C’est trop tard pour l’art écologique, bienvenue dans l’AⱯ (voir plus bas). Il fallait y penser, et surtout agir, avant.
Rappel : Fin du XVIIIe en Angleterre, Révolution Industrielle, 1769 : Watt et sa machine à vapeur : 1784 : dépose un brevet pour une locomitive à vapeur.
Les effets de la Révolution se font vite sentir chez les personnes les plus fragiles, et c’est déjà le philosophe John Locke, asthmatique qui, dès 1679, part vivre à la campagne en raison des fumées issues des poêles de la ville qui empestent l’air… Roger Woolhouse, biographe de Locke nous dit que
malgré son optimisme de l’hiver précédent, la santé de Locke n’était pas, dira-t-on plus tard, « si bien établie qu’après son retour, il était encore moins capable qu’auparavant de rester longtemps à Londres sans se retirer […] pour récupérer le préjudice que sa santé avait subi à cause de la fumée de cette grande quantité de charbon de mer qui est brûlée dans cette grande ville ». (Dans les guillemets Woolhouse cite une lettre écrite par un proche du philosophe.)
Aujourd’hui, tous les biotopes, au peu à peu de l’inexorable grignotage de la pureté des ressources terrestres, se sont détériorés, subissant une aggravation de leur état homéostasiques qui, en fin de compte, aboutit à la désintégration complète du “Système-Terre”, qui aura mis des milliards et des millions d’années pour se construire, s’élaborer, s’“inventer” ; Système-Terre qui, d’une manière extraordinairement rapide, se sera vu détruire en grande partie en à peine quatre siècles, du fait de l’expansion invasive et destructrice du labeur industriel. Quel tour de force ! Au sens littéral, c’est à dire d’après son promoteur Ernst Haeckel, l’écologie étudie
les conditions d’existence des êtres vivants et les interactions de toutes natures qui existent entres ces êtres vivants et leur milieu.
En cette année 2024, tous les milieux terrestres ont été soit endommagés, soit en voie de disparition, soit détruits et mis dans un état d’irréversibilité complète. Au stade où nous en sommes, on ne “prévient” plus, on tente de sauver ce qui peut l’être, tout en n’ayant aucune idée de qui peut l’être, ni comment nous allons nous y prendre, car toutes les spéculations sur Comment nous préparer à une augmentation des températures à 4°C d’ici 2100 relèvent de toutes manières de la plus pure spéculation. Ce qui est fort probable, c’est que tout sera bien pire que ce que nous pouvons imaginer, et, pour le coup, l’imagination est bien défaillante et désarmée, car, je le rappelle :
LA RÉALITÉ DÉPASSE TOUJOURS LA FICTION
On nous a récemment vanté ce phénomène que la France avait baissé ses émissions de CO2 . Et alors ? Les couches atmosphériques et stratosphériques au dessus du pays agissent-elle toujours comme des barrières hermétiques comme en son temps elles l’avaient vaillamment fait contre le “Nuage de Tchernobyl” ? Rien que de poser la question soulève l’absurdité grotesque de ladite information, et du message impliqué. Non, la pollution ne connaît pas de frontière, pas plus que la météorologie, c’est l’évidence. De fait, rares sont les artistes qui regardent les choses en face, ceux qui sont passés du côté obscur, notre réalité, à savoir de l’Anthropocène. On peut penser à Edward Burtynsky (qui a aussi, il faut le reconnaître, le sens des affaires), Chris Jordan, Julian Charrière, Anaïs Tondeur (qui ne se revendiquerait sûrement pas de ce “côté”, c’est moi qui l’inclus…), parmi d’autres, que j’oublie, ou bien que je ne connais pas. L’art anthropocène ne fait pas rêver, mais réfléchir, ce qui est tout de même une mission assez consubstantielle de l’art. Il y a, et il y aura, une infinité de manières de produire de l’art anthropocène, car c’est un art en devenir, un art très jeune, bien plus prometteur (dit sans ironie) que l’art virtuel ou issu de l’I.A, qui eux, n’ont rien compris à ce qui se passe… L’Art Ɐnthropocène (AⱯ) lui, se confronte à quelque chose d’absolument inédit, que n’a jamais connue aucune époque antécédente : sous nos yeux, sous nos sens, sous nos appareils, sous nos détecteurs, sous les investigations scientifiques, la
Destruction en direct du Système-Terre
événement cosmologique de Première Grandeur dont les conséquences, de toutes manières, sont incalculables (les scenarios ne peuvent être rationnels tout le long de la prospective, comparativement à ce que l’on appelle les réactions en chaîne, qui sont en train de se démultiplier à une vitesse déjà prodigieuse).
Bref, j’ai “découvert” le travail de Rana Ghosn & El Hadj Jazairy, qui, d’après moi, rentre dans la catégorie de l’AⱯ. Il s’agit de deux projets, en cours ; “After oil” et “Strait of Hormuz Grand Chessboard”. Dit brièvement (après écoute audio ici), le premier tente de cartographier les gigantesques ressources mobilisées par les sociétés industrielles, ressources pour partie invisibles, car, par définition, elles sont souterraines. Le second projet tient compte de ces mêmes exploitations eu égard à l’augmentation du niveau des mers. Voici une illustration pour le premier projet :

On l’a compris, l’œuvre nous parle de l’industrie pétrolifère, dont je traduis le titre : “Après le pétrole, le crude”, sachant que le “crude” est le nom officiel de ce que l’on appelle le ”pétrole brut”. À première vue, on pourrait presque croire à un dessin d’architecte, ce qui serait d’ailleurs excellement pensé, car Rania Ghosn et El Hadi Jazairy sont, de fait, architectes. Mais, on le constate, ils ne sont pas que “cela” ; ils tendent de mordre dans le territoire artistique. On supposera que rien, ici, n’est fait main, mais produit depuis la machine, mais cela nous importe peu, enfin, on peut tout de même, et ce n’est pas anodin, remarquer la beauté dans le rendu, sophistiqué, élégant. Dans leurs images, ce qui compte aussi, c’est le message, dirait McLuhan, dont nous profitons de l’occasion pour rappeler la formule (fameuse) : «Le medium est le message.» Cependant, ce que n’a pas envisagé, si je ne me trompe, McLuhan, dans son ouvrage si pertinent et visionnaire, Understanding Media. The extensions of man (1964), c’est ce que j’appellerais la “fluctuation” du sens du message, à savoir que la nature du message peut changer dans le temps. Voir une image évoquant les forages, des couches géologiques, des dates qui ont trait à l’histoire de la formation terrestre et, en regard, d’autres qui évoquent l’industrie pétrolifère avec les super-tanker, plus normativement des ULCC (Ultra Large Crude Carrier), ne produit pas le même effet cognitif, disons, en 1964, en 1980, qu’en 2024. En 1980, on pense à l’industrie, à la réussite commerciale, aux échanges internationaux, à la voiture, toute puissante et symbole encore de liberté, à la richesse des nations développées. En 2024, on pense à la pollution, aux gaz d’échappement, à la décomposition des pneus en fines particules que nous aspirons tout aussi goulument que le bon air ; au fléau qu’est l’huile de roche pour la nature et le vivant, tout en conduisant éventuellement sa voiture ou à bord de l’avion. La “vision” est totalement différente. C’est cela, la fluctuation du message ; et bien entendu, on pourrait trouver d’autres exemples de fluctuation cognitive à partir de tel ou tel autre “message”, pensons par exemple à la publicité pour Banania (1950), devenue insupportable au fil du temps, ou encore à cette affiche pour Dubonnet (1930), qui disait : “L’appétit vient en buvant du Dubonnet”, autant de messages absolument intenables aujourd’hui, et j’en passe, bien évidemment. L’image ci-dessus de nos deux artistes tentent de nous faire réagir cognitivement, avec le dessin, et les data — géologiques et commerciales —, qui renforcent mon propos — ou est-ce l’inverse ? —, à savoir que le temps géologique n’est pas du tout fixé sur la même échelle que la temporalité humaine. Le plus ancien spécimen humain, l’Homme de Toumaï, est daté de sept millions d’années. Maintenant, qu’est-ce que sept millions d’années face à 4,6 milliards d’années ? Comme l’écrivait (à peu près) Stephen Jay Gould, prenez comme référence la pointe de votre nez pour indiquer le commencement de la création de la Terre, tendez le bras, passez un coup de lime à ongle sur votre index pointé ; vous venez d’effacer toute l’histoire de l’humanité. On est peu de choses !

Si l’on décrypte bien, tout ce qui est noir (alentour la “main waterway”, voie d’eau principale), c’est du pétrole. Si ce dessin évoque donc la montée des eaux (on se croirait chez Noé), alors effectivement, que se passe-t-il si de l’eau de mer infiltre les sites d’extraction ? En bon français : la catastrophe. Notez le titre, “Après le Pétrole (Grand Échiquier Détroit d’Hormuz)”. La partie se joue bien à deux : les exploitants (des décideurs aux manœuvres) contre les gisement, et donc contre la géologie, donc contre le Système-Terre. Jusque là, et malgré les explosions de raffineries, les marées noires, etc., tout continue de vrombrir de plaisir consumériste, on roule autant le week-end qu’en semaine, on se goinffre d’avion, de croisière aux Féroé, bref, c’est encore le bonheur. Mais jusqu’à quand ? La partie d’échec est engagée entre les Hominina et la Terre, mais c’est la sous-tribu qui va perdre, c’est certain. La seule question pendante, c’est : À quel moment les concernés (beaucoup ne le sont pas, soit par ignorance, soit par je-m’en-foutisme, soit parce qu’ils n’y peuvent rien, ce qui est la majorité) vont-ils comprendre qu’ils ont perdu ? Ce n’est pas du tout une question facile, car l’être humain est très porté au déni, ou tout autant capable de ne pas se sentir concerné tant que cela ne le touche pas, lui. C’est ainsi que je comprends ce jeu de mots (“…Grand Chessboard”, et bien entendu le dessin ! Notons qu’il y a une autre manière d’entendre la formule, voir ici) avec les échecs ; c’est l’humanité qui va être mise en échec dans sa tentative toujours crue inéluctablement triomphale dans sa mise au pas du Système-Terre, ultime vanité qui commence de lui revenir sous forme d’événements tragiquement réels, que nous préférons, pour le moment, ranger dans la catégorie des infos, business as usual : une information tragique en chassant une autre, nous sommes rodés ; jusqu’à quand ?