En Une. Iris Sara Schiller, Sans titre, 1995, Collection Centre national des arts plastiques, © Cnap, © Iris Sara Schiller, Faisant partie de “Rites de deuil”, Installation, 2001au Centre d’art contemporain, La Synagogue de Delme
NB. C’est en tant que candidat à la bourse Ekphrasis (ADAGP, AICA-France, Le Quotidien de l’art), que j’ai eu la chance de “découvrir” l’œuvre d’Iris Sara Schiller. Le processus est très simple : sur une liste de 10 artistes et site Internet afférent, il s’agit d’en choisir une, ou un et, sur une liste plus restreinte, et sur note d’intention, l’artiste choisit à son tour le ou la critique d’art. Et c’est donc ainsi que le choix d’Iris Schiller s’est porté sur Léon, ce dont je fus, et suis toujours, très honoré. Une fois les articles rendus, sur une durée de dix numéros mensuels, et suivant l’ordre alphabétique des noms d’artistes, l’article (bilingue français-anglais) en question paraîtra sur le site du Le Quotidien de l’art, en septembre 2025. L’entretien qui suit s’est déroulé dans l’atelier parisien d’Iris Sara Schiller. Il a été retranscrit et édité par mes soins, et amendé par l’artiste.
Léon Mychkine: Donc nous sommes dans l’atelier de ?
Iris Schiller: Iris, Iris Schiller.
LM: alors, à voir tes œuvres, dans l’atelier, on suppose que tu travailles sur le corps, les formes humaines, etc.
IS: je ne dirais pas que je travaille sur le corps ; ou un objet comme ça, aussi précis. Ce qui devient un motif, pour moi, c’est le processus de création.
LM: d’accord.
IS: c’est toujours une accumulation de signes, des envies qui se condensent, qui m’amènent à une notion, et la plupart du temps, finalement, je constate qu’il s’agit de mon processus de création, qui se met en scène. Je peux m’attacher aux objets, aux dessins, aux photos, mais finalement j’ai compris que tout ça c’est une espèce d’excuse pour déchiffrer quelque chose.
LM: une excuse ? Pourquoi une excuse ?
[Rires]
IS: parce qu’il y a le doute, tout le temps.
LM: eh oui ! Quand on crée, on doute aussi, c’est normal.
IS: tout le temps.
LM: eh oui. Mais il faut quand même bien créer pour vivre, c’est ça.
IS: pour survivre ! Je n’aurais pas dit « vivre », car ça devient rudimentaire.
LM: tu as raison ; pour survivre, oui.
IS: mais je parlais d’« excuse », parce que je ne suis jamais sûre d’être artiste, de mon chemin, voilà.
LM: alors justement, quand as-tu commencé d’être artiste ?
IS: je me suis inscrite à l’École des Beaux-Arts. C’est là où l’on reçoit le titre, n’est-ce pas ?
LM: en Israël ? À Haïfa ?
IS: Haïfa n’a pas d’école d’art, donc c’était à Jérusalem. Et c’était plutôt sur un modèle anglo-saxon. Et c’étaient les années “art conceptuel” ; et c’était désastreux pour certains artistes. C’était un règne.
[Rires]
Donc je n’étais pas très à l’aise avec ça. Et en quelque sorte, je me suis dirigée, comme ça, sans décision, vers la photographie.
LM: d’accord.
IS: et c’est devenu de plus en plus mon moyen d’expression, et c’était lié à ma vie. J’ai photographié mes amis, j’ai fait des autoportraits, et j’ai tout de suite fait une exposition de photographie après l’École.
LM: ah oui ?
IS: il fallait vivre, alors j’ai travaillé dans le graphisme, mais l’art est revenu, pour exiger sa part.
[Rires]
LM: et tu as dit « oui », tu as accepté.
IS: est-ce que j’avais le choix ?
LM: non, j’imagine… Donc photo.
IS: pourtant j’avais déjà commencé, au début, dessins et sculptures. Mais oui, photo.
LM: à cause de l’art conceptuel.
IS: je ne dirais pas « à cause », mais « grâce », peut-être…
[Rires]
Je travaillais aussi en tant que photographe — pochettes de disques, couvertures de livres, des choses comme ça —, et, tout d’un coup, le dessin est revenu.
Et ça a réveillé quelque chose de plus ancien que la photographie. Et puis j’ai cherché à m’ouvrir, et à aller ailleurs. Et il y avait plusieurs bourses, et j’ai eu une réponse positive pour celle liée à la France, alors je suis venue à la Cité des Arts. Et ça s’est prolongé, parce que relativement vite j’ai fait des choses que j’ai exposée. Une commissaire du ministère de la Culture a vu mon travail et m’a demandé quels étaient mes projets. « Projet » me semblait être un grand mot, j’ai tout simplement répondu que j’aimerai rester à Paris et continuer. Elle m’a prolongé la bourse. C’est quand même une terre d’accueil, la France.
LM: C’est ce qu’on dit.
IS: En tout cas, je l’ai senti comme ça. Et puis j’ai cherché des choses qui n’avaient pas été accessibles dans mon École d’art, à Jérusalem. Je sentais que j’avais plein de lacunes. Et j’ai eu envie d’aller vers quelque chose que je pensais plus essentiel que la photographie, et j’ai pensé qu’il y a quelque chose de plus proche de la vérité, et il y avait aussi ce manque de technique, alors je suis allée aux Beaux-Arts. Et c’est Jeanclos qui m’a permis de travailler comme étudiante libre. Et c’était un atelier de terre cuite. Alors c’est vraiment essentiel, la terre cuite. Et j’ai découvert aussi l’atelier de moulage de M. Noguès, où je suis allée souvent (très peu fréquenté d’ailleurs par les élèves). Puis, il y avait un passage aux Arts déco. Et tout ce cheminement m’a permis de revenir à la matière, en fait. Et j’ai commencé à faire des choses, une série d’objets en terre cuite, que j’ai assez vite exposée, dans une galerie parisienne, qui n’existe plus [Galerie Zabriskie]. Et ces objets, je les ai appelés archéologie de l’âme. En Israël, l’archéologie, c’est quelque chose de très important.
LM: eh oui !
IS: et en plus la terre, c’est lié à l’archéologie, n’est-ce pas ? C’était comme une tentative de créer un vocabulaire. Des choses très simples ; l’homme, la femme, la maison, soi-disant…
IS: il y a cette figure qui revient encore aujourd’hui, avec la représentation du dieu Baal.
LM: ah oui ? La divinité Baal ?
IS: oui, mais sans faire vraiment référence à ce dieu-là, mais comme à une représentation de la séduction ; et quelque chose qui va contre l’idée abstraite du monothéisme. Parce que c’est une conversation permanente. Tout en n’étant pas du tout religieuse — je suis d’origine juive —, mais il y a la non-représentation, qui est un sujet très important.
LM: bien sûr.
IS: dans l’histoire biblique, il y a toujours cette tentation d’aller vers les objets. Alors quand on va vers l’objet, dans la terre, et dans la recherche de ce qui est ton origine…
LM: en plus il est dit que nous sommes faits avec de la terre.
IS: oui.
LM: et que Yavhé a écrit sur le front d’Adam “Emeth”.
IS: “Emeth”, c’est « vérité ».
LM: et il y a cette histoire qui dit que Dieu peut effacer la première lettre du mot…
IS: oui, dans la langue hébraïque, biblique, le mot “meth” veut dire « mort ».
LM: voilà. C’est très poétique.
IS: oui. Mais il y a pas mal de choses très séduisantes, qui sont liées à la parole hébraïque, mais qui dans la traduction, se perdent.
LM: oui, c’est sûr. De ce point de vue, la langue hébraïque est une langue extraordinaire, créatrice, du point de vue de la lettre même, ce que nous n’avons pas.
IS: oui, je pense. Et par exemple le mot “adama” (terre) est très intéressant ; parce qu’il y a “dam” dedans. “Adam”, c’est l’homme, ou femme, l’« être vivant »; et “dam”, c’est le « sang ». Tout est plein de choses séduisantes comme ça.
LM: il y a cette anecdote que j’aime beaucoup, racontée par Gershom Sholem, avec ce rabbi qui dit à son étudiant de faire très attention à chaque lettre qu’il écrit, car s’il se trompe, il peut détuire le monde entier. Je trouve ça extraordinaire.
IS: oui, parce que le Monde a été crée par le Verbe.
LM: exactement !
IS: Et ça c’est tellement lié au conceptuel
[Rires]
Mais c’est perturbant pour moi, parce que je ne mets pas, au départ, de noms sur les choses ; je les laisse venir comme… comme des signes. Je les laisse s’accumuler comme des indices. Mais si, à un moment donné, je ne m’assois pas, pour mettre les mots derrière tout ça, j’ai l’impression que ça n’existe même pas.
LM: Ah oui ?
IS: J’ai appris à faire confiance à l’intuition. C’est comme tâtonner dans le noir.
[Après avoir visionné “Cicatrices”, 2022 et “Stella Maris”, 2018]
LM: c’est chargé tout cela.
IS: c’est chargé
LM: c’est douloureux aussi ; il y a des choses qui sont douloureuses
IS: oui
LM: d’où ça vient ? Qu’est-ce que c’est ? On se questionne.
IS: oui.
LM: il y a un mélange de légèreté
IS: et de malice [sourire]
LM: voilà
[Rires]
LM: de burlesque. Mais ce mélange de dessins, sculptures, animation, films, bande-son, récits, c’est quelque chose qui est presque total. As-tu, une envie de faire quelque chose d’un peu total ?
IS: j’ai envie de raconter mon histoire… Ça parle aussi d’être artiste, tout simplement. Mais il est évident que je fais beaucoup référence à l’enfance, parce que c’est de là où tout commence, pour moi. Mes parents venaient de l’Europe de l’Est ; c’étaient des enfants de la Shoah. Ils sont venus par ce port naval [Haïfa]. Et quand même, je suis porteuse d’une mémoire qui est complètement trouée, en fait, et par exemple mon père ne m’a jamais parlé de son expérience ; c’était un silence total. Et ma mère, entre sept et neuf ans, c’était sous forme de petites légendes. Donc, en tant qu’enfant, tu ressens une espèce de non-dit, un énorme silence, et une envie de vie normale, de faire comme-si. Mais il y a une lourdeur souterraine, que tu sens dans ton corps, en fait. Et en plus il y a l’histoire de ce pays, conflictuelle et tragique. Tout ça est là. Ce sont des couches sur couches.
LM: Et tout ça raconté [dans l’animation “Stella Maris”] en hébreu, qui est là langue de la création, pour nous, en Occident. Comme disait Joyce, “jewgreek”.
IS: Dans mon cas, j’ai dû m’éloigner pour pouvoir écrire.
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Refs. Iris Sara Schiller, Eaux d’en haut, eaux d’en bas, poèmes traduits de l’hébreu par Bee Formentelli, Éditions Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Fondation Pro-Majh, 2008 /// Iris Sara Schiller, une fille est une fille est une fille d’une fille, Musée Picasso Antibes, Éditions Hazan, 2003. /// #6 La Ronde, La revue d’art contemporain des musées de la Métropole Rouen Normandie, ©RMM, 2022, © édition Octopus, 2022 (pp. 42-47)