Piero Manzoni : nouvelles matérialités, nouvelles mythologies, ou l’ABC auratique

 
Piero Manzoni, “Achrome 1962”, Fibre de verre sur bois recouvert de velours, 81.3 x 64.8 x 26.4 cm, MoMa   

Notice du MoMaEn 1957, Manzoni a commencé à réaliser sa série “Achromes”, des œuvres d’art dépourvues de couleur et caractérisées par des surfaces non conventionnelles qu’il appelait “la chair vivante”. Manzoni encourageait l’interprétation de ses œuvres en se concentrant sur la matière physique dont elles étaient faites. Dans cette œuvre, l’une des dizaines que Manzoni a créées avec de la laine de fibre de verre blanche, l’artiste a modelé la surface de l’œuvre en touffes et en boucles semblables à des cheveux. Puis, comme il l’a décrit, il “a continué, en faisant d’autres en paille et en plastique, et une série de peintures, qui étaient toutes blanches”.»         

La fibre de verre a été brevetée en 1930, et son véritable usage commercial a tardé ; on peut donc dire que Manzoni utilise un matériau “révolutionnaire” pour produire une œuvre d’art. C’est assez rare pour être souligné. L’étonnant, comme la Notice nous l’apprend, c’est qu’il s’agit d’exprimer la chair vivante. C’est encore plus étonnant. (Les gens qui ne s’étonnent de rien sont morts sur pied). Littéralement, l’œuvre de Manzoni pourrait s’apparenter au déchet, au dé-chu, et, comme par hasard, tout le monde le connaît pour sa “Merda d’artista”, ce qui, on peut le conjecturer, l’aura vraiment desservi, car après un acte aussi provocateur, comment enlever l’écran que cette provocation aura installé entre son œuvre en général et la pensée qu’on peut en avoir ? Or Manzoni était un artiste certes un peu punk avant l’heure, mais il était aussi doté d’une très grande finesse et sensibilité ; ce que sa “merde” a occulté (c’est le principe de la merde). Comme dans le dernier film de Ruben Östlund (Triangle of Sadness, stupidement traduit par Sans filtre), beaucoup de critiques n’ont parlé que de merde et de vomi, qu’on y voit certes en quantité, mais le film ne parle-t-il que de cela ? Mais revenons à Piero, qui a réalisé plusieurs “Achromes”, et même plus que plusieurs. De 1957 à 1962, un an avant son décès, il en réalise 630 (d’après C. Paulhan 2010 ). 

Piero Manzoni, “Achrome”, 1957, mixed media and gesso on canvas, 80,5 x 60,5 cm, Karl & Faber Kunstauktionen GmbH

Mais revenons au début, à l’ “Achrome” 1962, qui ouvre à l’idée d’une toison ; ce que l’on peut aussi rencontrer sur la chair, à condition de prendre le mot « chair » au sens intime, sinon, on dit « peau », n’est-ce pas ? Jamais on ne dit « j’ai des boutons sur la chair », ou bien encore : « j’ai pris un coup de soleil sur la chair ». Parfois, souvenez-vous, une blessure un peu profonde nous faisait dire, enfant, « on voit la chair ». Il y a donc quelque chose de caché, qui est propre à la chair. Mais c’est tout à coup une vraie question (comme disent les journalistes) : Où commence la chair ? Dans le Manifeste d’Albisola (août 1957), écrit par Guido Biasi, et signé par Mario Colucci, Piero Manzoni, Ettore Sordini et Angelo Verga, on peut lire que

« la toile […] sera chair vivante, traduction des émotions les plus secrètes de l’artiste…». 

Mais Manzoni a aussi des choses à dire sur la ligne :

« Cette surface indéfinie (seulement vivante), si elle ne peut être infinie dans la contingence matérielle de l’œuvre, est cependant sans aucun doute, indéfinissable, répétable à l’infini, sans solution de continuité ; et cela est encore plus évident dans les “lignes” ; ici n’est même plus possible l’équivoque du tableau ; la ligne se développe uniquement en longueur, elle court vers l’infini, ; la seule dimension est le temps. Il va de soi qu’une “ligne” n’est ni un horizon ni un symbole, et n’a pas de valeur en ce qu’elle est plus ou moins belle, mais en ce qu’elle est plus ou moins ligne…» (Piero Manzoni, “Libre dimension” [Libera dimensione], Azimuth, 1960.)

Piero Manzoni, « Line », 1960, ink on paper, 61 × 50.2 cm

C‘est tout de même le degré zéro de l’artefactuel, ou bien une surdose de mythe. Comment voulez-vous qu’une ligne coure vers l’infini sur soixante centimètres ? L’infini, ça ne peut que se penser, pas se matérialiser, surtout pas par une main. Mais qu’il y ait ici une partie mythique s’explique par son recours, tout à fait assumé par Manzoni, qui cosignait en 1956 un prospectus, “Pour la découverte d’une zone d’images”, dont la première phrase donne :

« Sans mythe, il n’y a pas d’art.»

Maintenant, la question que l’on peut se poser, c’est “Manzoni a-t-il vraiment besoin de ce support théorique relativement fumeux ?” Peut-être en a-t-il besoin en 1956, mais qu’en est-il de nous, en 2023 ? Avons-nous besoin de ce charabia ? Mais en 1969, du moins en Italie, on croit encore au “Nouveau”, tel ce Manifeste distribué en le 09 avril 1960, “La “nuova concezione artistica”, signé par Manzoni et al, et rédigé par Manfredo Massironi, dans le lequel nous lisons que

« la “Nouvelle conception artistique” abandonne l’espace limité par les deux dimensions pour un espace plus vaste dont la lumière est l’élément déterminant. La “Nouvelle conception artistique” dépasse l’esthétique traditionnelle pour défendre une éthique de la vie collective.»

Ce genre de déclaration s’explique par une sorte de mystique socialiste de l’universalisme ; Manzoni, comme ses amis ces années-là, qui estime que si l’on cherche au profond de soi, on trouvera l’universalité de toute l’humanité, comme énoncé clairement dans le prospectus “Pour la découverte d’une zone d’images II” (c1957):

« Pour l’artiste, il s’agit d’une immersion consciente en lui-même, par laquelle, ayant dépassé ce qui est individuel et contingent, il plonge jusqu’au germe vivant de la totalité humaine. Tout ce qui s’y trouve de communicable pour l’humanité est tiré de là, et la découverte du substrat psychique commun à tous les hommes rend possible le rapport auteur-œuvre-spectateur. De cette façon, l’art a une valeur totémique, de mythe vivant, sans dispersion symbolique ou descriptive : c’est une expression primaire et directe.»

Au mieux, c’est utopique, au pire, c’est du charabia ; mais, quelle que soit l’issue, il est clair que ce sont là des actes de foi. Mais, plus qu’un projet socialiste, il s’agit probablement là d’un projet communiste, ce qui expliquerait l’énoncé comme quoi la “Nouvelle conception artistique” dépasse l’esthétique traditionnelle pour défendre une éthique de la vie collective.» Comment voulez-vous que la production artistique abouche à une chose telle qu’une éthique de la vie collective ? Le blanc, très dominant dans la gigantesque série des Achromes tend-il à symboliser cette neutralité universelle, et, surtout, entend-il contribuer au combat contre le “style” ? En 1957, rédigé par Enrico Baj, le Manifesto contro le stile (et signé par Manzoni et al) met en garde contre toute

« invention [qui] risque[rait] à présent de faire l’objet de répétitions stéréotypées à des fins purement mercantiles. Il est donc urgent d’entreprendre une vigoureuse action contre le style en faveur d’un art qui soit toujours “autre” (cf. Michel Tapié)

Programme bien assumé par Manzoni qui produira des “Achromes” tous différents. Dans ce Manifeste, les signataires (parmi lesquels on trouve Yves Klein, Arnaldo Pomodoro, Arman, etc.), se définissent en tant que « NUCLÉAIRES »:

« nous, les NUCLÉAIRES, nous dénonçons aujourd’hui la dernière des conventions — le STYLE. Nous admettons comme les dernières formes possibles de stylisation les “propositions monochromes” d’Yves Klein (1956-1957).»

L’argument pourrait se retourner comme au judo : car enfin, produire une œuvre d’art, c’est produire un style. Mais nous comprenons l’argument : il s’agit d’éviter le piège, ou le renoncement à l’éthique, tout du moins, à une certaine éthique, qui veut que l’artiste cherche constamment à se dépasser, à se questionner, à se remettre en question, pour ne pas éventuellement devenir une simple enseigne, où l’on sera sûr de trouver toujours les mêmes produits ; car un artiste n’est pas un marchand des quatre saisons. Et c’est donc à la faveur de cette citation que nous trouvons peut-être un indice quant à la “politique esthétique” des Achromes, située probablement dans ce mini-programme :

« admettre comme les dernières formes possibles de stylisation les “propositions monochromes” d’Yves Klein (1956-1957).»

Mais alors, comment faut-il comprendre le terme de « stylisation » ? Comme quelque chose qui est encore acceptable au sein des NUCLÉAIRES (rappelons que le Manifeste est cosigné par Klein), mais qu’il faut aller encore plus loin ;

« Peintures d’une création toujours nouvelle et chaque fois unique, pour lesquels la toile constitue la scène toujours renouvelée d’une imprévisible “Commedia dell’Arte. Nous affirmons que l’œuvre d’art se reconnaît à son caractère unique et à sa “présence modifiante”, dans un monde qui récuse les artifices de la commémoration pour la réalité active de la seule présence.»

Et cette nouveauté perpétuelle, apparemment, peut même n’être axée que sur une seule couleur, le blanc :

« … la question est pour moi de proposer une surface intégralement blanche (ou plutôt intégralement incolore) en dehors de tout phénomène pictural, de toute intervention étrangère à la valeur de la surface ; du blanc qui n’est pas un paysage polaire, une matière évocatrice ou une belle matière, une sensation ou un symbole ou autre chose encore ; une surface blanche qui n’est qu’une surface blanche (une surface incolore qui n’est qu’une surface incolore) ou plutôt, mieux encore, qui est, et c’est tout : être (et l’être total est pur devenir).» (Piero Manzoni, “Libre dimension” [Libera dimensione], Azimuth, 1960).

Quelques choses à décortiquer, ici. On notera d’abord l’association entre « blanc » et « incolore ». Peut-on dire du blanc qu’il est incolore ? Mais si le blanc est une couleur, comment pourrait-on caractériser une couleur d’incolore ? C’est étrange. Je regarde au dehors. Dans le paysage, mais aussi dans ma pièce, il y a de l’air. Voilà de l’incolore. Bien. La fin de la citation prend une bifurcation : que le blanc soit incolore ou pas, il est. Pour qu’il “soit”, étaler le blanc à la Malévitch ne suffira pas ; il faut donner des signes d’être, ou, à tout le moins, d’étant. Comme ici :

Piero Manzoni, “Achrome”, 1959-1960, Toile cousue, 464.8 × 464.8 cm

 

Piero Manzoni, “Achrome” [Détail], 1959-1960
Ce détail nous permet de voir un peu mieux les aléas de l’aventure du blanc sur la toile cousue, ou vice-versa ; et c’est en regardant attentivement que l’on peut (peut-être) déceler des “mouvements d’être”, disons d’étant. Il est vrai que c’est assez minimaliste. Question : Manzoni n’a-t-il pas, dans sa déclaration, injecté un peu beaucoup de ce qu’on appelle en anglais “self-fulfilling prophecy” (prophétie autoréalisatrice)? Mais n’y a-t-il pas là aussi un risque de fétichisme, c’est-à-dire d’une surdétermination projetée (par la conscience de Manzoni, son intentionalité) dans le medium ?

Bien qu’à un moment toutes les théories artistiques tombent comme feuilles à l’automne (c’est beau), c’est peut-être alors une solution que de décider que toute œuvre sera unique, non réitérable. C’est aussi un risque très grand : On sort à chaque fois de sa zone de confort (terme à la mode) pour produire “autre chose”, ce qui n’empêchera pas, par la suite, et quasi à chaque fois, de reconnaître un “Achrome” de Manzoni ; et ne restera alors que la vérité nue de l’objet d’art, et les trois seules questions qui vaudront seront : “Est-ce que la vision de cet objet d’art me fait quelque chose ?” ; “Est-ce que cet objet me questionne ?”; “Peut-on en détecter une certaine forme d’aura” (i.e, la “présence modifiante”) ?

Résumons : A) énactivité (de l’objet sur le regardeur-mental, B) questionnement potentiel, C) détection auratique.

Ne pas se répéter, c’est parfois se contredire. Pour preuve, il est des Achromes en couleur :!

 

Piero Manzoni, “Achrome”, 1962 ca., pain et kaolin, 17.5 × 26.5 cm

 

Piero Manzoni, “Achrome”, 1962, paquet de papier journal, ficelle, cachets de cire, scellé, colle sur toile, 45 x 45 cm

 

 

Piero Manzoni, “Achrome”, c. 1960, carrés de coton-laine, 40 x 30 cm

 

Piero Manzoni, “Achrome”, 1961, laine de fibre de verre, 66,8 x 58,4 x 24,8 cm

 

REFS. Piero Manzoni, Contre rien, Allia, 2002 //// Camille Paulhan, “Piero Manzoni. Se diviser pour mieux régner”, Journée détudes Les fluides corporels dans lart contemporain, INHA, juin 2010 /// Playslist : Arctic Monkeys, Eliane Radigue, Bill Evans

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


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