Rions un peu avec les nuages colossaux du Corrège, et Dada-Ich !

Dans son Traité du Nuage, Damisch cite Burckhardt (Der Cicerone, 1855), qu’il par là-même nous donne en version allemande et nous traduit en français (c’est heureux !) :      

La désignation de l’espace, des supports et de l’assiette, et de même les gradations, les nuances de la peinture, sont exprimées par des nuages, que Corrège traite comme des corps résistants, en forme de pelote, et d’un volume déterminé.   

Il y a 464 occurrences du mot « nuage » (sans index rerum) dans le Traité éponyme, mais cette citation de Burckhardt dit tout. Cependant que Damisch ne remarque même pas ce qu’il cite, à savoir que Le Corrège (Antonio Allegri da Correggio, dit Il Correggio, en français le Corrège), comme le pointe Burckhardt, traite les nuages comme des corps résistants, en forme de pelote. Or un nuage, plaît-il, n’est pas un corps résistant, c’est de la vapeur d’eau. Passant outre, mais, de toutes façons, avec toutes les références et citations damischiennes, il y a de quoi perdre la tête, à commencer par la sienne, il écrit donc : 

Les corps mêlés aux nuées échappent aux lois de la pesanteur et tout à la fois aux principes de la perspective linéaire, en même temps qu’ils se prêtent aux positions, aux raccourcis, aux déformations, aux césures, aux rapprochements et aux coq-à-l’âne les plus arbitraires. 

Justement non. On ne sait pas ce qui prend un auteur de partir dans le décor en oubliant son sujet. Car je suppose que Damisch s’est rendu à la Cupola di San Giovanni Evangelista (Parme) ; alors comment n’a-t-il pas remarqué que si les corps « échappent » à la pensanteur, les nuages ont l’air (no pun intented), comme l’a notifié Burckhardt, de « corps résistants », ce que n’est pas un nuage, qui peut tout autant vous traverser (brouillard) qu’inversement (altitude) ? Il y a, à regarder corps et nuages dans la coupole, semble-t-il un chiasme ; les corps — certes surhumains, ou divinisés —, paraissent plus légers que les nuages qui semblent n’avoir de cesse de perdre leur équilibre, ce pourquoi les putti sont à l’œuvre pour les soutenir et empêcher de choir : 

Il Correggio, Cupola di San Giovanni Evangelista, [Détail], juillet 1520/janvier 1524, fresque, Parme, Italie

Regardez ce putto qui soutient littéralement sur son sa tête et ses bras potelés, un nuage, tel un petit Atlas. Corps résistants, nous dit Burckhardt. Oui, car sinon, le putto serait traversé par le nuage, puisqu’il est, supposera-t-on, plus dense que le nuage. Alors la question est : Quelle est la nature du nuage dans la fresque du Corrège ? En sus, leur chromatisme est assez étrange ; cirrhotique. Que contiennent-ils ? Quelle est leur densité ?

Et notez l’importance des putti, car en leur absence, c’est le drame :  

Il Correggio, Cupola di San Giovanni Evangelista, [Détail], juillet 1520/janvier 1524, fresque, Parme, Italie

Rendez-vous compte : Saint Jean est obligé de, littéralement, prendre sur lui, c’est-à-dire de soutenir lui-même la nuée, ce qui ne laisse d’inquiéter son double ou attribut (l’un des quatre Tétramorphes) : l’aigle, qui semble bien effrayé. Comment cela va-t-il finir ? 

Où l’on voit l’importance des putti. Et où l’on constate aussi que certains putti sont très grands, comme de jeunes garçons…

Ils sont bien gras, ces jeunes garçons, mais forts musclés aussi ; c’est qu’il en faut de la force pour soutenir nuages et personnages ! Je ne sais pas du tout pourquoi on assite à une telle débauche de putti et d’enfants nus dans la coupole, au service structurant des nuages et des personnes déifiées… Souvent, il me semble, dans la tradition, putti et anges participent du rayonnement divin, ils font cortège ; or là, ils “font corrège”, ils sont dans l’effort, ils travaillent, maintiennent l’architecture des nuées, car, on le voit à l’image, les nuages de la Coupole de San Giovani peints par Le Corrège ont tendance à choir, comme s’ils étaient soumis à la gravitation, comme tout corps grave (Galilée). Or, posons la question : le nuage est-il soumis à la gravitation ? Bien sûr, mais il est très léger, et donc il flotte, et, quand il est gorgé d’humidité, il s’allège en faisant pleuvoir ; c’est dire si le nuage est subtil !