La Notice Internet du musée de Cleveland nous dit ceci : « Picasso a peint cette nature morte le 29 janvier 1939, juste après la mort de sa mère et la chute de sa Barcelone bien-aimée, sous les fascistes de la guerre civile espagnole. Cette peinture exprime le désespoir de Picasso à travers le crâne de taureau recouvert de chair décomposée, symbolisant peut-être la brutalité et les ténèbres. Parmi l’horreur et l’angoisse, un arbre fleurissant se référant aux jeunes pousses du chêne sacré de Guernica sous le clair de Lune, suggérant l’espoir pour une renaissance de la démocratie en Espagne.»
On ne sait pas très bien ce que cette Notice ajoute à la vue de ce tableau (en l’occurrence une image, bien entendu). Ce n’est pas la première nature morte de Picasso avec un crâne, cela remonte à 1908, au moins (“Nature morte : poisson, crâne et encrier”, printemps-été 1908). Alors, qu’est-ce qui, ici, pourrait nous faire penser au décès de sa mère, la chute de Barcelone, les franquistes, et la Guerre d’Espagne ? Rien du tout, gagé-je. Mais il faut bien dire quelque chose dans les instance muséales, alors autant écrire n’importe quoi, ça comble, ça fait de la lecture, et c’est marre. Mais est-ce vraiment marre ? D’abord, ce crâne de taureau est bien riquiqui, ce doit être un modèle réduit, ou un taureau nain, parce qu’un crâne de taureau, c’est beaucoup plus grand et conséquent, ça prend toute la table. Mais est-ce gênant ? Non. Picasso était habité par la peinture, il faisait ce qu’il voulait, mais, regardez comme est curieux ce fond de tableau, soit l’extérieur, si on comprend bien. Nous avons une table, qui semble être accolée à une fenêtre munie de barreaux, non ? Cette boule rose ramifiée de l’intérieur, Il s’agit bien d’un arbre, n’est-ce pas ? Maintenant, observez comment ce paysage, en tout point cubiste, vient “prendre” sur la table, et sur les murs…Vient “prendre” et même se superposer, au sens littéral, sur la table — voyez un peu les ombres de celui-ci ; c’est assez incroyable. Ici, on le voit encore, Picasso invente quelque chose d’absolument inattendu, surréel (pas surréaliste) ; je le redis, des fragments de paysage pointu rentrent dans la pièce et “planent” au dessus de la table, et même, viennent épouser les murs, comme des ombres multicolores… Voyez-vous ?
La table côté droit :
Ne me dites pas qu’il s’agit d’un damier… Voyez ces deux nappes géométriques flottant au dessus. Au dessus de quoi ? De leur propre ombre ! Mais peut-être que je me trompe totalement ; il ne s’agit pas d’ombres, mais de la décoration interne à la table. Si ce triangle, que nous voyons ci-dessus, était une ombre, elle passerait par dessus le fruit (?), or, notez, Picasso a pris bien soin de marquer de rouge la contiguïté de ce qui pourrait (devrait) être l’ombre. Vous voyez ? Donc, si ça se trouve ; j’ai tout faux ; il s’agit bien d’une table à damier. Oui, mais, à ce moment, comment expliquer le soin avec lequel Picasso a joué de la contiguïté à différents endroits du tableau, comme ici :
Voyez le barreau, comme mangé par la couleur, et, surtout, le trait au bord droit qui se retrouve de l’autre côté du barreau, passant du noir au bleu. Coïncidence ? Non, je ne crois pas. Et puis, franchement, si cette table était à damiers, elle aurait vraiment été conçue très étrangement, sans la moindre harmonie. Et puis, pour en finir, Picasso prend bien soin de nous montrer le “bois” de la table au premier plan, installé pour contraster avec ce qui lui arrive dans un chromatisme étranger.
La Liberté créatrice et créative de Picasso… Mazette ! C’est quelque chose. Créatrice : inventer quelque chose qui n’existe pas, nulle-part. Créative : recycler le cubisme et lui redonner une pulsation géométrique hors-science ; car il y avait une science du cubisme, un dosage certain entre le trop et l’illisible, la dynamique et l’académique. Ici, Picasso rebat les cartes, et c’est tout autre chose ; entendez : ce n’est pas/plus du tout cubiste mais ça en garde un certain goût. Il y a des tableaux qui peuvent rendre fou, celui-ci est un, attention !
à gauche, ça rend encore plus fou.
Où cessent la fenêtre, le paysage, et le reste ? Au choix : Picasso peint des ombres solides (mais des ombres polychromes, ça n’existe pas), ou bien l’invasion du paysage, et donc de la vie, dans la pièce. Ce qui est impossible, mais qui a dit que l’art devait à tout coup rendre compte du possible ? Mais où s’arrête cette table ? Reprenez en haut, à partir de l’arbre. Peut-on concevoir que la table est fendue, laissant passer dans le champ de vision, l’arbre ? Non. Mais alors, je repose la question : où s’arrête la table ? Quand je vous dis que ce tableau peut rendre fou…
Le paysage, je l’ai noté semble d’inspiration cubiste ; mais il va beaucoup plus loin que cela. En effet, regardez un paysage ou une nature morte cubiste, dans sa grande époque, rien ne déborde sur rien, rien n’empiète, et la perte de repère ne provient que de la multiplication, parfois à outrance, des angles, droites et segments. Soit. Mais, encore une fois, toute entité géométrique, polyèdre, triangle rectangle, ce que vous voulez, reste à sa place. Ici, en 1939, terminé : Le paysage (d’inspiration post-cubiste ?) envahit l’espace intérieur, et “colle” ou surplombe, provoquant des ombres… C’est quand même incroyable ! D’aucuns pourraient peut-être s’avancer, et dire : il ne s’agit aucunement d’un fond post-cubiste, mais d’un fond abstrait. À cela, on ne peut que répondre : Non. Picasso détestait (et/ou bien ne comprenait pas) l’art abstrait.
Mais, ce paysage, d’ailleurs, déjà incroyable, est fait de figures géométriques (on l’a vu), de touches et de frottis :
La Notice nous prépare à une pensée du deuil, mortifère, triste, etc. Est-il tragique, ce tableau ? Non. Si c’est bien une “Nature morte”, il faut aussi penser à son appellation anglo-saxonne : ‘still life’ — bien plus poétique : vie immobile. Par delà les objets sur cette table, c’est la nature vivace qui rentre de tout côté et déborde dans la pièce ; c’est le ciel et les flancs de colline qui y pénètrent ; et cet arbre, presque en plein milieu, ramifié comme une cellule organique, c’est bien la vie.
PS/ Robert parle de Pablo. Robert Smithson n’aimait pas les musées, il écrit :« Le musée sape sa propre confiance dans les sense-data et érode l’impression des textures sur lesquelles nos sensations existent. […] Visiter un musée est une manière d’aller d’un vide à un vide. Les couloirs conduisent le spectateur à des choses appelées jadis “tableaux” et “statues”. Les anachronismes sont accrochés et surgissent de tous les angles.» (Robert Smithson, “Some void thoughts on museums”, 1967). On peut bien entendu dire et juger que Smithson, dès le début, avait tort. Un musée — à la condition qu’il soit proprement éclairé et non aveuglant (on se souvient de l’éclairage désastreux et de la scénographie façon travelling machinique de l’exposition Rothko au MAM, en 1999) — n’est pas un lieu-vide, ni un non-lieu. Ce qui compte, ce sont deux choses :1) la scénographie, je viens de le souligner, 2) la disposition énactive du spectateur. Il faut “entrer” dans l’œuvre ; et, à partir de là, on se moque bien de savoir si cette dernière se situe entre quatre murs ou en plein air. La preuve, je viens de m’énactiver dans une reproduction électronique d’un tableau de Picasso, j’ai cru que je ne ferais que passer et me suis retrouvé bien pris dans les supputations, au point où, non, je n’ai pas le dernier mot !
Léon Mychkine