Pierre Soulages, peintre éminent

Pierre Soulages est un peintre, un très grand peintre. Ce genre d’affirmation ne pose guère problème. Ça fait consensus. La plupart des amateurs, connaisseurs, ne voient rien à redire à ce genre d’assertion. Cela semble évident. Cela fait tellement longtemps qu’il est présent sur la scène contemporaine ! Et après tout, une telle durée, une telle reconnaissance, ne peut que, de fait, lui accorder un certain mérite, une certaine valeur. Mais ce n’est pas ainsi que je vois la chose. Soulages est un très grand peintre parce qu’il a choisi la soi-disant non-couleur la plus revêche pour peindre : le Noir. On dit toujours en effet que le noir n’est pas une couleur. Mais, personnellement, j’ai toujours trouvé cette condamnation stupide. Le Noir ne serait pas présent dans la Nature… Bien sûr que si ! Il y a du Noir dans la Nature. Le Noir ne serait pas une couleur parce qu’il absorbe toutes les autres. Oui ; c’est vrai, mais, sous la main de Soulages, le Noir devient la Mère de toutes les couleurs, ou quasi. Sous la main de Soulages, le Noir devient une matière révélante, révélatrice, et éminemment susceptible. Il est, à ma connaissance — limitée —, le seul peintre qui réussit aussi admirablement à faire vivre la peinture à partir d’une seule tonalité. Mais, pour s’en rendre compte, il ne faut pas rester statique, comme on le reste souvent face à au tableau. Souvent, en effet, devant un tableau, on regarde en plan américain, et puis on se rapproche, cherchant tel ou tel détail. Avec Soulages, la modalité de réception esthétique est tout à fait différente. Il est le premier peintre qui demande au spectateur d’inventer une quasi chorégraphie (à tout le moins une certaine disposition du corps) pour apprécier pleinement son travail. Ainsi, face à l’un de ces tableaux, circa 1985 :

Pierre Soulages, Peinture, 51 x 165 cm, 2 décembre 1985, huile sur bois, Legs Pierre Bloch, Musée d’Art Moderne de Paris (photo Mychkine)

Alors, Soulages, peintre du Noir ? Comment arriver à mettre du blanc dans du noir, quand le peintre n’en a pas mis ? J’entends déjà la réponse : C’est l’éclairage ! Sous-entendu, c’est la lumière de l’éclairage qui vient se piéger dans les plis soulagiens. Oui, d’accord. Mais, dites-moi, un tableau ne vit-il pas que depuis la lumière ? À quoi ressemble un Vélasquez dans la nuit ? À rien. Voyez-vous où nous allons ? Soulages est un peintre qu’il ne serait pas inconsidéré de qualifier de génial. Pourquoi ? Au bout d’un long processus, qui lui prend des années de vie, il finit par ne poser que du noir sur son tableau, qui, rappelons-le, est fait de bois, comme au Moyen-Âge, car quelle toile pourrait supporter autant de matière sans se déformer horriblement ? Donc, Soulages, à un moment, adopte le noir, sans concession. Plus de motifs géométriques à plusieurs valeurs et valences. Terminé. Noir sur noir. Mais, à partir de là, Soulages ne fait plus vivre la peinture uniquement dans son milieu propre (peinture, format, châssis supposé, dimensions…) ; il conditionne la vie de sa peinture à la lumière seule et à la réception mobile du spectateur ; autrement dit, Soulages livre une peinture qui a besoin de la vie pour vivre. Ça a l’air peut-être bête à dire, mais beaucoup de peintures n’ont pas besoin de ce que Soulages requiert, c’est-à-dire une dynamique. La peinture de Soulages circa 1980 requiert un spectateur actif, participatif. S’il ne bouge pas face au tableau, s’il n’interroge pas les sinuosités du brossage, il y a des risques que la rencontre entre l’œuvre et le spectateur n’ait pas lieu, et que ce dernier se dise : « encore une peinture de plus ! C’est fait ! ». Mais faire face à une peinture de Soulages à partir de cette date, ce n’est pas faire face à n’importe quelle peinture.

Pierre Soulages, Peinture, 51 x 165 cm, 2 décembre 1985, huile sur bois, Legs Pierre Bloch, Musée d’Art Moderne de Paris (photo Mychkine)

Combien de nuances de Noir ? Cette question, en elle-même, n’est-elle pas quasiment poétiquement absurde ? Mais c’est bien parce que nous nous trouvons face à la peinture de Soulages que nous en venons à nous poser ce genre de questionnement. Regardez cette prise de vue en biais. Combien de tons distinguez-vous ? Du noir, du gris, du blanc, de l’argenté, du bleu rouille, ou bien, prenons les choses par leurs noms : Noir d’Ivoire, Noir de Mars, Bleu noir, Gris noir, Brun noir, Noir foncé, Noir graphite… Voyez que la question n’était pas si absurdement poétique ? Bien plutôt, pragmatique. Mais, vous me direz, n’est-il pas déjà et en soi extraordinaire qu’un peintre réussisse à rendre du blanc avec du noir ? C’est insensé. Les ‘black paintings’ d’Ad Reinhardt, pour les chef-d’œuvres qu’elles sont, ne produisent pas cet effet. Pourquoi chez Soulages ? Pour une raison très simple. La peinture de Reinhardt a recours à fort peu de pigments, c’est une peinture extra-plate, d’une finesse inouïe, sans vernis, ce qui la rend intransportable, au risque d’une manipulation fatale. À l’inverse, la peinture de Soulages est celle de la matière même, de la pâte, oserait-on dire. C’est solide. Ainsi, il y a encore là certainement un paradoxe entre ces tableaux massifs et la finesse des jeux de lumière ; car comment faire plus fin qu’un rai de lumière ? C’est impossible. Attention ! Je ne suis pas en train de dire que Soulages est le peintre de la lumière, énoncé qui commence à prendre la forme d’un marronnier. Je dis que Soulages est un grand peintre, et qu’à un certain moment de sa trajectoire d’artiste, il invente une peinture dynamique, qu’il est impossible de neutraliser dans ses effets réfléchissants. Les peintures dont je parle ici, on peut commencer à les approcher depuis le côté même, latéralement, et puis se déplacer doucement, en arc de cercle. En un seul mouvement, ce n’est plus le même tableau ! On lit ici que pour Soulages, le Noir est la matière d’avant la couleur, d’avant la naissance de l’Univers. Oui. Peut-être. Ici, ce n’est pas la théorie poétique qui m’importe, mais les effets de la technè, ce concept qui associait, dans la philosophie grecque de l’art, technique & création artistique.

Pierre Soulages, Peinture, 51 x 165 cm, 2 décembre 1985, huile sur bois, Legs Pierre Bloch, Musée d’Art Moderne de Paris (photo Mychkine)
Pierre Soulages, Peinture, 202 x 453 cm, 29 juin 1979, huile sur toile, Musée d’Art Moderne, Paris (photo Mychkine. Ici, prise de vue légèrement de biais, sans pied ; pardon pour les puristes et les professionnels…)
Pierre Soulages, Peinture, 202 x 453 cm, 29 juin 1979, huile sur toile, Musée d’Art Moderne, Paris (photo Mychkine, détail)

À partir de 1979 Soulages décide de recouvrir sa toile de noir uniquement, y découvrant des possibilités infinies. En un mot : La vie du trait.

Léon Mychkine