ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Philippe Cognée, au Domaine de Chaumont-sur-Loire. (Sémantiques de l’art contemporain #3)

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Philippe Cognée, “Paysage vertical”, 2019, encaustique sur toile marouflée sur bois, 175 x 150 cm, Château de Chaumont sur Loire, © Photo P. Cognée

Qu’est-ce que c’est, la peinture ? Des milliers d’années que la question se pose, sans se poser. C’est ça. Et ce ça, c’est le peintre qui le donne, comme la La en musique. Mais là où le La ne peut guère prêter à confusion — il n’y a pas 24 façons de jouer un La, il me semble (9 fréquences de notes dans la gamme tempérée) —, le ça du peintre, lui, peut y donner lieu, à cette confusion quasi génétique de la perception du peint. Ainsi, regardant le paysage ci-dessus, on reconnaît (nous avons l’habitude) des arbres. Mais c’est vraiment une grâce que nous faisons à l’artiste, parce que notre œil est éduqué (éduqué non pas grâce à la scolarité, qui fut bien affligeante de ce côté, comme quasiment tout le reste d’ailleurs, mais grâce à la rencontre d’amis plus âgés quand on a 20 ans et que l’on est encore présomptueux, mais qu’ils sont assez patients pour vous faire peu à peu comprendre que vous êtes dans l’erreur…). Essayons d’imaginer la réception par quelqu’un qui n’a pas tant l’œil éduqué que cela. Que va-t-il voir ? C’est assez difficile, comme exercice spéculatif, mais essayons. Il verra une surface peinte de tant de mètres ou centimètres carrés. Maintenant, je suppose que si cette personne s’attarde un peu, elle commencera de voir sur la gauche un détail, qui peut faire penser à quelque chose de physique, quelque chose de dur, de dressé, avec des excroissances. Un arbre. Et puis, déplaçant son regard vers la droite, elle verra que ces signes se répètent, mais d’une manière de moins en moins affirmée. Et puis, tout à coup, elle verra une ligne horizontale en bas du tableau. Une ligne qui brouille encore davantage. Une ligne de démarcation entre l’aqueux et le solide, et l’air — l’air qui semble blanc. D’ailleurs, il y a moins de blanc dans ce reflet… Mais le blanc se reflète-t-il dans l’eau ? Oui. On lit et entend que Cognée voit des paysages de campagne et de forêt à travers les fenêtres des voitures ou de trains et que ce type de tableau fait partie de la restitution du visu (l’artiste “prend” aussi des photos). Alors, oui, grande sera la tentation de dire que ce tremblé résulte de l’effet de la vitesse, et il est bien vrai qu’un paysage vu de près depuis l’intérieur d’un véhicule a vite tendance à devenir flou, tremblant, couché. Certes. Mais si Cognée se contentait de peindre un paysage vite vu, alors, franchement, où serait ce petit (ou grand) supplément que nous espérons toujours chez un artiste ? Et justement, Cogné ne se  contente pas de peindre cela, pour au moins deux raisons : 1) c’est très peint, 2) il y a un supplément (+ technique). 1) C’est très peint. Au hasard (ou presque), prenez ce détail

Philippe Cognée, “Paysage vertical”, (détail), © Photo P. Cognée

Ça pourrait “faire un tableau“ en soi. Quand j’écris : « C’est très peint », cela veut dire que Cognée ne barguigne pas, la peinture s’affirme partout (dans le même temps qu’ici elle semble en même temps se dissoudre par endroits). Vous me direz : « mais c’est normal » ! Et je vous répondrai : « non, pas forcément. Il est des peintres qui, une fois le sujet principal de leur tableau fixé, identifié, “savonnent”» (comme dirait Corpet, article ici), c’est-à-dire qu’ils délaissent des zones on pourrait dire de remplissage, vous comprenez ? On trouve ce savonnage chez beaucoup de peintres modernes (même chez Picasso), mais moins, il me semble, chez les peintres contemporains (les “bons”, tout du moins). Pourquoi ? Parce que la peinture contemporaine (et j’y inclurais presque anachroniquement Nicoals de Staël), fait attention à toute illocution picturale. L’illocution, rappelons-le, c’est le fait que l’énoncé linguistique va engager un agir, nécessairement (exemple, si je dis à une personne : « il reste des allumettes ?», cette dernière va regarder dans la boîte. Autrement dit, l’énoncé verbal va provoquer une action qui n’était ni programmée, ni voulue au départ ; c’est une conséquence concrète d’un énoncé purement abstrait (les mots n’existent pas à l’état naturel, tandis que l’on peut trouver des boîtes d’allumettes par terre). De fait, avec mon emprunt philosophique à la théorie du langage, que veux-je dire avec ceci ? Tout simplement que, à partir de l’émergence de l’art contemporain, le rapport illocutoire change : il ne suffit plus de remplir une surface, il faut être consistant, ne rien laisser à redire ni au hasard. Alors, l’illocution est partout présente sur la surface du tableau (la plupart des artistes contemporains ont retenu la leçon, les mauvais, non). À titre d’exemple, prenez un Mondrian, “Composition C”, de 1920.

Piet Mondrian, ‘Composition C’, 1920, huile sur toile, 60,3 x 61 cm, MOMA, New York

Bien ! Faites un zoom écran, je vous prie, sur l’image ci-dessus ; et regardez un peu comment c’est peint. Voyez-vous ce que je veux dire ? Non ? Soit. D’un certain côté (‘on the one hand’), nous avons un tableau qu’il est convenu de dénommer « abstrait ». D’un autre côté (‘on the other hand’), vous aurez remarqué que tout cela est bien mal peint, on dirait du coloriage. Oui, sans exagérer. Il suffit de regarder. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que chez un peintre aussi intellectualiste la géométrie (qui provient ici d’une longue et lente désaccoutumance au “réalisme”, et ceci expliquerait cela ?), exprime à la fois une certaine idée de la rigueur — géométrie —, et une espèce de nonchalance dans le coloris, qui peut laisser tout de même assez pantois. Or, tout de même, rappelons-le, un artiste au prestige monumental n’est pas censé nous offrir à la fois le mieux et le moins, pour ainsi dire. C’est un peu comme si, dans Le Sacre du Printemps, il y avait des fausses notes, ou bien des notes qui affadissaient la partition. Or non, chaque note y est musclée, et utile. Mais tout n’est pas musclé dans le tableau de Mondrian. Vous comprenez ? Si je suis passé par Mondrian pour parler de Cognée, ce n’est pas pour faire une filiation, mais pour bien démarquer ce qui distingue, à ce qu’il me semble, la différence radicale entre l’art moderne et l’art contemporain. À partir de l’art contemporain (Ryman, Judd, Newman), chaque centimètre carré peint devient illocutoire, ce qui n’était pas encore le cas chez les modernes, Mondrian, entre autres : si vous avez bien vu, vous aurez noté l’hiatus tout de même assez incroyable entre audace formelle et bâclage de la réalisation. (J’ai bien conscience de m’attaquer à une vache sacrée — Mondrian —, mais je ne suis pas hindouiste !).  N’importe quel tableau de ce genre ne passerait pas un concours au Beaux-Arts (ça rappelle quelque chose…). De fait, pour en revenir à l’art contemporain, art dans lequel est inscrit Cognée, on voit bien que la technique du ‘all-over‘ est passée par là. Rappelons que le all-over, qui consiste à répandre uniformément de la peinture partout sur la toile, est apparue suite à la technique de Jackson Pollock, qui inondait la toile de peinture, jusqu’à déborder. Cette technique, de fait, à amené les peintres à considérer la toile comme un tout, et chaque centimètre carré comme l’expression de ce tout.  On voit bien que, saisi rapidement par l’œil, le tableau de Mondrian peut faire illusion, mais pas longtemps (100 ans ?), tandis que, où que vous regardiez dans la reproduction de Cognée, il n’y a rien qui puisse être pris en défaut (de la même manière qu’il en était ainsi chez Judd, Newman, ou encore Reinhardt, par exemple ; et quand je cite Judd, je ne fais pas allusion à ces tableaux, qui étaient dans l’ensemble très mauvais, mais à ses ‘specific objects’, qui étaient parfaits, jusqu’à ce qu’il tombât dans le design de supermarché, mais c’est un autre sujet). Ainsi, où que vous regardiez dans l’image de Cognée, ça parle. Voilà pour le premier point 1) c’est très peint. Quand au point 2), voici : Cognée a élaboré une technique tout à fait étonnante dans son exécution. Une fois peint à l’encaustique son tableau, on pourrait penser que Cognée va le laisser bien sécher, et passer à autre chose. Mais pas du tout ; il déroule un film rhodoïde sur sa toile, et passe le fer à repasser ! Si l’on peut lire, ici et là, que la peinture à l’encaustique rappelle l’époque byzantine des icônes, on voit mal comment un officiant passerait ensuite sur sa peinture un fer à repasser ! Et ici est en gésine une question importante : pourquoi Cognée éprouve-t-il le besoin de quasiment “abîmer” son ouvrage ? On espère pouvoir le lui demander. Ceci dit, une fois que Cognée a obtenu cela, nous avons une toile qui aurait pu être irréprochable dans son exécution, mais à laquelle notre artiste ajoute des gestes illocutoires de dégradation. Exemple

Philippe Cognée, “Paysage vert”, 1995-6, encaustique sur toile marouflée sur bois, 99 x 134 cm, Château de Chaumont sur Loire, © Photo P. Cognée

Regardez cette reproduction. Vous constatez ces lignes ondulées ici et là qui parsèment la toile : c’est l’effet “fer à repasser sur rhodoïde”. À ce moment-là, vous vous demandez : « mais pourquoi passer un fer à repasser sur une toile qui a demandé tant de temps ?» Et je vous avouerai que je suis  un peu dans le même état d’esprit. Je ne connais pas toutes les interprétations de ce geste chez Cognée, mais on peut formuler une hypothèse ou deux. Premièrement : c’est un geste qui appartient à ce que j’appelle la sémantique de l’art contemporain, tout comme Richter passant sa grande barre de bois sur un tableau (ici). S’il s’agit d’un sème (une unité minimale de signification), alors on doit se demander ce qu’il peut vouloir dire. Reprenons de la distance. C’est (à ce qu’il semble) un paysage. On peut tout de même admirer comment les formes sont posées, comment elles semblent se mêler sans se dissoudre, comme si Cognée peignait des précipités de couleur qu’il parvenait à figer ; car il est bien sûr que cette peinture bouge ; elle semble même se poursuivre mentalement de chaque côté : par son soin topologique, on voit bien que les bords ne sont pas négligés et semblent se poursuivre dans ce qui pourrait être une suite. Ensuite, nous pouvons nous perdre dans ces rouleaux et faux aplats de couleur, et ressentir quelque chose, la beauté, par exemple. Voilà le supplément (entre autres). Rappelons tout de même cette évidence : ce n’est pas facile de faire un beau tableau. Une fois que nous avons passé un peu de temps dans cette beauté, nous pouvons reprendre du recul, et examiner les plissures de Cognée. Que signifient-elles ? Parmi les hypothèses que j’aurais, je pense que l’application du rhodoïde fondu dans la peinture fait signe à la fois vers un geste de destruction de l’artiste envers son œuvre, et, en même temps, fait état de la superposition technique sur la naturalité du monde, autrement dit, l’attaque et la déformations technologique envers la Nature, attaque dont Cognée nous montre les stigmates, mais que nous ne voyons pas toujours (voit-on le dioxyde de carbone dans l’air et les pesticides dans la végétation ?). Autrement dit, Cognée nous montre une nature naturée, et non plus une nature naturante (cause d’elle-même), pour reprendre une dualité repensée par Spinoza (Éthique). Je pense que c’est une hypothèse valable si l’on pense à l’histoire du paysage en peinture, à sa pureté créationnelle chez Poussin, par exemple, pureté définitivement souillée à partir de la Révolution Industrielle. J’ai tenté ici d’expliciter les effets de l’illocution dans deux reproductions de Cognée, dont l’un est la beauté (interprétation littérale), et l’autre la métaphore (le plastique dans la “chair” naturelle). On pourrait très bien dire aussi que les plis plastiques n’ont rien à voir avec une interprétation de la nature, et qu’ils servent essentiellement au rythme du tableau, à sa luminosité, car ne peut-on pas aussi penser tout simplement au vernis, ou mieux, au glacis ? Sauf qu’ici Cognée aura, de toute manière, fait preuve d’invention, grâce à un élément qui lui est extérieur (le rhodoïde et son devenir dans le peint). Peut-être ne s’agit-il d’ailleurs que de cela, avant tout, la manière de peindre et de faire vivre les masses. Mais, tout de même, il faut insister sur ce passage du fer chaud, car il est indéniable que ce geste abîme la peinture (d’un certain côté), enfin !, imaginez proposer à un peintre de passer sur sa toile finie un rhodoïde au fer à repasser… Je parie qu’il ne trouvera pas que c’est une heureuse suggestion. Cognée exécute un tableau, et puis il l’attaque (ou il ajoute, de son point de vue), il vient contrarier son aspect lisse et propret. C’est un geste étonnant. Bien entendu que pour lui, le geste fait partie du protocole, du processus artistique, mais, pour le spectateur, pour celui qui réfléchit sur les œuvres, c’est quelque chose que l’on peut interroger ; non pas pour le mettre en cause, bien sûr que non, mais parce qu’il est évident que ce geste signifie quelque chose, et nous avons essayé d’y aller voir.

Philippe Cognée, “Hautes Broussailles 3”, 2019, encaustique sur toile marouflée sur bois, 200 x 180 cm, Château de Chaumont sur Loire, © Photo P. Cognée

Face au tableau “Broussailles”, visiteur ou lecteur pensera peut-être à deux peintres. En premier lieu, je parie, à Jackson Pollock. Et en second, possiblement, à Eugène Leroy. Pourtant, rien à voir. Chacun (Cognée, Pollock, Leroy), a sa propre méthode de travail. La première grande différence, c’est que Cognée ne donne pas dans l’empâtement ; tout est lisse, aplati, écrasé, ce qui renoue avec la peinture pré-moderne, d’une certaine manière. Ensuite, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier coup d’œil, il y a plusieurs types de vocabulaire ici, il ne s’agit pas d’une expression monotone (un seul ton) sur une même surface. Il y a assurément probablement des projections, mais aussi des touches, des étirements, et des écrasements-aplatissements (rhodoïde). Exemple :

Philippe Cognée, “Hautes Broussailles 3” (détail) © Photo P. Cognée

« Qu’est-ce que c’est, la peinture ?» Et cette question n’est la même que « Qu’est-ce que la peinture ? ». La seconde recherche l’ontologie (introuvable, même à Chauvet), la première cherche à transformer le verbe « être » en “actualisé”. Qu’est-ce qui s’actualise ici ? On pose des questions, et puis on se tait, parce qu’il n’y a rien à dire, au risque de tourner à vide. Cependant, une dernière chose : Dans ce détail, il y a comme des trouées : voyez le passage du fer qui a allongé-étalé la matière, on pourrait croire tout à coup que les broussailles se tiennent devant cette percée, non ? Ou bien je ne fais que chercher obstinément quelque chose de déictique (qui désigne un objet), tandis qu’après tout, il ne s’agit avant tout que de la propre expression de la peinture… pour ce qu’il en de M. Cognée.

PS. On peut voir une trentaine de tableaux présentés dans les galeries des ailes Sud et Ouest du Château, dont certains ont été retouchés ou exécutés spécialement pour l’occasion. Il y fait très bon, et l’on peut rester le temps voulu afin de bien apprécier ce très beau travail.

Léon Mychkine


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