Paul Jenkins le lumineux (« il existe quelque chose plutôt que rien »)

C‘est toujours un mystère de constater qu’un tableau “tient”. Je tiens (sans jeu de mots) beaucoup à ce verbe : « Tenir ». Le fait qu’un tableau “tienne”, pour ma part, mon acception, signifie, à la limite, ou bien plutôt et en préliminaire, qu’il n’y a là aucun besoin de glose ou d’ultra-glose. Je suppose qu’il n’y a guère de moyen de savoir pourquoi un tableau (mais toute œuvre sur/dans n’importe quel support tout autant) “tient” ; on ne peut que le constater, tout comme Leibniz remarquait qu’il y a quelque chose plutôt que rien :

« Mais pour expliquer un peu plus clairement comment des vérités éternelles ou essentielles et métaphysiques naissent les vérités temporaires contingentes ou physiques, nous devons reconnaître que, par cela même qu’il existe quelque chose plutôt que rien, il y a dans les choses possibles, c’est-à-dire dans la possibilité même ou dans l’essence un certain besoin d’existence, et pour ainsi dire, quelque prétention à l’existence, en un mot que l’essence tend par elle-même à l’existence. Il suit de là que toutes les choses possibles, c’est-à-dire exprimant l’essence ou la réalité possible tendent d’un droit égal à l’existence selon leur quantité d’essence réelle, ou selon le degré de perfection qu’elles renferment : car la perfection n’est rien autre chose que la quantité d’essence. » Gottfried Wilhelm Leibniz, De l’origine radicale des choses, 1697.  

Ce magnifique passage de Leibniz, qui s’est élevé depuis la pensée même de Dieu, en vient à nous justifier l’existence de la moindre chose, pourvu qu’elle “prétende à l’existence”, ce qui, par ailleurs, et en passant, nous révèle la nature profondément démocrate du philosophe. Car ce n’est certes pas Heidegger qui eut été à même de même penser une telle chose, encore moins de l’énoncer. Ceci dit, on comprend aussi que le surcroît de prétention à l’existence tient 1) dans la quantité d’essence, 2) la réalité possible et 3) au degré de perfection renfermée, pour ainsi dire, enclose.

À partir de là, et transposée dans le domaine de l’esthétique, au sens bien pesé du terme, on peut se poser la question suivante : Est-il envisageable de jauger une œuvre d’art depuis ces trois critères ? À-propos du concept d’« essence », qui, en philosophie, appartient à l’Essentialisme, nous nous devons de préciser que, depuis Leibniz (soit le XVIIe siècle), il a connu un certain nombre de coups fatals, avec la théorie électro-magnétique de Maxwell, qui, à la fin du XIXe, a démontré le caractère double, ou dyadique de la “nature” de l’électricité, à savoir qu’elle pouvait être soit scalaire soit vectorielle, tandis que, dans les mêmes parages chronologiques, Darwin démolissait l’impermanence supposé des Espèces, en promouvant les concepts fondamentaux de la « sélection » et de la « variation », dynamitant définitivement l’immanence et l’immutabilité prêtées à toute espèce vivante. Et dire que j’écartais la glose ! Mais c’est que les phrases simples —  « il existe quelque chose plutôt que rien » —, et celle-ci en l’occurrence, recouvrent des abysses de questionnements, tandis que, dans le même temps, elles disent des évidences que l’on ne peut que constater, comme quand, justement, on dit : « il y a là quelque chose », « c’est quelque chose », « il n’y rien », « ce n’est rien », etc.  

Ainsi ; voir, regarder cette image d’un tableau de Jenkins, c’est quelque chose. Cela est. Mais dire “cela est” veut juste dire que quelque chose a été atteint, dans la tenure, en rapport aux Trois critères : quantité d’essence, réalité possible, degré de perfection renfermée, subsumée sous l’hypothèse princeps qu’est la prétention à l’existence.

Paul Jenkins, “Phenomena Joyous Harbinger”, 1972, acrylic on canvas, 195.58 x 193.04 cm

En sus, cela tient d’autant plus que c’est grand (avez-vous noté les dimensions ?). C’est grand comme un corps humain de taille haute. Ce doit être très beau en vrai. “Joyeux phénomènes avant-coureur”, nous dit le titre. Avant-coureur de quoi ? Nous ne le savons. C’est vraiment peint comme d’une évidence, s’affirmant dans la simple joie de la couleur, la joie d’exister. Mais la délicatesse de Jenkins tient aussi dans sa manière de ne pas faire tonitruer la peinture ; on remarque en effet des zones tant franches que plus indécises, plus troublées disons — il suffit de regarder. On a vraiment l’impression d’une certaine grâce, comme si Jenkins rendait sa liberté à la couleur, sans trop y imposer une marotte esthétique formelle, la laissant se déployer. « La grâce », vous dis-je. Cet effet de grâce tient, j’y insiste, dans le délicat balancement entre l’affirmation de la touche, et, en contrepartie, son affleurement — comparez le rapport symétrique, ou gauche/droite, par exemple, et même sur le dessus côté gauche, ça ne dit que ce que cela dit, mais avec ce supplément de grâce, du coup, et sans que cela ne soit tautologique, nous déplace, nous exfiltre dans le non-verbal. Car une fois qu’il y a là grâce, que voulez-vous bien ajouter ? Rien.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 


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