“I’m an intuitive artist, not an intellectual”, he says, drawing furiously. “I’m not a sculptor, not a writer: I’m a painter. ‘Collapse’ is a key word for me – my paintings have to collapse.” cité par Charles Darwent, Art Review, July 2009
Il est des peintres dont on rôde autour, pendant des lustres (qui ne s’éteignent pas). Et puis, parfois, on refait une incursion, et ça ne prend toujours pas. Enfin, un jour, on se dit, tiens !, aujourd’hui, à 16:52, le 18/09/2024 (hommage pied-de-nez à Karawa), on regarde de nouveau et ça “matche”, comme on dit en bon franglais :
Suite à mon article “Comment comprendre la devise de Guo Xi : ‘Le poème est une peinture est une peinture invisible, la peinture est un poème visible’?”, je me trouve congruent avec ma recherche-trouvaille-sérédendipiteuse. C’est le principe de la sérendipité. Ce que je suppute alors, en ce moment d’écriture, c’est qu’il y a une continuité entre la tradition moderne et Kirkeby (prononcez Kyer-ke-boo), et j’entends par “moderne” la révolution picturale entamée par Turner, Manet, Monet, i tutti quanti (quantifiable). Je ne veux pas dire qu’il s’agit là de la bande des peintres sémantiques, car je ne comprends pas vraiment le reproche que certains adressent aux historiens, ou critiques d’art, qui appliqueraient cette méthode pour parler de l’art, en l’occurrence souvent pictural. Car il faut bien des mots pour parler de son sujet… Après, bien évidemment, faut-il encore s’entendre sur ce que l’expression recouvre (on s’y emploie, par-ci par-là). Ce qui est intéressant, chez Kirkeby, c’est qu’il a, comme dans la tradition des Modernes, commencé sur du figuratif, et puis qu’il s’en est affranchi. Comparez ci-dessus (1986) avec ceci :
Il a peut-être bien fait, par ailleurs. C’est toujours étonnant de constater que tel tableau “exprime” quelque chose, et tel autre très peu. Et c’est valable pour la plupart des artistes, et des genres. Notez que la première image, pour abstraite qu’elle semble être, sollicite notre cognition (soit le code), et notre métacognition (actualisation sémantique de la pensée). La deuxième ne sollicite pas tellement notre métacognition (le nouveau-né reconnaît immédiatement le visage de sa maman, bien avant que de découvrir qu’il y un nom attaché à celui-ci). À l’inverse, donc, F1 requiert notre capacité métacognitive — comprendre ou chercher à comprendre, soit à l’aide de feelings (“noetic feelings”, Joëlle Proust, 2013), soit par recours à la sémantique —, le langage des feelings étant proto-sémantique, en toute hypothèse : l’émotion pure, par exemple, est proto-sémantique, elle est pleine, redondante (en terme d’information), mais asémantique en première instance.
D’un certain point de vue, l’abstraction en peinture, c’est l’a-venu de l’in-forme. Que veut dire “a-venu” ? C’est ce qui vient sans venir (je ne fais pas du Derrida, je vais expliciter). Un synonyme serait “fantomatique”. Que veut dire “fantomatique” ? Le constat que le réel ne pas être (entendez, “ne peut pas être” plaqué comme de la manière obscène avec lequel il l’est dans les media, par exemple, ou chez les peintres sans imagination). Dans un entretien (ici) Kirkeby explique qu’il lui arrive de peindre un visage, et puis, à un moment, cela devient insupportable, il ne “peut pas”, comme il le dit, et alors il recouvre tout. De la même manière, confie-t-il, quand sa femme passant par l’atelier trouve « joli » un tableau en cours, il se fait fort de tout changer. L’“a-venu”, c’est aussi ce que Kirkeby indique quand il dit que la peinture doit s’« effondrer » (“collapse”). Représenter un visage, c’est venu, ça ne s’effondre pas ; tandis que bouleverser l’attendu, l’immédiat reconnaissable, animer la peinture en tant que telle, c’est cela, l’effondrement.
Que veut dire “a-venu de l’in-forme”? Le fantôme de l’in-formation dans le peint, c’est à vous de le chercher, et plus vous le cherchez, et plus le fantomatique disparaît, et plus l’in-forme informe. Dans l’entretien (hyperlien ci-avant) à un moment, l’‘intervieweur” (pardon pour ce barbarisme), Poul Erik Tøjner, Directeur du Louisiana Museum of Modern Art (Danemark), tient “absolument” à ce que la longue et épaisse forme marron qui barre horizontalement le tiers-bas du tableau — devant lequel ils conversent — représente un arbre. Mais vu de plus près, répond Kirkeby, « c’est un paysage et une rivière de lumière.» Voilà la différence entre un administratif (Directeur de Musée), et un artiste. La réponse de Kirkeby est magnifique. Qui se soucie de savoir reconnaître un arbre dans un tableau de Kirkeby ? Ceci dit, face à l’intervention paréidolique de Tøjner, on constate bien la balance entre “a-venu” et “venu”, entre “in-forme” et “forme”, et l’on trouvera aisément de quel côté se trouve Kirkeby.
Le grand défi, pour l’abstracticien, c’est, malgré tout, de “dire”. On n’imagine pas un peintre comme Kirkeby dire qu’il peint tel ou tel motif parce qu’il trouve ça “joli”, ou bien parce que ça “fait” bien, là, à cet endroit. Non. Comme il le dit dans l’entretien :
Le matin suivant je peux voir que cela ne suffit pas de faire une peinture. Les peintures, comme ça, qui ont juste l’air jolies et colorées d’une manière saisissante, ce n’est pas suffisant, s’il n’y a pas de structure interne, un squelette solide. La bonne structure émerge lentement dans l’image (picture). Alors le contrôle, comme je l’appelle, émerge de la peinture (painting) elle-même.
C’est une question d’énergie et d’application — au sens littéral : appliquer un pigment dilué, en faire une forme, précise, donnée, s’arrêter, reprendre à côté, avec quelque chose de différent, qui va produire une autre intensité, une variation, voire, chez Kirkeby, ce que j’appellerais des effractions (comme ci-dessous) dans l’économie générale du tableau.
Kirkeby est connu pour inclure des éléments géologiques dans ses tableaux, et il le dit lui-même, face à un grand tableau :
Tøjner désigne ce motif jaune en éventail comme étant un “crag” (traduction anglaise en sous-titre du danois oral), c’est-à-dire un « escarpement ». Kirkeby répond par la négative, précisant qu’il s’agit plutôt d’une “marine terrace” (Les terrasses marines sont des reliefs côtiers formés par l’interaction des processus d’érosion et de dépôt marins. Dans le contexte de l’architecture, les terrasses marines ont inspiré des concepts de design qui intègrent les caractéristiques uniques de ces formations naturelles. ← résultats IA dans Brave browser). Ce motif est récurrent chez Kirkeby, il suffit de remonter à F3. Alors F3 est-il un paysage ? Vu l’esprit poïétique de l’artiste (je dis bien “poïétique” et non pas “poétique”), c’est fort probable. Maintenant, comment s’intègre la terrasse marine dans le tableau ? Il m’apparaît que cette terrasse agit comme un fragment, et c’est tout le tableau qui semble justement fait de fragments. Curieusement, et on le comprend avec les propos (tant oraux que picturaux), que si la figuration a disparu peu à peu dans le parcours de Kirkeby, elle réapparaît sous forme fantomatique, comme dans ce détail :
Alors, squelette de robe à plis sur forme anthropomorphique ↑ ou terrasse marine solidaire de… quoi ? Je penche pour la première supposition. Cependant, il me semble qu’ici aussi, mais comme ailleurs (parfois), Kirkeby raconte une histoire, quelque chose, mais nous n’en comprenons pas tout.
Et puis on se demande ce qu’est cette figure ↓, et comme nous sommes d’indécrottables paréidolistes, n’est-ce pas là un lapin, qui plus est bipède ?
Nous sommes bien charitables de voir là un lapin, mais c’est le prix de la paréidolie. De toutes manières, que voir là d’autre ? Mais, me direz-vous, la paréidolie est une chose toute personnelle, voire intime. Bien, brisons-là !
Refs. Joëlle Proust, The Philosophy of Metacognition : Mental Agency and Self-Awareness, Oxford, 2013 ///
LM