Petit portrait critique de Lisa Gherardini

Leonardo di ser Piero DA VINCI, dit Léonard de Vinci, 1503 -1506, “Portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, dite Monna Lisa, la Gioconda ou la Joconde”, Bois (peuplier), 0,77 x 0,53 cm. Musée du Louvre. Tous droits réservés.

Je me lance. Je suis au bord du plongeoir. Dans la piscine olympique, critiques, spécialistes et opportunistes se partagent le gâteau de la commémoration des 500 ans du décès d’un certain Léonardo. Il y a encore peu de temps la ville d’Amboise recevait la visite des Présidents de la République Française et d’Italie (quartier entièrement bouclé, passants dans les parages dûments enregistrés à la Préfecture d’Indre-et-Loire, voir le plan spécifique ici, ça vaut le coup d’œil). Ces deux illustres personnages se sont recueillis sur la tombe supposée de Léonard, dans la Chapelle jouxtant le Château d’Amboise, “supposée”, car le cimetière ayant été déplacé courant XIXe siècle, on ne sait pas très bien à qui sont les os là-dessous… Ensuite, les deux présidents sont allez visiter la plus grosse arnaque de la région : Le Clos-Lucé, qui est devenu officiellement la “demeure de Léonard de Vinci”, dont la visite n’a absolument aucun intérêt. Enfin, c’est à bord d’une escadrille d’au moins trois hélicoptères de l’armée de l’air que les illustres ont foncé sur Chambord. (Je les ai vu survoler la forêt de Russy depuis mon bureau). Revenons à notre sujet. Léonard est né le samedi 15 avril 1452, à trois heures du matin, dans le village de Vinci, en Toscane. Son père, Piero Frusiono di Antonio da Vinci, cumulait les fonctions de notaire, chancelier et ambassadeur de la République florentine, et descendait d’une riche famille. La mère, Caterina, aurait été une pauvre fille de paysans. Léonardo est donc le fruit d’une union illégitime.

Comment résister, quand on aime la peinture, d’écrire sur le plus célèbre tableau au monde ? J’y pense, et puis j’oublie. Je dois avouer que je n’ai jamais été tellement emballé par “La Joconde”. Nous l’avons vue tellement, et à toutes les sauces… Et je me rappelle, dans un temps très ancien, au Louvre, où il suffisait de se positionner dans la file d’attente de touristes japonais, pour avoir, tout près de soi, ce tableau mythique. Bon ! Et puis, tout à coup, je ne sais pourquoi, je m’y intéresse. Et plus je contemple l’image, et plus je suis intéressé. Et c’est parti ! Le titre du tableau complet est : “Portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, dite Mona Lisa, la Gioconda ou la Joconde”. Je ne vais pas me livrer à une exégèse exhaustive de tout ce qui a été écrit sur la Joconde, ce serait trop ennuyant, et trop chronophage. Je vais me limiter au minimum de sources, et tenter de faire parler cette image, qui fait tant parler (surtout photographier!). Commençons par le marronnier le plus sec à son sujet : Son sourire. Il est admis universellement que Lisa Gherardini fut dépeinte en train de sourire. Et que de spéculations sur ce supposé sourire ! D’aucuns ont même été jusqu’à avancer qu’il s’agissait d’une fille facile, pour ne pas dire autre chose. Ou bien que c’est à cause d’une mauvaise dentition qu’elle tient ainsi sa bouche fermée ! Mais je fais la supposition qu’il n’en fut rien. N’est-ce pas plutôt ainsi, et tout simplement, que se posent ses lèvres ? Car voyons ! si elle souriait, ce serait répercuté sur les fossettes, mais qu’elle ne possède peut-être pas, mais alors nécessairement sur les joues. Nous aurions des petites rides, appelées précisément « rides du sillon nasogénien » (du grec ‘nazo’ et ‘genien’, menton), qui circonscrivent les ailes du nez jusqu’aux angles de la bouche. Mais où sont-elles, ces rides du sourire ? En voit-on de telle sorte ? Non. Je réitère donc ma supposition qu’il s’agit ici de la pose naturelle des lèvres de Lisa Gherardini. Il n’y a plus rien de “mystérieux”, du coup, dans ce supposé sourire… Vous allez penser que je ne peux pas contredire ce qui est universellement admis : Le Sourire De La Joconde. Mais vous allez voir que je ne suis pas le seul à contredire cet universel. 

Parlons du visage. C’est la fameuse technique du sfumato (littéralement, « enfumé » !). Le sfumato consiste à superposer les glacis (on le sait, le glacis est une technique de la peinture à l’huile consistant à poser, sur une couche déjà sèche, une fine couche colorée transparente et lisse). Ce sont les peintres primitifs flamands qui ont inventé cette technique, et c’est Alessandro da Messina, après son séjour en Flandres, qui a importé cette dernière et l’a montrée à ses amis peintres, dont Léonard.

Ici, il n’y a pas moins de vingt couches. D’où un effet, déjà, que l’on peut qualifier d’“hyper-réaliste”. Cela donne une grande douceur dans la texture. On dit que Leonardo a pris le temps de poser ses couches. D’après Giorgio Vasari, quatre ans ! Mais aucun moyen de le vérifier… En tout cas, certaines ne dépassent pas le millimètre d’épaisseur ! Du coup, nulle trace de pinceau ! Quand je vous dis que c’est hyper-réaliste… Mais ce merveilleux sfumato s’est craquelé, et le verni a jauni. Car il faut bien tout de même rappeler que la Joconde n’avait pas cette carnation quasi ocre. Et nous en reparlerons. Sans ces craquelures et les effets cruels de la lumière naturelle à travers les siècles, ce visage resplendirait comme la Lune si elle n’était défoncée ! (Savez-vous, cher lecteur, que la Lune est littéralement défigurée par des bombardements d’astéroïdes, ça a commencé très fort il y a 3,5 milliards d’années. Ces trous et cavités ont finalement eu pour effet de piéger la plus grande partie de la lumière du soleil. Si tel n’était pas le cas, les nuits de pleine lune, il ferait jour!) Donc, on peut le dire : Honte aux déformations chromatiques du temps !

Regardez ces traits. On ne sait où ils commencent ni où ils finissent ! Admirez l’arrête et les ailes du nez. Comment les yeux s’inscrivent naturellement, comment rebondissent doucement les arcades sourcilières. On dirait que la peau, tout uniment, s’est étalée sur la face est s’est modelée. Nous sommes entre les années 1503 et 1507. Au tout début du XVIe siècle. On pourrait comparer avec d’autres peintres, plus ou moins proches. Par exemple, prenons le “portrait d’une jeune femme”, exécuté par Rogier Van der Weyden, en 1435.

À première vue, voilà une bien jolie jeune femme, avec une peau bien restituée. On relèvera ceci dit quelques difficultés. L’œil gauche semble situé tellement à l’extrémité du visage que ce dernier, brusquement, disparaît dans un improbable angle aigu. De fait, le côté droit du visage est amputé (graphiquement), afin accentuer l’effet de trois-quart. Mais, pour que le visage s’enfuie si vite, il faudrait qu’il fût orienté de trois-quart. Or il ne l’est pas. Nous avons donc affaire à un visage impossible. Du côté gauche, toute la joue semble parfaitement plate, ce qui ne correspond pas à la joue droite. L’aile droite du nez est défectueuse (la narine est étrangement repliée). Les yeux sont globuleux, comme quasi ceux d’une grenouille. Notons tout de même que le bas des yeux est plus réaliste que le haut. Il en effet très difficile de “passer” du pli palpébral supérieur au bord inférieur du sourcil ; cela ne se fait pas sous forme de traits, mais de volumes. Rappelons que la paupière inférieure est délimitée par deux sillons cutanés formant le sillon « palpébro-génien de Charpy ». Je ne fais pas mon pédant, mais je trouve extraordinaire et pour tout dire fabuleux que même un pli de peau soit doublement nommé. On pourrait dire : « le pli palpébral inférieur ». Non. « C’est le sillon palpébro-génien de Charpy ». Avant Charpy, il était nommé « sillon palpébro-génien d’Artl », signifiant par là la limite entre entre la joue et la peau de la paupière.1 Quant aux arcades sourcilières, elles sont situées à une hauteur proprement irréaliste. Weyden a ajouté une touche de rouge sur la pommette droite, mais cela ne fait guère illusion. Quant à la bouche, elle semble maquillée. Est-ce bien normal ? Weyden ne profite-t-il pas de ce subterfuge afin d’annuler toute la difficulté qu’il y a à former les lèvres ? Le rouge à lèvres, bien qu’ancien (on l’utilisait en Mésopotamie, à partir d’une mixture composée de pierres semi-précieuses concassées et mélangées avec de la cire d’abeille), est banni par l’Église au Xe siècle et ne redevient tolérable qu’à partir du XVIe siècle, et ce, d’abord en Angleterre. On peut donc soupçonner Van der Weyden d’avoir feint. Si tel n’était pas le cas, pourquoi, si cela fût à la mode, Lisa Gherardini n’aurait pas, elle aussi, les lèvres mises au rouge ? (ce dernier argument est peut-être spécieux, j’en conviens).

Leonardo ne feint pas. Il peint, dessine presque, cette bouche délicieuse, d’une sensualité parfaite. Afin d’accentuer la grâce des volumes, la Joconde est aussi légèrement tournée. Et voyez le philtrum, soit la fossette située au milieu de la lèvre supérieure, dont il paraît qu’il s’agirait de la trace vestigiale de la fente que l’on trouve sous la truffe d’autres mammifères… Voyez comment Leonardo l’atténue, adoucissant par là-même encore davantage la beauté de ces lèvres, et, parce que Léonard en avait eu probablement l’intuition, l’esquisse du philtrum accentuerait encore la beauté proprement humaine. Certes, le nez est un peu épais, mais il est parfaitement proportionné au reste du visage, et  je suppose, encore une fois, que Leonardo ne triche pas ; cependant que l’éminent Daniel Arasse (citations plus bas) dit, qu’à la vérité, Léonard aurait augmenté la beauté de Lisa… Nous y reviendrons. Et voyez ces yeux ! La première chose qui frappe, ce sont les cernes. On se demande tout de suite si Lisa Gherardini était en bonne santé. Notons toutefois la difficulté à représenter le pli palpébral ; c’est extrêmement difficile à représenter. Même en photographie, on peut voir ce pli, mais ce n’est pas un trait. Voyez par exemple ici une photographie de Richard Avedon. On voit bien les plis palpébraux de Marilyn, mais ce ne sont pas des traits. Je crois que Léonard y parvient, on dirait même qu’il réussit, pour ainsi dire, à produire un trait ombré, ou bien quelque chose comme une ombre dans le trait. Mais même un maître tel que Gerhard Richter ne parvient pas à transformer le pli en volume ; voir par exemple le portrait de Betty, sa fille, ci-dessous, alors âgée de 10 ans. (À l’instar d’un Chuck Close, le “roi” de l’hyperréalisme, qui ne peut pas éviter non plus de souligner le pli palpébral. Mais je ne mets pas Richter et Close sur le même plan. Le premier est peintre, l’autre non, et je m’épancherai sur la question dans un autre article).

Gerhard Richter, ‘Betty’, 1977, 30 x 40 cm, huile sur toile. Tous droits réservés.

Revenons à Lisa Gherardini. Le front est grand, haut, et intelligent, comme on dit d’un front semblable. Le visage est rond, rondeur que l’on retrouve au niveau du menton, légèrement arrondi en contrebas. Leonardo n’arrange pas la vérité du réel, il la restitue telle qu’elle est. Il eut pu parfaitement ignorer ce menton très légèrement lâche ; mais il ne le fait pas. Les mains sont très belles, très fines. L’une recouvre, et l’autre se referme, un peu “en crabe”. Mais voyez la main gauche, à la hauteur du pouce ; cette ligne avec l’index. L’art est difficile, même pour Léonard. Que dire sur les vêtements ? D’après certains spécialistes, tels que Bruno Mottin, curateur du Louvre, Mona Lisa est vêtue d’un habit fait de gaze (une étoffe très légère, ajourée et transparente, faite de fil de coton, lin, laine ou soie, quelquefois d’or ou d’argent), en usage au XVIIe pour signaler l’état de jeune maman. Ce qu’est, à ce moment du temps, Mona Lisa ; elle fête le premier anniversaire de son enfant, Andrea. Quelques choses sur les plis ?

En fait, le vêtement entier est plissé, mais le châle léger jeté depuis l’épaule gauche et passant dessus le sein gauche, où se finit-il ? Il semble se confondre avec la robe. Essayez-donc de trouver, sur le plan rapproché ci-dessus, les limites de ce châle… Un mot sur la chevelure, insérée sous un voile. Les cheveux roux, presque rouge. C’est comme si Lisa Gherardini nous disait : « je suis telle que je suis ». Partant, reflétant un état paisible, et, semble-t-il, nullement impressionné par le géant qui se trouve face à elle ; elle le regarde, d’un air on peut dire assez désintéressé. À mon avis, cela ne l’enchante pas plus que cela de poser aussi longtemps, parce qu’il est bien clair que ce n’est pas elle qui a demandé à être portraiturée, c’est son mari. Elle a mis au monde deux enfants il y a un mois, et elle est fatiguée. Elle aimerait faire autre chose que de poser pour ce peintre.

Venons-en au paysage. Il faudra expliquer la perspective prodigieuse qui s’établit entre le modèle et le paysage. Comment voulez-vous, en pleine ville, avoir une perspective pareille ! Cela voudrait dire qu’à cet endroit précis où est assise Mona Lisa, soit juste au-delà la fenêtre, il n’y a plus de ville ! justement, puisque tout disparaît dans un plongeon géologique vertigineux, vers la gigantesque route sinueuse côté gauche. Et, encore plus incroyable, il faudra expliquer la folle distance du pont à trois arches côté droit… Pour avoir une telle perspective, Léonard devait se trouver sur un mont très élevé, une montagne même ! Ce qui expliquerait la vue sur ces espèces de monts bleutés, équipollent alors à la hauteur à laquelle se trouve Leonardo… Or il semble bien que le portrait fut réalisé à Florence, ville où l’altitude maximale est de 50 mètres ! Et d’après ce qui est su, le couple n’habite pas près d’un gouffre géologique, mais plutôt en pleine ville (voir le plan ici). De fait, ce paysage a tout d’une phantasmagorie. Il n’a rien à voir avec le sujet. Mais le connaisseur va dire que je dispute pour rien, car Leonardo a peint Mona Lisa dans son propre atelier ! Tout n’est donc que décor. Si cette légende est vraie, il faut se demander pourquoi Léonard à peint un paysage imaginaire aussi mal réalisé. Ça ne tient pas debout. Bien plutôt, Leonardo a peint Lisa Gherardini chez elle, et c’est probablement le mari de Lisa Gherardini qui a voulu que sa femme fût portraiturée devant ce paysage. Et Léonard s’est exécuté, car il allait être payé pour. Donc oui, vous lisez bien : je pense que le fond du tableau n’est pas de Léonard. Il a bien peint ce qui se trouvait derrière Lisa Gherardini, mais ce paysage n’est pas de son fait. Il est inconcevable d’imaginer qu’un des plus grands artistes de la Seconde Renaissance ait pu peindre une telle croûte ! Insistez, si vous le désirez. Regardez les proportions, les couleurs… Tout cela n’a aucun sens. Si le lecteur est sceptique, qu’il compare avec d’autres fonds de tableaux de Léonard, il n’en trouvera pas d’aussi incohérent et laid. Rappelons que la première phrase du Chapitre 1 du Traité élémentaire de la peinture, écrit par Leonardo, et publié qu’en 1651, dit ceci : « La perspective est la première chose qu’un jeune Peintre doit apprendre pour savoir mettre chaque chose à sa place, et pour lui donner la juste mesure qu’elle doit avoir dans le lieu où elle est ». On trouve plus loin, ceci : « Si un Peintre n’aime également toutes les parties de la peinture, il ne pourra jamais être universel : par exemple, si quelqu’un ne se plaît point aux paysages, s’il croit que c’est trop peu de chose pour mériter qu’on s’y applique, il sera toujours au-dessous des grands Peintres. Boticelli, notre ami, avait ce défaut ; il disait quelquefois qu’il ne fallait que jeter contre un mur une palette remplie de diverses couleurs, et que le mélange bizarre de ces couleurs représenterait infailliblement un paysage ». C’est bien pourquoi, quelques lignes plus tard, Léonard enfonce le clou, et déclare que Boticelli « fut, toute sa vie, un très mauvais paysagiste ». Or, quand on compare le moindre paysage de Boticelli avec le paysage jocondien, on voit bien que le premier est supérieur au second… De plus, dans son Traité, Léonard dit bien que plus le paysage est élevé, et plus l’image est limpide, car l’air y est plus subtil et fin que celui proche du sol. À ce compte, les montagnes dans l’arrière-plan devraient être parfaitement lisibles. On ne peut pas dire que cela soit le cas, et ce, même dans la version numériquement restaurée d’Elias et Cotte (voir plus bas). Ça ne passe pas.

Montage rapproché du paysage au-delà la Joconde
Que signifient ces masses de couleurs informes ? Est-ce la main de Leonardo qui a commis cela ?

On peut penser que les perspectives pour le moins fantaisistes que l’on trouve derrière Mona Lisa tiennent plutôt d’un peintre du genre de Bernardino de Conti, ci-dessous :

Bernardino de Conti, ‘Madonna del Latte’, 1501, huile sur toile, Academia Carrara, Bergamo, Italie
Voilà une perspective qui n’a aucun sens, tout est disproportionné, le tout affublé de couleurs quasi grotesques. On dirait une suite de pâtisseries géantes !

Dans sa fameuse “Histoire de peintures”, d’abord radiodiffusée sur France-Culture, Daniel Arasse, dans une émission du 15-07-2015, consacrée à la Joconde — qu’il considère comme le plus beau tableau du monde —, nous fait remarquer que Lisa Giocondo se trouve devant le parapet de la loggia, et non pas derrière, comme on le faisait dans la tradition flamande. De fait, il n’y a plus de séparation formelle entre le personnage peint et le spectateur. « Elle est dans notre espace ». Du coup, elle est livrée au spectateur, sans obstacle. Cependant, le bras gauche, bien installé quasi parallèlement au spectateur, lui semble faire rempart, à défaut du balustre. Soit. Signalons qu’il est indubitable pour Arasse que la Joconde sourit. Il précise que c’est très rare, à l’époque, de faire sourire un modèle. Pour sa part, Léonard, jusque plus ample informé, à peint deux autres tableaux avec au moins un personnage souriant : “la Vierge aux Rochers à la Sainte Anne”, et son “Saint Jean-Baptiste”. On comprendra, qu’hors raisonnement classique, je ne compte pas trois tableaux souriants. Pour sa part, Arasse tient le sourire de la Joconde comme le point cardinal du tableau, « c’est ce qui lie le paysage à l’arrière-plan » ; paysage qu’au passage qu’Arasse reconnaît lui-même comme « incohérent », « étrange », « paysage pré-humain ». Cependant, il y a la question du pont. Si le paysage est pré-humain, que fait-il donc ici ? D’après Carlo Pedretti, spécialiste de Léonard, cité par Arasse, le pont signifie le passage du temps. Mais, du coup, poursuit Arasse, « quel rapport y a-t-il entre ce paysage pré-humain et le portrait  » ? Déjà, Arasse remarque « qu’il n’y a pas moyen de concevoir le passage » entre la partie basse du paysage avec la partie haute. Il y a un « hiatus ». Cet hiatus [et non pas “ce”, pour ceux qui écouteront Arasse], « en fait, il est recouvert, caché, transformé par la figure elle-même, et par le sourire de la Joconde. C’est du côté du paysage le plus à droite que sourit la Joconde. Et donc, la transition impossible du paysage, elle se fait par le sourire, dans la figure ». Mais, fors Arasse, on ne voit pas comment un sourire (soi-disant), pourrait recoller deux pans de paysages qui, nonobstant d’être irréalistes chacun de leur côté, sont encore moins capables d’être réunis. J‘insiste donc : il me paraît impossible que Léonard ait pu peindre un paysage aussi incohérent. Je n’y crois pas du tout. C’est impensable. Arasse essaie de justifier son propos à l’aide d’Ovide, et du fait que la beauté est éphémère… Donc, « c’est ce sourire de la grâce, qui fait l’union du chaos du paysage qui est derrière. Du chaos on passe à la grâce, et de la grâce on repassera au chaos. […] Le portrait est inévitablement une méditation sur le temps. ». Mais finalement, Arasse finira par admettre que ce paysage « pré-humain, [est] affreux, terrible ». Cependant, il prête ces adjectifs à Francesco del Giocondo, recevant le tableau chez lui. Mais Leonardo n’a jamais rendu le tableau au couple Giocondo ! Les paroles fictives que prête Arasse à Francesco del Giocondo traduisent davantage la pensée d’Arasse que celle dudit, puisqu’il n’existe, et ne peut exister, de témoignage sur la commande que le sieur del Giocondo n’a pas reçue. En revanche, et conséquence logique de mon hypothèse de départ, ce paysage « affreux et terrible » était bien présent dans la loggia des Giocondo… Francesco di Bartolomeo di Zanobi del Giocondo, marchant d’étoffes, avait des goûts artistiques limités. En conclusion, on dira que Léonard a peint l’un des plus beaux portraits de femme à jamais. Il l’a peint en vérité, sans fard, sans retouche, et c’est uniquement ce qui l’intéressait  — en sus de peindre magistralement, bien entendu. Et il ne suffira pas de dire que Léonard a peint au vrai ; il faudra s’interroger sur ce fait, cette décision, ce geste au tout début du XVIe siècle.


Une note. J’ai dit que je reparlerai de ce non sourire. En 2004, une équipe de rhumatologiste et d’endocrinologistes ont remarquée de potentielles anormalités sur le corps de la Joconde, suggérant un désordre lipidique. Dans un article sur cette étude (ici), il est suggéré que Mona Lisa était mal alimentée, comme de nombreuses personnes à Florence en ce XVIe siècle. Lisa aurait souffert d’hypothyroïdie, ce qui entraînait des déformations anatomiques, telles que le goitre dont l’équipe suppose que Mona Lisa était affectée. On distingue un xanthelesma sur le côté de l’œil gauche (canthus medial gauche), ce qui indique une protubérance provoquée par le cholestérol, et une grosseur sur la main droite. Il est assez patent que Mona Lisa paraît goitreuse ; ce que Leonardo a tenté, par un jeu d’ombre, de masquer. Mais il ne l’a pas entièrement dissimulé. Là encore, on peut s’interroger sur cette fameuse vérité en peinture, qui, on le voit, ne date pas de Cézanne. Leonardo aurait parfaitement pu changer l’aspect plastique de Lisa Gherardini, et nous n’aurions jamais rien su de ses “défauts” physiques. Mais, n’étant pas historien de l’art, je ne sais pas si cette décision esthétique de Léonard est inaugurale et historique, de fait. Mais il est du coup particulièrement et doublement étonnant que la postérité aura passé outre ces faiblesses esthétiques pour donner à ce tableau le retentissement fanatique que l’on connaît, en en faisant presque un objet sacré. Mais, d’ailleurs, n’est-ce pas cette sacralisation qui empêche la restauration de ce si beau portrait de femme ? On pourrait se poser la question. Mais, avant cela, il faut tout de même reparler du sourire. Les médecins supposent que ce « mystérieux sourire pourrait être la manifestation d’un ralentissement psychomoteur et d’une faiblesse musculaire ». Même les médecins parlent du sourire !, qui, décidément, fait partie du mythe sacral ;  mais ce qu’ils décrivent ensuite annule complètement la manifestation réelle de ce qu’est un sourire, non ? Certes, cette description clinique de l’aspect physiologique  de Mona Lisa pourrait sembler bien cruelle, dévalorisante. Mais ce n’en est pas le but. Signaler ces problèmes de santé revient à mieux souligner le souci de véridicité dans le geste de Léonard, et qu’en ce XVIe siècle, même la bourgeoisie produit des enfants défectueux (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : les enfants de la moyenne et grande bourgeoisie sont d’une beauté sans pareil !). Ainsi, Léonard fait face à son art, et face à la vérité. Il ne transige pas. C’est exceptionnel. Il mourra en 1519, à l’âge de 67 ans ! Mais, en 1503, quand il commence à peindre Lisa Gherardini, qu’a-t-il encore à prouver ? Il est reconnu par tous comme le plus grand peintre de son époque, le Roi Louis XII l’aura fait peintre officiel de la cour, lui commandant des travaux, et François 1er restera fidèle à cet homme, dont il fera un ami (mais non, il n’était pas présent sur sur son lit de mort, ainsi que l’aura dépeint Ingres, et la légende).


Le tableau que l’on voit aujourd’hui a complètement changé de tons au cours des siècles. Il suffit de voir les deux images ci-dessous pour le réaliser ! Deux chercheurs, Mady Elias et Pascal Cotte, ont examiné et soumis à de nombreuses expérimentations la Joconde. On trouvera mention de leur article ici. Attention, c’est très technique, et on y trouve mêmes des équations savantes (ici) auxquelles je ne comprends goutte (vulgarisation ici). Mais je donne ici un aperçu de l’appareillage tout à fait extraordinaire mis en place (traduit de l’Anglais) : « La haute définition de la caméra multipectrale, conçue par Lumiere and Technology  [la société de M. Cotte], utilise un capteur de 12 000 pixels. Un moteur rotatif bouge le capteur sur 20 000 lignes verticales afin d’obtenir une définition maximum de 240 000 000 de pixels sur chaque canal. Le processus d’enregistrement utilise 13 filtres avec une bande passante de 40 nanomètres, 10 filtres dans le champ visible, et 3 dans l’infra-rouge. Le processus de correction est appliqué afin de prendre en compte le foyer de chaque canal. L’éclairage est obtenu par deux projecteurs elliptiques constitué de huit lampes halogènes synchronisées avec le capteur motorisé et produisant une illumination à 100 000 lux de la peinture faisant 53 x 78 cm. La non-uniformité et l’anisotropie de l’illumination est corrigée par des mesures spectrométriques depuis un banc blanc. La configuration obtenue est proche de 57° = 0°, et permet d’ignorer la lumière réfléchie par la surface supérieure dans les rayons collectés. Pour chacun des 100 000 000 pixels utilisés, 13 facteurs de réflectance sont enregistrés…» Je cesse là ma traduction, qui ne se veut qu’un aperçu de la folle technicité ici en jeu. Ce qu’il faut comprendre, “simplement” dit, c’est qu’une fois leur procédé mis au point, le résultat du nettoyage virtuel, chromatique et temporel produit l’image (b) d’une Joconde toute neuve, et telle qu’elle fut supposément. On pourrait parler ici, véritablement, et métaphoriquement, d’une prodigieuse alchimie chromatique.

 
Image tirée de l’article de Mady Elias, and Pascal Cotte, ‘Multispectral camera and radiative transfer equation used to depict Leonardo’s sfumato in Mona Lisa’, © 2008, Optical Society of America

 

 

 

Léon Mychkine


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