Série “Invitations” : Anne Malherbe, fenêtre sur cour chez Vilhelm Hammershøi

Le spectre d’Ida   

Il existe une huile sur toile de Vilhelm Hammershøi, datée de 1899, “Intérieur de cour (Strandgade 30)”. On y voit en effet la cour intérieure d’un immeuble ancien. Le lieu (à Copenhague) est célèbre pour avoir été le sujet de maints tableaux d’Hammershøi, qui y vécut avec sa femme à partir de 1898. L’immeuble et sa cour existent toujours.  

Vilhelm Hammershøi, “Intérieur de cour, Strandgade 30”, 1899, huile sur toile, 65,7 x 47,3 cm, Toledo Museum of art (USA)

La peinture présente en réalité seulement l’un des coins de la cour, cadré de façon rapprochée. Le point de vue est celui de quelqu’un qui se trouverait au premier étage de l’immeuble, dans l’aile non visible sur le tableau (on sait qu’il s’agit de l’aile Est), et qui regarderait en biais, vers l’angle qui sépare les ailes Ouest et Nord. L’étage est entièrement occupé de fenêtres à petits carreaux, serrées les unes contre les autres. On ne sait pas ce qu’il y a au-dessus des fenêtres ; en revanche, ce qui se trouve au-dessous, au rez-de-chaussée, est partiellement inclus dans la composition, à savoir, de gauche à droite, d’autres fenêtres, suivies par un escalier qui semble s’enfoncer dans les profondeurs de l’immeuble ; et, sur le mur perpendiculaire, la moitié d’une porte cochère.

Les premières fois où j’observai cette œuvre, je me laissai fasciner par son économie extrême. Il n’y a rien d’autre, en effet, que ces deux murs formant un angle, avec leurs fenêtres alignées. On ne voit pas le ciel, non plus ce qui se passe dans la rue (la porte cochère est close). Quant aux couleurs, c’est un quasi-camaïeu de gris et de beige. Cette représentation est captivante car il n’y a à proprement parler rien à voir. Aucune scène, aucun détail pittoresque, ni objet racontant une histoire en creux, à la manière de certaines toiles hollandaises du XVIIe siècle1, auxquelles on compare souvent les œuvres d’Hammershøi. Ou… si, en fait, il y a pourtant bien quelque chose : une fenêtre ouverte. Au premier étage, elle s’appuie contre l’angle du mur, à gauche. C’est justement vers cette fenêtre que se tend le regard du peintre (ou du spectateur). L’œil s’y porte, non seulement parce qu’elle est à l’extrémité de sa ligne de mire, mais parce qu’elle est la seule à être touchée par un rayon de soleil. Un pâle rayon qui semble avoir élu cette fenêtre pour la distinguer de ses jumelles : elle paraît plus claire, littéralement illuminée, presque transfigurée.  

Ce rayon de lumière ne nous éclaire pourtant pas beaucoup sur ce qui se passe de l’autre côté de la fenêtre. Car il n’y a rien, justement, de l’autre côté, non plus que de l’autre côté d’aucune des fenêtres. Si j’ai bien compris ce que l’on écrit à ce sujet, les fenêtres ne donneraient pas sur l’appartement, mais sur une galerie qui sépare l’appartement du mur extérieur. Quoi qu’il en soit, il en résulte une apparence de vide spectral. 

Au début, donc, j’en étais là de mes réflexions, happée par l’impression d’être enfermée dans une boîte dont l’ambiance fantomatique émane à la fois du cadrage et des fenêtres. Tout laisse à penser en effet que la succession des fenêtres se poursuit de part et d’autre des deux murs, voire se clôt sur elle-même. Vide, la boîte entoure le vide de la cour. Alberti parlait de la peinture comme d’une « fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » (De la Peinture). Ici, les fenêtres miroitent, sans pour autant nous conduire vers quelque spectacle, et enserrent le spectateur dans leur alignement. Échappant à ma sidération, j’ai voulu voir à quoi ressemblaient les lieux réels. Il existe en effet au moins deux photographies prises à l’époque où le couple d’Hammershøi y habitait. Je me suis ainsi aperçue que, si le cadrage aménagé par le peintre laisse à penser que la totalité de la cour est percée de fenêtres, en fait, il n’en est rien. Les fenêtres ne sont étroitement proches que, précisément, dans l’angle qu’il a choisi. On repère aussi un filet de lumière qui traverse les deux vantaux du portail et que le peintre a soigneusement évité en ne représentant ce portail qu’à moitié. En ne sélectionnant qu’une certaine portion de cours, il nous emprisonne dans une boîte prétendument close.

Or il se trouve qu’il a réalisé deux autres peintures, datées de 1905, présentant le même morceau de cour que dans le tableau de 1899.

Vilhelm Hammershøi, “Intérieur de cour (Strandgade 30)”, 1905, huile sur toile, 75 x 63 cm, collection privée

Dans ces deux versions, le point de vue nous place face à la fameuse fenêtre ouverte, à laquelle, cette fois, se penche Ida. Ces deux représentations sont très similaires. En revanche, par rapport à la composition de 1899, on ne voit rien du rez-de-chaussée, si bien que l’on se demande par quoi Ida est attirée. Son expression n’est pas perceptible non plus. Il est donc intéressant de constater que le peintre a placé Ida à la fenêtre qui se trouve à l’angle du mur Ouest, c’est-à-dire au centre de la boîte vitrée et a couvert sa chevelure d’une coiffe blanche, de façon qu’elle soit le réceptacle privilégié de la lumière. J’aurais bien voulu que ces deux tableaux avec Ida aient été réalisés avant celui de 1899. Il y aurait eu une logique chronologique : Ida s’en serait allée, laissant la fenêtre ouverte. Mais ce n’est pas le cas et il faut bien faire avec ce qui est. Alors revenons à l’œuvre initiale. 

J’ai dit plus haut que l’on ne voit rien du monde extérieur. Mais c’est faux. Car les vitres nous en parlent un peu, de ce monde. En haut et à droite de la composition, se reflètent le haut d’un toit et un bout de ciel par-dessus. Une différence essentielle entre la version sans Ida et les deux autres est qu’en accordant plus de place au mur Nord (qui, on l’apprend en regardant les photos des lieux, se situe face à la partie la plus large de la cour, donc celle par laquelle la lumière peut s’engouffrer), le peintre permet l’existence de ces reflets. On distingue aussi l’ombre de certains carreaux qui se dessine sur les murs de la galerie du second étage. Ainsi, par rapport aux autres versions plus intéressées par la tête éclairée d’Ida, cette version, au contraire, disperse l’attention en la faisant se porter sur des miroitements. Elle nous présente ainsi les surfaces vitrées comme l’interface entre le monde extérieur, qu’on devine à peine, et le monde intérieur, dont on ne perçoit que des ombres. Les vitres absorbent les mondes extérieur et intérieur, et n’en délivrent que des bribes. Elles mettent en scène un monde clos et fantomatique [,] qui est le véritable sujet de l’œuvre.

Zoomons encore davantage sur la fenêtre ouverte, celle dont Ida semble s’être éloignée. Et là, que discerne-t-on ? Une tache blanche sur la vitre, donc quelque chose comme une partie de la coiffe blanche d’Ida. Rien ne prouve que ce soit vraiment cela. C’est tellement infime, c’est même invisible si l’on ne scrute pas de très près l’œuvre. Mais qu’est-ce que cette tache pourrait être d’autre qu’un morceau de la coiffe d’Ida suspendu dans l’obscurité de la galerie ? Est-ce un reflet d’Ida ? Ou bien est-ce Ida perçue à travers la vitre ? Ce n’est en tout cas qu’un fragment d’Ida, son spectre, une rémanence, l’image rétinienne d’Ida que le rayon de lumière aurait fixée, comme l’aurait fait une photographie. 

Vilhelm et Ida Hammershøi, Strandgade 30, 1907, photographie prise par H.I. Sørensen.

Nul doute que, sans les deux versions de 1905, le tableau de 1899 aurait été moins lisible. Mais on sait, quand on considère l’œuvre d’Hammershøi dans son ensemble, qu’Ida est toujours là, même lorsqu’elle s’est physiquement absentée de la composition. On sait qu’elle est le fantôme de la boîte vitrée dont, au fil des compositions qui ont pour décor le Strandgade 30, l’artiste représente l’un ou l’autre côté. Ici il l’a fait disparaître : simple tache blanche, elle a été saisie par l’inframince du monde qu’il dépeint, dans la membrane des surfaces de verre.

Une personne, un jour, m’a dit que la fascination éprouvée pour quelque chose ou quelqu’un était comme un brouillard qu’il était de notre devoir de dissiper, afin de découvrir ce que l’on cache à soi-même. Ainsi, tout au fond du tableau, ai-je découvert un spectre. 

Note :  1. Telles “Les Pantoufles”, de Samuel van Hoogstraten, 1658. 

Anne Malherbe

 

Addendum. La Série “Invitations” est faite pour, justement, inviter critique d’art, artiste, commissaire d’exposition, whoever, qui aurait un texte en réserve, et qui souhaiterait, pourquoi pas, le voir en ligne. Pour toute idée (qui peut être autre), proposition, merci d’écrire à : mychkine@orange.fr