est une fiction première. Il s’agit donc d’une sur-fictionnalisation. 

Sir Anthony van Dyck, “Marchesa Elena Grimaldi Cattaneo”, 1623, oil on canvas, Widener Collection, National Gallery of Art, Washington DC

Dans le cas de l’accoudoir degasien, la fiction perd pied (sans jeu de mots) dans les embrouillamini de la peinture elle-même, qui prend en main les rênes pour, littéralement, nous faire perdre toute trace rationnelle, comme le faisaient les Indiens d’Amérique du Nord, avec chevaux au galop et branchages trainés au sol (vous souvenez-vous ?), c’est une image, n’est-ce pas ?, encore une, mais pas tant que cela, car la question est, peu ou prou, la même : Que s’est-il passé ? Je n’en sais rien. 

PS. tanguer serait empr. au frison tüngel « se balancer en avant et en arrière, pendre »

Refs/ Douglas W. Druick, Peter Zegers, “Scientific Realism: 1873-1881”, In J.S. Sutherland Boggs, Degas, The Metropolitan Museum of New York, National Gallery of Canada, 1988 /// Kendall L. Walton, Mimesis as Make-believeOn the Foundations of Representational Arts, Harvard University Press, Revised ed. 1993 

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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