Aperçus Hantaï (via Jean Chrysostome et Enguerrand Quarton)

Simon Hantaï, Peinture, 1959, huile sur toile 217 x 153 cm, Archives Simon Hantaï (un site Internet magnifique !)

On distingue une structure centrale, qui ne se prolonge pas tout du long, mais l’impulsion est bien là, exactement comme une colonne vertébrale. Je gage qu’elle est faite a posteriori. La voyez-vous ? Dois-je vous l’indiquer ? J’ai envie de vous dire : Regardez donc. Inspirez-vous des ondes, des traces, de ce qui ne sont pas encore des plis mais qui y ressemblent. À mon avis, Hantaï n’est devenu un peintre intéressant qu’à partir de 1958. Mais en 19 ans de pratique de la peinture (à partir de la “période hongroise” 1940), c’est tout de même assez rapide, quoique classique. C’est puissant, mais ce n’est pas très beau… Il n’est pas incongru de convoquer l’épithète, car c’est bien vers la beauté que se dirigera inexorablement Hantaï. Et cela fait encore penser à Pollock, dont les premiers bons tableaux ne sont pas “beaux” non plus. Mais c’est en 1960 que surgit l’invention d’Hantaï. Il s’agit bien d’une invention. Mais de quelle invention s’agit-il ? Du pli. Le très beau site Internet “Archives Simon Hantaï” (dont malheureusement la définition des images disparaît dès le premier effet loupe), nous apprend que c’est à partir des séries “Mariales et Manteaux de la Vierge” (1960-64) et nous indique :        

1960 constitue un tournant majeur avec une systématisation de l’utilisation de la méthode du pliage dans la série des Mariales et des Manteaux de la Vierge. Selon Simon Hantaï, « la toile est froissée de manière régulière et seules les zones pliées restées en surface sont peintes ». La série des Mariales proprement dite comprend 27 oeuvres, réparties en quatre groupes, identifiés par une lettre (A, B, C, D) et un numéro d’ordre.

Quel peintre aurait l’idée — en apparence tout à fait incongrue voire profanatoire —, de plier sa toile avant de peindre ? (et il y aura aussi l’intervention des nœuds dans la série des “Tabulas”, 1973). En quelque sorte, la toile “décide” de sa participation à la touche, ce qui n’était jamais son rôle. Mais la toile pliée “décide” alors aussi de ses bords, des “continents” (à ce sujet, ici), ce qui n’était pas non plus son rôle. Mais alors, si la toile pliée décide de ces éléments fondamentaux, que décide Hantaï ? Évidemment, il décide de plier la toile, et, surtout, il décide de la couleur.

Simon Hantaï, “Mariale m.a.3”, 1960, peinture, huile sur toile, 293,6 x 209,5 cm, Centre Pompidou, Paris

De fait, que produit Hantaï avec ses plis ? Il produit ce que produit aussi Pollock à partir de ses bonnes années, à savoir de la circulation. Ce que l’on remarque aussi, c’est qu’il n’y pas de centre. Allons voir de plus près :

Simon Hantaï, “Mariale m.a.3”, 1960 [Détail]

Ce qui reste très intriguant, dans le processus d’Hantaï, c’est qu’il ne peut connaître le résultat à l’avance, j’entends, eu égard au motif. Le terme « motif » est

tiré de l’anc. adj. motif « qui donne le mouvement, moteur » (1314, Chirurgie Henri de Mondeville), empr. au b. lat. motivus « relatif au mouvement, mobile » (iii-ives.), dér. du supin motum de movere « mouvoir », également att. en lat. médiév. comme subst. neutre motivum « motif, raison » (xiiies. ds Nierm.) (Source CNRTL)

Le « motif », en tant que « sujet de peinture » (Delacroix, Journal), serait un emprunt sémantique à l’allemand motiv, terme généralisé dans les arts (CNRTL).

L’impression que j’ai, c’est qu’à date (illustration ci-dessus), Hantaï piège la peinture, en même temps qu’il l’a fait circuler

Simon Hantaï, “Mariale m.a.3”, 1960 [Détail]

Sont-ce les plis qui font circuler le bleu et le noir, ou est-ce le blanc du pli qui interrompt la circulation ? Ou bien les deux ensemble ? Dans le cas de “Mariale m.a.3”, il semble qu’à vrai dire ce sont les “plis dépliés” qui circulent davantage que le bleu, qui, de fait, est piégé, comme autant de dizaines de zones captives. De fait, le blanc, très souvent rehaussé de noir, connecte l’ensemble, tandis que le bleu est déconnecté. Cela ne veut pas dire que les séries de 1960 sont semblables, je ne généralise donc pas ce propos.

Simon Hantaï, Étude, 1969, huile sur toile, 314 x 1400 cm, Centre Pompidou, Paris

On ne peut pas vraiment se faire une idée, vu la grandeur de la toile, aussi faut-il tenter de se rappeler une exposition, jadis, par exemple, soit la “Donation Simon Hantaï”, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1997. J’ai dû voir ce genre d’Études, assis longtemps dans une salle où montaient haut les toiles, et j’avais “découvert” ce nom, “Enguerrand Quarton”, nom qui m’avait suffisamment intrigué pour que je le notasse dans mon carnet, et dans mon ignorance d’alors, comme il y avait devant le nom la préposition « a » (“A Enguerrand Quarton – Meun”, 1968-1973), j’ai cru qu’il s’agissait d’un lieu où Hantaï avait réalisé son tableau. Et sinon, mis à part cette anecdote, quoi d’autre ? À regarder (on fait avec ce que l’on a), on peut penser aux papiers découpés, de Matisse. Mais c’est beaucoup mieux. Disons, c’est plus intéressant. Je ne sais pas si Hantaï y a pensé (je lirai, espéré-je, quelque chose là-dessus, peut-être). C’est bien mieux  même, parce que Hantaï fait émerger le motif (motiv) dé-plié, on pourrait dire aussi dé-pincé, car Hantaï, ne pliait pas seulement la toile, il l’a pinçait aussi. Le dé-pincement libère la peinture ou, plutôt, le non-peint ; et peint et non-peint se répondent alors, communiquent, et “narrent” quelque chose : la navigation. J’ai lu, il y a très longtemps, chez Derrida, que, d’après Saint Jean Chrysostome (Ἰωάννης ὁ Χρυσόστομος, 344-407, l’un des Pères de l’Église), l’écriture est une seconde navigation. J’ai toujours trouvé cette phrase extraordinaire, m’étant par ailleurs demandé quelle était la première ? Évidemment, Derrida ne citait pas la source. En cherchant ce matin, je tombe sur ceci, soit un extrait de la Troisième homélie de Chrysostome  :  

L’Écriture ressemble à une fontaine qui répand ses eaux sans jamais s’épuiser… 

Durant cette recherche, je lis que Chrysostome déclare aussi que le jeûne est une navigation :

Nous voici enfin au terme de la sainte Quarantaine, nous avons achevé la navigation du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous touchons au port. Trentième Homélie)

Je reprends. Matisse faisait ce qu’il voulait, mais découper une forme et la coller sur un support, ce n’est plus de la peinture, de la même manière que les “Minutiae” de Rauschenberg n’en sont plus non plus, et on pourrait trouver d’autres exemples. En écrivant « n’est plus de…», je ne tends pas à ostraciser (l’ostracisme est, historiquement, un bannissement) les papiers découpés et les “Minutiae”, je dis que c’est autre chose, autre chose que l’on peut dénommer comme on l’entendra.

Pour ma part, je dis que la peinture consiste uniquement en ceci qu’il s’agit d’une matière étendue (bien souvent de la peinture à l’huile, acrylique, gouache, tempera, etc., bien que, pour l’amie Amsellem, seule la peinture digne d’appellation en tant que telle est faite d’huile, ce qu’elle prouve par ailleurs par sa technique, mais je n’irai pas jusque là), donc, de la peinture sur un support, sans rien de rajouté. Le tableau, d’après ma conception, commence et finit , et c’est déjà beaucoup (combien de siècles ?). Le moindre élément tiers (support + matière = 2) transforme le sujet en “art-plastique”. Cela ne me pose aucun problème, mais je pense qu’il n’est pas toujours inutile de retrouver des définitions simples et claires ; cela évite de multiplier les entités à l’infini, ce qui ne sert qu’à brouiller les champs perceptifs, ce qui ne sert en rien la pensée.

Mais voici Engerrand !

Enguerrand Quarton, 1411–1466, “Pietà de Villeneuve-lès-Avignon”, or et tempera sur panneau, 163 x 218,5 cm, Musée du Louvre, Paris 

J’ai mentionné et inclus l’image ici, en rapport avec Balthus… Le lecteur curieux verra pourquoi. Maintenant, quel est le rapport entre le tableau d’Engerrand et celui d’Hantaï, je n’en sais rien :

Hantaï, Simon, “A Enguerrand Quarton. Meun”, 1968-1973, acrylique,  Musée d’Art Moderne, Paris 

J’ai beau chercher, en tournant l’image en différents sens, mais si on la bascule à gauche, et depuis une interprétation hippotractée, on verra une sorte de forme vide là où se trouve le Christ mort… Mais je ne parierais pas un kopeck sur ce cheval.