Turner, en a-t-on jamais fini ?
Personne, circa 1835-40, ne peindrait une telle chose, à savoir ce qui ressemble à un paysage, tandis que cela ne ressemble, soyons honnêtes, à quasiment rien — jugement un peu abrupt, mais j’ai tenté d’impersonnifier l’appréhension visuelle d’un non-amateur (a fortiori d’un non amoureux de Turner, circonstance aggravante s’il en est).
Vous, je ne sais pas ; moi, je trouve cela incroyable.
Notice (National Gallery): Comme pour de nombreuses peintures de Turner qui n’ont jamais été exposées de son vivant, le titre de ce tableau n’était pas son choix, mais a été décidé une cinquantaine d’années plus tard. Nous ne pouvons pas être sûrs qu’il s’agit de la ville balnéaire de Margate, dans le nord du Kent, mais les falaises blanches visibles à l’horizon rappellent d’autres vues de Margate réalisées par Turner. Il a souvent visité la ville, en particulier plus tard dans sa vie, lorsqu’il séjournait chez sa compagne, Mme Booth, qui vivait au-dessus du port. Il n’est pas important de savoir si le tableau représente ou non Margate, car la distance par rapport au rivage et les conditions météorologiques auraient rendu impossible une étude détaillée des bâtiments. En revanche, le tableau est un bel exemple de la préoccupation de Turner pour le caractère changeant du ciel et de la mer, et de la liberté picturale de ses œuvres ultérieures.
La Notice nous indique qu’au loin on peut voir de blanches falaises. Nous voici en présence d’une acuité pour le moins pointue ! Mais on comprend qu’il s’agit donc d’une marine, et on supposera qu’une voile paraît en difficulté (à droite, voyez-vous ?). Mais ceci noté, il n’y a aucune cohérence dans la partie inférieure tant que supérieure. Ce pourrait être n’importe quoi ; un lit de couleurs, un coin de tableau, mais c’est bien un tout. A contrario de toute attente classique, encore en ces années, tout de même, Turner peint contre la mimèsis. Admettons qu’il s’agisse d’une falaise (pourquoi pas un iceberg ?) et d’une voile. Mais on pourrait tout autant “admettre” qu’il s’agit d’un ciel. Mais de quoi pourrait-il s’agir d’autre ? Mais avez-vous déjà été témoin d’un tel ciel ? Mélange de jaune, gris, avec quelques touches de lilas rouge. Dans quelle circonstance un ciel jaune-gris peut-il surgir ? Je dirais… en cas d’orage. D’accord. Mais avouez que les forces chromatiques, et donc telluriques, sont assez étrangement réparties, j’entends, davantage réparties depuis la main que depuis nature. Et voici donc un premier “Indice contra mimèsis” (IcM, par la suite). Au premier plan, ce ne peut être la mer, sinon il faut expliquer la différence radicale avec ce vert mixé de beige brun. Ordoncques, au premier plan c’est de l’herbe, et au deuxième, c’est la mer noire. On remarque cependant alors la place très congrue occupée par cette dernière. C’est presque une bande, une intrusion entre la végétation secouée par le vent et l’immense ciel en furie. Il y a… quoi ? 15 % de mer ?
Et encore, cette capture ne tient pas compte des herbages, et si mon découpage, par ailleurs, est pertinent… À part ça, tout le reste, c’est du sol et du ciel. Si vous doutez de mon découpage, je vous invite à identifier ce que vous voyez, plutôt, reconnaissez. Et là, ça va être difficile. Bien sûr, vous pourrez dire, « je vois un ciel, la mer.» Mais encore ? Que dépicte ce premier plan vert avec — accessoirement ? — une touche de roux sur la droite ? Et là-bas, sur la gauche, cette masse grise façon un peu entonnoir ; une tornade ? Prenons les choses dans l’ordre. Falaises dites-vous ?
Expliquez-moi, vous prie-je, comment une falaise peut ainsi sembler manifestement se dissoudre dans la “matière” d’une autre ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Et puis, dans un ciel d’orage déchaîné comme celui-ci, comment espérer voir au loin une falaise ? Mais alors, il ne s’agit peut-être pas d’une tempête…
On sait que Turner aimait beaucoup le jaune, ce qui lui valut quelques saillies. Mais il s’en moquait. Prenez comme exemple “Mortlake Terrace” :
John Walker (1983), au sujet de ce tableau et du jaune en général, nous donne à lire ceci :
La luminosité particulière du matin et de l’après-midi n’a cependant pas été appréciée par les critiques contemporains et le tableau reproduit ici en particulier a été pour son excès de jaune. Bien que sans doute blessé par ces critiques, Turner s’en est moqué dans une lettre, disant qu’il ne devait pas décrire le teint d’une compagne comme étant jaune, « car je l’ai pris à tout à mon compte cette année, dit-on. Et je voulais qu’il en fut ainsi ». Et il avait raison, car si l’on regarde directement le soleil déclinant d’un après-midi chaud, l’air brumeux se transforme en un halo doré, juste comme Turner l’a dépeint. Il avait lu la Farbenlehre (Théorie des couleurs) de Goethe, récemment traduite par Eastlake, et bien qu’il ait dit dans l’une de ses conférences sur la perspective, « [D]ans ces branches élevées de l’art, les règles, mes jeunes amis, languissent », comme le montre encore dans sa copie annotée, il fit un effort aigu pour la théorie de la couleur dans cet obscur volume d’esthétique allemande.
Bien que la partie de Farbenlehre qui était basée plutôt sur l’expérience que sur les mathématiques le séduisait, en tant que peintre, il était sceptique à l’égard de nombreuses affirmations de Goethe. Il n’était pas du tout d’accord avec Goethe sur le fait que le préjugé contre la théorie, courant chez les artistes, était préjudiciable à la pratique. On peut presque l’entendre marmonner. “Préjugé du bon plus que du mal”, mots qu’il a écrits dans la marge. Mais plus tard il aura dit que Goethe « laisse le génie presque seul ici », et quand Goethe donne au jaune, la couleur préférée de Turner, une place dominante dans sa théorie, arguant qu’il s’agissait de la première dérivation du plus haut degré de lumière et qu’elle avait un effet serein, gai et doucement excitant, le peintre s’en réjouit. En fin de compte, il conclut, « Goethe laisse une large place à la pratique, même avec toute cette théorie », et résume finalement en disant : « Oui, c’est la vérité. Tirer — mais ne pas blesser l’oiseau.» Goethe a basé son analyse non pas sur le spectre, comme l’avait fait Newton, mais sur un cercle chromatique contenant ce qu’il considérait comme les couleurs “plus” et “moins”. Rouges, jaunes, verts étaient des plus, identifiés aux émotions de bonheur, gaieté, joie — toutes associées à la chaleur. Le bleu, couleur froide, est lié à l’obscurité. Le bleu et ses dérivés, et les violets, suggèrent la tristesse et l’abattement.
Il y a, embryonnaire chez Turner, dans le sens probablement moins mystiquement développé chez Goethe ou plus tard un Kandinsky, p.ex, une certaine mystagogie de la couleur, en particulier, donc, du jaune. Parce qu’à vrai dire, il y a deux solutions : soit Turner avait un problème de vue, et il augmentait systématiquement la charge du jaune dans ses toiles, soit c’était intentionnel, car le jaune, en quelque sorte, nimbait le tableau d’une aura quasi-divine, comme pour rendre hommage, à sa manière à ce que, dans un temps pas si ancien, on appelait encore la Création (Die Schöpfung). Même si, en 1827, Turner n’a pas encore tout unifié sa toile à la manière révolutionnaire (autour des années 1840) qu’on lui connaît, déjà là, nous avons des indices (décidément), et, étonnamment, du côté des humains :
On admettra que les personnages dans les barques sont, disons-le tout net, amorphes. Or, comme s’interrogeait, dans un unique passage de son livre sur le logicien mathématicien Gottlob Frege, le philosophe Michael Dummett : la « réalité est-elle un bloc amorphe ?». Turner semble répondre, qu’à un certain moment, dans certains endroits du réel, la réponse est : « Oui.» Et — notez l’audace ! —, Turner ne confère pas à l’ensemble du tableau la même teneur amorphe ; loin de là, il suffit de regarder. Par exemple, les arbres sont beaucoup moins amorphes.
Qu’on en juge :
De là à supposer que Turner avait tendance à “aimer” moins les humains que les choses, voire même que les chiens…
Bon, il est vrai que le petit chien qui voudrait bien grimper et davantage dépicté que représenté.
Et puis, si j’étais très patriote (j’ai des ancêtres britanniques), je dirais que l’impressionnisme est déjà là :
Évidemment, cela n’est pas convenable ; l’histoire de l’art a gravé dans le marbre que c’est Monet qui avait “promu” l’Impressionnisme. Je rappellerai toutefois qu’“Impressionnisme” n’est pas une notion formulée par Monet, mais juste au débotté, un mot complément donné par lui d’un titre pour un tableau (devenu fameux) qui, juste à l’accrochage, n’en avait toujours pas. Comment se fait l’Histoire…
OK, d’accord, peut-être ai-je poussé le bouchon un peu loin, liant Turner à Monet et “Impressions, soleil levant”. Mais à quoi sert-il d’écrire si ce n’est, de temps en temps, afin de bousculer un peu l’affect et la pensée (deux choses semblables mais pas de même nature, comme le disait déjà Aristote.) Sinon, voici encore Turner, random :
C’est beau comme l’Antique ! Ne dirait-on pas un détail de fresque pompéïenne, des fristotti façon lits de couleurs ? Non, juste un détail de feuillage chez notre bon Joseph Mallord. Je vous le dis, pour peindre comme cela, il faut aimer la peinture et l’art de peindre d’un amour tellement fort et profond que nous touchons au sublime. Une grande majorité de peintres, vendeurs de décors Tousalon, feraient bien d’avoir un peu plus de courage en ces matières ! Du courage, ça vous parle ? Turner en avait, et c’est cela, un artiste, quelqu’un qui a du courage, et qui ne pense pas nécessairement à vendre, à sa réputation, à son entrisme, à ses relations avec le milieu et l’establishement ; à se préparer une place dans le monde médiatique culturel, qui n’attend rien d’autre que la médiocrité, car ce monde-là n’a jamais le temps de penser. Mais de quoi parlé-je ? Où trouve-t-on encore cela ?
06:25. Par les volets entr’ouverts, écoutant Die Schöpfung (Haydn), je vois un fragment de ciel en couches plissé de masse nuageuse, surmontée d’un pompon rosé. Signe amical du peintre céleste.
Ref/ John Walker, Turner, Harry N. Abrams Inc. New York, 1983
Léon Mychkine