Comment comprendre la devise de Guo Xi : “le poème est une peinture invisible, la peinture est un poème visible” ?

1

Dans son Traité des Forêts et des Sources, le peintre Guo Xi (1020-1090, Dynastie Song), écrit : 

Ainsi que le disaient les anciens : le poème est une peinture invisible, la peinture est un poème visible. J’ai fait ma devise de cette formule, souvent répétée par les sages.    

Je ne suis pas sinologue, ni un spécialiste de la peinture et poésie chinoise, cependant, après quelques années de lecture (commencées en 1985) liées à la culture chinoise (découverte du Tao, à l’époque orthographié ainsi), je crois pouvoir supposer avec un facteur positif de véracité que, pour les théoriciens artistiques et de la philosophie de la Chine médiévale, la peinture, c’est de la calligraphie ; ce qu’elle n’a jamais été pour les Occidentaux. C’est la seule manière de comprendre l’énoncé     

la peinture est un poème visible.    

On “écrit” en peignant, et on “peint” en écrivant, et tout cela en raison de quoi ? Du medium, qui est le même, l’encre.  

Comme l’écrit l’éminent spécialiste Pierre Ryckmans, cité sur le site de la BNF (qui ne précise pas la source) :

“peindre une peinture” (hua hua) est une expression vulgaire à laquelle les lettrés préfèrent substituer celle d’“écrire une peinture” (xie hua). Les instruments nécessaires à l’écrivain — papier, encre et pinceau —, suffisent au peintre. Le montage lui-même […] ne permet d’exposer l’œuvre que pour le temps d’une lecture active et consciente.  

Je crois que, sans biais “chi-n-iais”, on peut s’interroger, à l’occidentale, sur l’expression « écrire une peinture ». Ne pourrait-on pas dire que, ce que l’on appelle l’Impressionnisme ressortirait, en bonne part, à une sorte d’écriture du réel à partir non pas du Dire (tout doit être ressemblant) mais du dit (la touche est indépendante du réel). Si la touche prend son indépendance du réel (et donc du Dit = la Tradition, l’Académie…), alors le peintre (Manet, Monet, Seurat, Vuillard, etc.) se met à produire un nouveau vocabulaire, et conséquemment une langue nouvelle. Mais l’expression “langue nouvelle” ne peut pas renvoyer à un marronnier, il s’agit d’interroger la touche. Or, ce qui arrive, c’est que si Monet produit (dès 1860) une langue nouvelle, il ne s’agit pas d’une langue fermée, elle va accueillir des centaines de nouveaux caractères — après tout, avec notre parallèle de départ, on estime le nombre de sinogrammes entre 40 000 et plus de 60 000 ! Mais quel est le rapport ? Imagine-t-on possible de connaître et faire usage de 40 000 signes, sachant que les plus utilisés sont au nombre de neuf cents dans la langue chinoise ? Ce que je veux dire, par ce parallèle (fort lointain, certes, et même poétiquement), c’est la chose suivante : À partir du moment où un artiste invente une nouvelle langue, avec des syntagmes ouverts, d’autres artistes vont venir, non pas se “servir”, mais pour explorer les espaces entre les syntagmes et proposer de nouveaux “caractères”. Pensez à la différence de touche entre Manet et Monet ; entre Manet, Monet, et Pissarro ; entre Manet, Monet, Pissarro, et Bonnard ; entre Manet, Monet, Pissarro, Bonnard, et Vuillard ; etc. Chacun, avec plus ou moins de réussite à chaque fois (pour ma part je ne goutte pas Bonnard et, d’une manière générale, tous ces peintres auront trop produits (sic) de tableaux pour ne pas en rater un bon nombre), est parvenu à élargir le vocabulaire de départ en y incluant de nouveaux syntagmes, et même de nouvelles “phrases”.

Dans ce sens, pouvons-nous dire : « la peinture est un poème visible » ? Malgré la beauté de la formule, je crois bien que c’est inapplicable, en raison des présupposés historiques entre calligraphie et peinture chinoises, présupposés qui ne peuvent s’appliquer ni à la peinture et à la poésie occidentale (je ne parle que pour ce que je comprends, ne connaissant pas toutes les cultures du monde, présentes et passées, bien évidemment).

Une question, soit un kōan énoncé par Hakuin Ekaku (moine bouddhiste zen, 1685-1769), qui vous demande :

« Deux mains applaudissent et il y a un bruit. Quel est le son d’une main ? » :

Donc :

Que se passe-t-il dans l’esprit du peintre quand il raye le réel d’une touche qui ne peut y être ?

2

Oui, mais quid du fameux “Ut pictura poesis” ? Littéralement, l’expression signifie : « comme en peinture la poésie », expression qui ne peut tenir que par sa nature littéraire, i.e., pour les tenants de la Correspondance, peinture et poésie produisent toute deux des images. Certes, mais la peinture produit des images réelles, tandis que la poésie produit des images, entendez des métaphores, qu’on ne peut “voir” qu’avec l’imagination. 

En Une. Cang Jie (ou Tsang-Kié), inventeur (légendaire) de l’écriture chinoise, doté de ses deux paires d’yeux, grâce auxquelles il perce les secrets du ciel et de la terre. (Peinture datant de 1685, et sise à Běijīng.)  

 

Hakuin Ekaku, “autoportrait”, 18e siècle. Moine du zen, réformateur de l’école Rinzai, et peintre.

 

Léon Mychkine