Deux études d’Éric Provenchère, avec un propos sur l’image, entre autres. #1

NB. Dans cet article, on rencontre des “vias”. Il y en a trois. Qu’est-ce qu’une “via” ? C’est une petite digression, un bref passage excursus (mais pas sans rapport). Lecteur, tu peux les lire, ou les passer, cela ne gênera pas la compréhension du sujet. (Je te conseille de les lire, bien évidemment).       

Tout peintre narre des mots, des phrases ; une histoire. Dit autrement : La peinture a toujours été narrative. (Warning!: « peinture narrative » n’équivaut pas à « théorie sémantique de l’art », au même titre que ‘body language’ ne signifie pas « théorie sémantique du corps ».)  Tout peintre raconte une histoire, à savoir tout (bon) peintre raconte l’histoire de la peinture en tant que matériau, voire “matière vivante”. C’est bien depuis de cet “alphabet” qu’il faut partir, chaque fois que nous avons affaire à quelque chose de fondamentalement non-grammatique. Envoi !                                 

Éric Provenchère, Étude, acrylique sur papier, 2014

Faux diptyque ? Oui. Après coup, même si peint le même jour, ce n’est associé qu’ensuite. L’artiste s’amuse, à jouer (l’art est un « jeu sérieux ») avec les masses, les mouvements, comme ici : 

Éric Provenchère, id, Détail

Le rouge côté droit semble rencontrer celui du côté gauche, et, presque juste sous la jointure (fictive), le rouge s’emballe et perd de sa fraîcheur, de sa contenance ; pis, il se dilue, dans le bleu. Voyez-vous ? (« Mais oui, exclamez-vous, il nous fatigue à nous demander si nous voyons…!»). Donc, en soubassement, la mer (à droite), et à gauche la terre, et l’or.   

Mais au fait, en quoi consiste une image ?

Rappelons que, pour le peintre, ce qu’il exécute, ce à quoi il fait face, sur quoi il intervient, n’est pas une image (‘picture’), c’est une peinture (‘painting’) en train d’être réalisée. (Après, le peintre, en peignant, obtient-il une image mentale de ce qu’il peint ? reste une question à lui poser, ce que nous ne manquerons pas de faire en temps utile). Mais que se passe-t-il au moment où la peinture est regardée par autrui ? La peinture, alors, se “transforme”-t-elle en “images” pour le regardeur ?

Pouvons-nous nous aider de ce petit schéma produit par le théoricien W.J. Mitchell (1984)?:     

Mitchell nous rappelle à quoi le mot « image » (donc au pluriel dans le schéma vu les désinences) peut référer. On peut se demander si les cinq désinences (ainsi que je les nomme) ne sont pas chevauchantes, interpénétrantes, etc. Je pense qu’elles le sont. Prononcez le mot « pomme », et essayez de ne pas “voir” mentalement une pomme. Je crois que c’est impossible. Mais, regardez une image abstraite, au sens pur (i.e., non représentationnelle, non-identifiable), et tentez de convoquer une “image verbale”. C’est déjà plus compliqué, il n’y a pas de lien proprement défini. Il revient donc au regardeur d’examiner, de chercher quelque chose, quelque chose qui n’a pas de nom. Cependant, ce n’est pas obligatoire. On peut aussi penser au cas de cette maladie dégénérative, la prosoagnosie : certaines personnes, en vieillissant, perdent la capacité à reconnaître des visages connus, y compris le leur quand il se réflète dans une glace. La personne voit parfaitement, et sait bien que le visage n’est pas autre chose qu’un visage, mais il ne sait pas de qui. Je ne suis pas neurologue, mais l’indication de cette maladie tend à nous faire penser que, pour reconnaître quoi que ce soit, il faut en avoir une image cérébro-mentale. Le prosoagnosique “voit” bien le visage, physiologiquement depuis le lobe occipital (siège de la vision) mais le signal n’est pas traduit-interprété dans le néocortex (le siège principal de la conscience et du langage). Le prosoagnosique “reçoit” donc une image, mais sans identité.

Aristote, déjà (mais est-ce étonnant chez un tel génie philosophique polymathe ?) écrit :

l’âme ne pense pas sans image (de anima, 431a8). 

Nous n’allons pas régler cette histoire bimillénaire en ces pauvres lignes, tandis qu’elle continue à susciter de nombreuses théories et des carrières de chercheurs. 

À regarder cette étude (ci-avant), je dirais : on sent le métier, c’est-à-dire qu’on le sent via le traitement de la surface. 

Éric Provenchère, ibidem, Détail

Le peintre, l’artiste, n’est pas dans le langage, il est dans la peinture. Il la laisse s’exprimer, tout autant qu’il la dirige, comme on canalise un fleuve, comme on fabrique un continent ; à la main. Notez que « continent », du latin continere, ne signifie tout simplement que « tenir ensemble ». Voyez ?, une fois vérifiée cette origine, on peut dire que tout dessin, toute peinture ; est un continent. Il faut oublier tout de suite la tentation de la grandioquence que le terme pourrait recouvrir, il n’en est rien, il s’agit de tenir, de con-tenir. Mais ce n’est bien entendu pas parce que l’on applique un medium sur une surface que cela, comme par magie, tient ; il “faut” que cela tienne, il faut “faire tenir”, et donc contenir. Et ce n’est une fois que le « contenir » est obtenu que l’on peut dire : « ça tient ». Et alors je comprends mieux pourquoi, pour ma part, il s’agit d’une de mes expressions favorites, et depuis longtemps, relativement à la chose plastique : quand je juge qu’une œuvre est “réussie”, je dis  : « ça tient ». Mais je ne comprends qu’aujourd’hui comment cette “tenue” est liée au « contenir », comme l’ourlet du vêtement maintient la structure. Le métier, c’est faire tenir. D’une certaine manière, c’est “dire” sans trop dire, toujours. En ce qui concerne la peinture, le dire est dit avec la touche. Encore une fois, cela ne saurait signifier que la touche est traduisible en signes linguistiques, certes pas — mais on s’approche de la chose comme on le peut… À la limite, on regarde au hasard, on suit telle forme, tel indice pictural, et on les prend comme des personnages, des personnages muets, mais qui racontent des déplacements, des formations, des subductions, entre autres phénomènes, tandis que tout à coup se trace une route, un sentier, dans la géologie :

Éric Provenchère, Étude [Détail], acrylique sur papier, 2014

John Cage a dit que, lorsque l’on écoute pour la première fois un morceau de musique, c’est comme si nous étions dans une forêt inconnue de nous, il faut chercher à se repérer en même temps qu’on la découvre. Bien. Dans cette perspective, on établit des points de fixation, exactement comme le détail ci-dessus. C’est un point de fixation, dont on découvre, à regarder, qui en recèle d’autres — se rappeler de l’étang dans une goutte d’eau chez Leibniz pour décrire la monade, et en français s’il vous plaît ! 

Via 1 :

Gottfried Wilehlm Leibniz, La Monadologie, 1714, §67 : Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang.

 Provenchère, peinture circum-leibnizienne. (Fin Via 1). 

Mais pourquoi ressentir tout cela dans une peinture et particulièrement dans celle-ci ? Ne pourrait-on pas en dire autant de tout autre ? Eh bien non, ça ne marche pas toujours. C’est la différence entre le dire et le remplissage. Beaucoup de gens n’ont rien à dire et ils parlent. Tout autant n’ont rien à chanter et ils chantent. Ainsi que d’autres peignent et n’ont rien à peindre, cependant que les gens font ce qu’ils veulent ; ils sont libres, comme tout un chacun est “libre” d’apprécier telle ou telle chose, et de voir tel ou tel indice à tel et tel endroit. Provenchère ne peint pas pour remplir, mais pour dire. Il est très modeste, Provenchère, et je ne sais même s’il dirait qu’il a quelque chose à dire, mais je pense qu’il serait d’accord pour dire qu’il s’exprime.

Et là, puisque je sais bien qu’A.N. Whithehead, dans son livre Modes of Thought, a un chapitre consacré à l’expression, je me rafraîchis la mémoire, et je consulte sur l’Oueb, car ainsi on peut copier-coller, cette merveilleuse invention de l’ère électronique (le “copier-coller” a été inventé par Larry Tesler, de chez Xerox, débauché par Steve Jobs en 1980 et installé sur le Macintosh Lisa en 1983).

Via 2

Mais l’expression est fondée sur l’occasion finie. Elle est l’activité de la finitude qui s’imprime sur son environnement. Elle a donc son origine dans le fini ; et elle représente l’immanence du fini dans la multitude de ses semblables au-delà d’elle-même. […] En revanche, l’expression n’a rien de moyen. Elle est essentiellement individuelle. Dans la mesure où une moyenne domine, l’expression s’estompe.

But Expression is founded on the finite occasion. It is the activity of finititude impressing itself on its environment. Thus it has its origin in the finite; and it represents the immanence of the finite in the multitude of its fellows beyond itself […] Whereas, there is nothing average about expression. It is essentially individual. In so far as an average dominates, expression fades. 

Cela n’apporte peut-être rien à notre affaire (je pense que si), mais, en tout cas, de manière basale, c’est bien joliment dit. PS → Quand Whitehead mentionne ici l’occasion, il parle d’« occasion individuelle », c’est-à-dire l’actualisation d’une expérience [entendez ici “expérience” non pas au sens de l’expérience de l’ensemble d’une personne, mais d’une “micro”-expérience, comme il s’en actualisent des millions à chaque seconde dans votre cerveau, esprit, corps, et interoception…]. Qu’est-ce que la touche, pour le peintre ? C’est l’actualisation d’une occasion, ou, une occurrence. (Fin Via 2.)  

Ainsi donc, comme tous les peintres que l’on aime à étudier, Provenchère exprime la peinture ; et pas lui-même — il faut sortir de l’humain, du biographique, ce pourquoi nous sommes tellement ennuyés et embarrassés avec toutes ces histoires littérales de vie qui sont autant de banalités consternantes ou tout autant d’obscénites livrées au yeux et oreilles de tous, comme si le dévoilement de l’intimité consistait en soi en une œuvre d’art… non. Provenchère “dit” quelque chose mais c’est ce qu’il fait dire à la peinture qui est intéressant ; voyez-vous la différence ? Dit autrement, la biographie n’intéresse pas l’art. Nous étouffons sous l’humain.

Via 3 : Au chapitre 8 de son chef-d’œuvre, Ulysses (écrit de 1914 à 1921), James Joyce fait entrer son héros principal, Leopold Bloom, au restaurant, et tout est dit en quelques mots :  

His heart astir he pushed in the door of the Burton restaurant. Stink gripped his trembling breath: pungent meatjuice, slush of greens. See the animals feed.
Men, men, men.

Le cœur en branle, il poussa la porte du restaurant Burton. La puanteur saisit son souffle tremblant : jus de viande piquant, bouillie de verdure. Voir les animaux se nourrir.
Hommes, hommes, hommes.

Dans toute œuvre d’art, il me semble, tout rebondit autour et loin de l’humain (comment y échapper ?) et ne consiste pas en un déjeté d’entrailles sur la table. Bloom franchit la porte du restaurant. Et tout de suite ses sens sont assaillis, et que se dit-il ? Qu’il arrive au moment où les animaux se nourrissent, se remplissent : hommes, hommes, hommes. Cela faisait des années que je n’avais pas rouvert mon exemplaire d’Ulysses, et je ne me souvenais pas qu’il y avait autant de dialogues. Mais ces dialogues, que font-ils ? Très souvent ils rebondissent, et ressautent et se renvoient  dans la Culture, et fort loin, car l’être humain est un être de culture (qu’est-il, s’il ne l’est ?). (Fin Via 3).

Bien, rebondissons !

Éric Provenchère, Étude, acrylique sur papier, 2014

De nouveau un diptyque, post-associé. Par définition, le diptyque raconte une histoire. Il me semble, justement, que nous avons affaire ici (et ci-avant), à une histoire, une microhistoire. Les deux formes évoquent celles en introduction à cet article, c’est-à-dire un peu comme celle d’un visage, voyez-vous, plus large en haut qu’en bas ; une face. Bien sûr, un visage n’est pas un diptyque, et il est souvent très symétrique, parfois non. 

Éric Provenchère, id, Détail

Provenchère joue (ici) davantage sur les contrastes. On s’en rend compte avec le détail ci-dessus. C’est moins flagrant dans la partie haute, qui pourrait presque aussi former un diptyque horizontal. La partie haute est équilibrée, à gauche et à droite, mais ce n’est pas le cas dans la partie inférieure du diptyque horizontal. À droite, les hues sont à dia. Rien que ce détail ↑ nous indique le caractère continental de la peinture quand elle est tenue et contenue. Mais que l’on se rassure, « contenue » ne veut pas dire contrainte

Quand je regarde ces détails, je me  rends compte que tout importe. Peut-être, te dis-tu, lecteur, que, comme de nombreuses peintures abstraites (depuis des décennies), c’est peint un peu au hasard, au petit bonheur la chance. Eh bien je ne le crois pas. Pour la raison que, même abstraite pure (non représentationnelle), la peinture peut, chez le regardeur, énacter des sensations, susciter du naratif (non sémantique, on l’a compris). Quand on fait une recherche sur l’Internet, relativement à la peinture, on constate qu’il y a une pléthore, une myriade, de peintures abstraites, mais beaucoup, à les regarder, ne “disent” rien, justement parce qu’elles sont faites au hasard, dans le flux du moment ; bref, parce que beaucoup de mains ne sont que dominicales… Pour vérifier ce propos, tu t’amuseras, lecteur, à te rendre sur le site https://images.google.com/ où tu pourras entrer l’image de ton choix dans le rectangle afférent avec des résultats que tu verras apparaître à droite. Ce sera encore plus redondant en déplaçant le carré dans l’image choisie, que tu pourras aussi réduire ou agrandir à l’envi ; ce qui à chaque fois donnera du côté droit bien d’autres résultats (vertige de l’Intericonicité). Fais-en l’expérience, c’est très ludique ! 

Pour finir, un petit schéma de mon cru :

Que faire avec cela ? 

Refs. W.J.T. Mitchell, “What is an Image?”, New Literary History: A Journal of Theory and Interpretation 15, no. 3 (Spring, 1984) /// Aristote, de l’âme, Vrin, 1995 //// Aristotle, De anima, Clarendon Aristotle series, 1993 /// James Joyce, Ulysses, Penguin Modern Classics, 1986 /// Ulysse, folio Gallimard, 1972 /// Gottfried Wilehlm Leibniz, La Monadologie, sur l’Oueb ou en poche /// 

Bonus track:

Leibniz, première page manuscrite de La Monadologie