Voir un tableau, est-ce voir une “image” ? La différence entre “picture” et “image”

Dans son Towards a Philosophy of Photography (Reaktion Book, 2000, originellement écrit en allemand, 1983), Vilém Flusser écrit : “The significance of images is on the surface.” La signification des images est à la surface. Je crois que nous avons là un bon point de départ. Une image, c’est ce qui n’existe qu’en surface, et rien qu’en cela. Ainsi, si par exemple je dis, face à un tableau d’Ingres, « ce tableau est une image de Madame Duvaucey », je commets une erreur catégorielle, car un tableau n’est pas une image, dans le sens où il n’existe pas seulement qu’en surface (bien entendu, un tableau photographié se dédouble en image, mais uniquement dans la transduction du medium). Et même si l’on prend un tableau d’Ad Reinhardt, qui peignait avec très peu de pigment, et sans aucun ajout, ni fixateur, ni vernis bien sûr, il ne s’agit toujours pas d’une image. Ainsi, à partir des années 1950, un tableau de Reinhardt peut être détruit depuis un simple effleurement maladroit ; ce qui, paraît-il, est arrivé à l’un de ses tableaux, au Centre Pompidou, maintenant défiguré, et attendant, dans les réserves, on ne sait quelle résurrection… Bref, redisons-le, même une ‘Black Painting’ de Reinhardt                      

Ad Reinhardt, “Abstract Painting”, 1956, oil on canvas, 203.2 cm × 177.8 cm, Pace Gallery

ne consiste pas en une image, donc en une surface, pour la raison évidente qu’une peinture nécessite un apport de matériau, ce qui n’est bien entendu pas le cas d’une photographie. De fait, c’est l’évidence, un tableau est nécessairement tridimensionnel, tandis qu’une photographie ne peut être, en sa nature, que bidimensionnelle. Par conséquent, et redisons-le, quand on dit qu’un tableau est une image, on commet une erreur catégorielle. Maintenant, en regardant un tableau, peut se “traduire”, dans l’esprit (‘mind’), une image mentale, est qui consiste encore en une autre sorte d’image que celle offerte par une photographie. Ainsi, on peut dire : « j’ai une image en tête », mais on ne dit pas : « j’ai un tableau en tête », ou alors on dit « je pense à un tableau ». Si on dit : « je pense à une image », on a déjà l’image  mentale à l’esprit, on n’a pas à la chercher, tandis que “penser à un tableau” signifie nécessairement sa “reconstruction” mentale. Et justement, voici encore une différence entre « image » et « tableau » ; une image paraît nécessairement complète dans l’esprit ; on ne dira pas « j’ai l’image incomplète de la maison de mon enfance », cela ne ferait guère sens ; sitôt évoquée, on “voit” cette maison, elle est, comme on dit, gravée dans la mémoire. Tandis que l’on peut parfaitement avoir gardé en mémoire l’image d’un tableau, mais cette image sera certainement incomplète (faites-en donc l’expérience). Mémoire, imagination, imaginaire, semblent susciter eux-mêmes des images sans que nous ayons besoin d’y réfléchir. Si je vous dis : « pensez à Marilyn Monroe », vous n’avez nulle besoin de “penser” à quoi ressemble Marilyn Monroe, vous avez forcément “en réserve” une image de l’actrice, voire plusieurs. Maintenant, est-ce que “figurer” une image dans l’esprit revient à l’avoir pensée “juste” avant ? Ce n’est pas certain, il semble, encore une fois, que la “mémoire” visuelle s’actualise “toute seule”, dès qu’elle est sollicitée, mais c’est une question extrêmement difficile, et je ne suis spécialiste ni du lobe occipital ni du cortex préfrontal.     

En Une. Ad Reinhardt, “Abstract Painting, Red” [Détail], 1952, oil on canvas, 9′ × 40 1/8″ (274.4 × 102 cm), © 2022 Estate of Ad Reinhardt/Artists Rights Society (ARS), New York, MoMa