Maurizio Cattelan est, supposément, un “artiste contemporain”. Il est né en 1960, il a donc 64 ans. À cet âge, un artiste a un corpus, une œuvre. Quel est le corpus de Cattelan ? On peut se le demander. Mais je tente une réponse abrupte : Le corpus de Cattelan, c’est le N’importe Quoi. Le N’importe Quoi a été introduit, dans l’art, et par la bande, par Marcel Duchamp. Soyons clairs : Ce n’est pas Duchamp qui a fait n’importe quoi, mais il a, à son insu, dessiné, matérialisé la porte du N’importe Quoi. Et c’est en raison d’une mécompréhension du readymade qu’est donc apparue cette nouvelle porte dans les appartements de l’art, qui n’aura d’ailleurs été ouverte, enfoncée plutôt, que bien plus tard, par toute une descendance d’aigrefins, mais aussi, et heureusement, par quelques artistes qui ont finalement compris, dans le bon sens du terme le message duchampien, ce qui n’est pas le cas des “artistes”-aigrefins. Autrement dit, il y aura eu deux manières d’hériter de Duchamp.
Redisons-le : Duchamp n’a jamais fait N’importe Quoi (ci-après NimP), et il faut rappeler que dans ses Entretiens avec Pierre Cabanne, il dit explicitement que le readymade (orthographe Duchamp) n’est pas une œuvre d’art ; tandis qu’on lui fait dire l’exact contraire depuis 1916 ! Duchamp, durant sa vie, a eu autre chose à faire que de dire et répéter que le readymade n’était pas une œuvre d’art, mais que c’était plutôt une façon polymorphique, pluridisciplinaire, d’interroger l’art et la compréhension de l’objet, au sens large du terme — on oublie constamment que le readymade peut aussi se manifester sous d’autres formes qu’objectales, comme on peut le lire au chapitre 4 de ses Notes concernant la “Boîte verte” ; où Duchamp propose de performer (le mot « performance » est employé en fin de Notes !), le readymade sous forme écrite (sur un mur, par exemple), ou verbale : dire quelque chose de prédéfini, à telle heure et minute précises ; à tel endroit, ce qu’il appelle « une sorte de rendez-vous ». Le readymade est polymorphe, car notamment il y a des readymade d’« ombres portées », ce qui est assez poétique. Bref, on comprend que le readymade ne peut pas être subsumé sous la seule forme d’un objet en trois dimensions, ce que l’on a pourtant retenu comme seul héritage, et ce qui est bien commode pour les aigrefins, où nous en revenons à Cattelan.
À regarder ses œuvres, on constate qu’elles sont hétérogènes, avec quelques récurrences, mais, surtout, qu’elles sont impeccablement réalisées ; elles sont chic. C’est en cela que le NimP gagne en audience et admiration ; il est chic. Or les collectionneurs, les amateurs, et le servum pecus (« troupeau servile ») adorent le chic. C’est impressionnant, le chic, c’est comme une marque, ça force le respect, et le respect est une voix royale d’accès à l’œuvre d’art. Prenez le sac le plus laid de chez Vuitton ; il reste chic, parce que c’est un Vuitton. De fait, Cattelan, c’est une marque ; quoiqu’il fasse, c’est de l’art. C’est un privilège exceptionnel, qui donne une latitude sans équivalent. On peut compter d’autres “artistes” qui sont devenus des marques, notamment Koons (malgré la profonde inanité de son “œuvre”), Hirst (et ses peintures infâmes, qui font retourner dans leurs tombes plus d’un Monet, Seurat, Vuillard, etc.), ou encore le couple Elmgreen & Dragset, qui expose des piscines en plastique, ce qui ne laisse d’être grotesque. Mais ce ne l’est pas, puisque “c’est de l’art”. Autrement dit, en quelque sorte, Cattelan n’a pas d’œuvre, parce que c’est une Marque ; conséquence : peu importe ce qu’il fait. De fait, Cattelan fait partie de ces aigrefins qui auront franchi la porte du NimP esquissée (à son insu) par Duchamp.
Rappel : Ceux qui passent la porte du NimP ont un programme bien défini en genre, à savoir la production d’objets qui relèvent du N’importe Quoi (ils n’en ont rien à foutre de l’art, donc ils font n’importe quoi). La plupart, si ce n’est tous les “artistes” qui produisent des pseudo- readymade élaborés se réclament de Duchamp. C’est bien pratique pour se trouver un père de substitution, c’est le cas de le dire. Mais Duchamp aurait-il reconnus ces “enfants” ? Je parie que non. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire la conférence prononcée lors d’un colloque à Hofstra, le 13 mais 1960, donc huit avant son décès, pour constater que la conception qu’a Duchamp de l’art consiste en une défense des valeurs spirituelles (oui), toute opposées notamment à ce qu’il appelle le « fonctionnalisme » (qu’il écrit en majuscules). Les propos que l’on peut lire dans cette conférence sont à mille-lieux de l’étiquette de fumiste et bouffon nihiliste que d’aucuns cherchent toujours à lui coudre sur sa veste chemise cravate qu’il portait toujours en 1968.
Retour Cattelan. Exposer, au dessus des fonds baptismaux de l’église de Crémone, un crocodile à la verticale, n’a, en soi, et artistiquement parlant, aucun intérêt. (Je n’inclus ici aucune image, laissant au lecteur le soin d’“aller voir” sur l’Internet s’il le souhaite). Exposer, dans une salle de musée, deux mannequins la tête en bas, revêtus d’uniforme de police, n’a aucun intérêt. Cela ne veut rien dire. Insérer un mannequin de type féminin dans un frigidaire entr’ouvert n’a aucun intérêt. Cela ne veut rien dire. Mais lisons tout de même la Notice (chez Perrotin) :
Nous avons ici un réfrigérateur et une femme assise à l’intérieur, tous deux manifestement hors de propos. Cette scène irréelle nous amène à nous demander comment cette femme s’est retrouvée dans le réfrigérateur. Le précurseur de cette œuvre s’appelle Betsy, qui est la première pièce que Cattelan a conçue pour un collectionneur privé en 1999. Betsy consistait également en un réfrigérateur dans lequel se trouvait un personnage de cire représentant la grand-mère du collectionneur. Malheureusement, elle est décédée au moment où l’œuvre a été achevée, et la famille a trouvé du réconfort dans Betsy, qui a servi à son tour de mémorial. Dans le réfrigérateur de Shadow se trouve une effigie de la défunte mère de Cattelan. L’absurdité de la situation et l’expression obscure du visage de la femme évoquent des émotions et des souvenirs perplexes.
La Notice confirme notre impression visuelle et mentale ; l’aspect biographique ne faisant qu’insister, inconsciemment ou pas, sur la récurrence obscène évoquant le fait qu’un cadavre se conserve au frais, note de l’humour particulier propre à Cattelan. Poursuivons. Faire fabriquer et exposer un baby-foot de sept mètres de long n’a aucun intérêt. Cela ne veut rien dire. Mais ce doit être impressionnant. Comme sont certainement encore plus impressionnants les moitiés de chevaux de Cattelan encastrés en hauteur dans les murs. Mais, là encore, qu’est-ce que cela veut dire ? Réponse : Rien, même si, il faut le reconnaître, son Pape Jean Paul II écrasé par une météorite (“The Third Hand”), n’est pas dénué d’humour.
Artiste autodidacte, Cattelan a abandonné sa carrière de fabricant de meubles pour se consacrer à l’art en 1989. Ses premières œuvres critiquent souvent les personnalités et les conventions du monde de l’art, faisant de lui un « enfant terrible » conceptuel. Cattelan a acquis une renommée internationale à New York avec son œuvre controversée La Nona Ora (La Neuvième Heure) en 1999, qui représente une statue de cire du pape Jean-Paul II frappée par une météorite, initialement exposée à la Kunsthalle de Bâle. (Notice Galerie Massimo De Carlo) [le fait que la sculpture ait connu deux titres différents n’est pas de mon fait.]
On lit ailleurs :
L’examen minutieux du pouvoir et des systèmes de croyance est un thème qui traverse l’ensemble de son œuvre, mais il laisse au spectateur le soin d’interpréter ses œuvres d’art : Un pape est frappé par une météorite…
Où l’on apprend que la carrière d’artiste de Cattelan ne compte que 35 années. Quelle reconversion et quel succès ! Après, n’est-ce pas ?, le ranger dans l’art conceptuel, c’est un peu culotté, mais bon, on le voit, il a sa place sur l’étagère (faite par Donald Judd). Mais attention, on nous dit qu’il examine le pouvoir et des systèmes de croyance… Ah oui ? Tout de même. C’est toujours la même histoire, si l’artiste ne gonfle pas, de lui-même, sa pratique par des discours “intellectuels”, c’est l’Institution Artistique (marchands, galeries, collectionneurs, musées, etc.), qui s’en charge. Mais je suis désolé, l’œuvre de Cattelan n’est pas politique, et, je le redis : les œuvres de Cattelan sont in-signifiantes. Maintenant, lecteur, peut-être te poses tu la question : Mais en quoi l’art devrait-il signifier quoi que ce soit ? La réponse est simple : Si l’art, en ses débuts (quel que soit le “début” auquel tu te réfères, lecteur, autant depuis la Grotte Chauvet que de l’apparition du mot “artiste” chez Dante Alighieri), avait été conçu, entièrement, esthétiquement, philosophiquement, sous la bannière du NimP, alors il n’eut pas survécu plus d’un siècle. Or l’art connaît une très longue vie, bien davantage qu’une vie humaine, on le sait, et, comme par hasard, les “grands artistes” n’ont pas légué à la postérité des œuvres in-signifiantes marquées sous le seul signe du NimP, bien au contraire, c’est l’évidence même. Alors, à qui profite l’inanité stupide et in-signifiante des “œuvres” cattelaniennes ? À la Société du Spectacle (nous y sommes toujours). La Société du Spectacle (lecteur, relis Debord, ou souviens-t’en), n’a absolument que faire de savoir si l’art, en tant qu’Institution trans-historique, est signifiant, c’est le cadet de ses soucis. Ce qui lui importe, c’est qu’on en parle, qu’on le voit, qu’on s’exclame, fasse du bruit, et même que l’on braille, c’est tout bon ! Et il ne faut surtout jamais croire que la Société du Spectacle (ci-après la SocS) en serait venue, par ses collaborations, ici et là, à aimer le “vrai” art. Jamais ! Elle s’en cogne. Nous avons donc, pour défendre l’art, deux ennemis qui nous font face : le NimP, et la SocS. Mais il en existe un troisième : c’est le Programme Relationnel artistique, régulièrement relancé par les promoteurs de l’art en tant que participatif, l’art vu comme une merveilleuse co-création entre artiste et public (merci Bourriaud !), comme le manifeste encore récemment un auteur dans la très chic revue AOC (dans laquelle on écrit souvent en langage épicène, ou dit autrement, en écriture inclusive, comme si la langue avait un sexe, mâle en l’occurrence…), dont on ne peut s’empêcher de donner un édifiant aperçu :
La consécration du désintéressement, l’idéalisme hégélien, la prédominance de la contemplation intellectuelle et individuelle au détriment de la dimension rituelle et collective, la dichotomie très cartésienne entre corps et esprit sont déniés par beaucoup de jeunes curateur·ices, critiques et artistes de la jeune génération. Ceux-ci portent un intérêt croissant, au sein des arts visuels, à des pratiques porteuses d’une forme d’usage possible de la part des publics, multipliant les dispositifs qui mettent le corps en action avec banquets, fêtes et performances. Au sein de cette scène, un intérêt manifeste se dégage pour des pratiques néocrafts, sur la crête de l’artisanat et des arts décoratifs, porteurs d’une dimension politique comme avaient pu le penser en leur temps John Ruskin et William Morris en lorgnant également hors de la modernité industrielle située alors, pour eux, du côté des guildes médiévales d’artisan·es. ← (Raphaël Haziot, AOC, octobre 2024. Haziot cite en note l’inénarrable “sémiologue” argentin Walter Mignolo, qui écrit : « l’esthétique, comme science du beau, “a colonisé” l’aisthesis, comme faculté de perception sensible.» Une telle citation mériterait un article, tant elle est amphigourique, ridicule, et fausse, car Haziot et Mignolo feraient bien d’étudier un peu mieux l’art pour constater qu’il n’existe pas de “science du beau”, malgré la tentative échouée de Baumgarten. J’ajouterai enfin que j’ai traduit le Manifeste décolonial, de Mignolo, que l’on pourra lire pour élever son esprit, ici).
Le discours d’Haziot mériterait aussi un article, mais ira-t-on jusque là ? Au passage, on se demande où l’auteur a bien pu trouver l’idée (saugrenue) qu’“avant” l’art aurait connu une « dimension rituelle et collective…». Tout cela est, au choix, démagogique ou grotesque. Mais où l’on voit donc se dessiner un peu mieux ce troisième ennemi de l’art, la Tendance Relationnelle (TRel).
Venons-en maintenant au problème de la banane. Tout le monde est au courant : Cattelan, représenté par la Galerie Perrotin, expose, en décembre 2019, à Art Basel Miami Beach, pour la première fois, une banane scotchée à un mur. Cette chose sera achetée pour la somme de 120 000 Dollars, ce qui est, déjà, en soi, une somme obscène et ridicule. On le sait aussi, Cattelan a récidivé (sic). Le 20 novembre dernier, il a de nouveau exposé une banane scotchée au mur, qui, cette fois-ci, s’est vendue pour 6,2 millions de dollars, au bénéfice gustatif de Justin Sun, de nationalité chinoise, fondateur de la plateforme de cryptomonnaies Tron TRX, qui, devant des dizaines de journalistes, s’est empressé de l’engloutir. Tout cela est obscène et ridicule. D’après France Info,
Comedian [le nom de la banane scotchée] est une œuvre polémique qui défraie la chronique. Choc pour certains, et surtout électrochoc voulu par l’artiste italien provocateur Maurizio Cattelan. Son souhait était de lancer une peau de banane dans le marché de l’art afin de dénoncer son absurdité. Déjà, les copies fleurissent sur les réseaux sociaux et font le tour du monde sur la toile.
On ne peut pas croire à un tel discours. Premièrement, nous n’avons pas besoin des artistes pour dénoncer le marché de l’art, si tant est qu’il faille, d’ailleurs, le dénoncer… Pourquoi faire ? Pourquoi dénoncer le marché de l’art ? Est-il répréhensible ? Est-il hors-la-loi ? Secondement, Cattelan fait partie, depuis des années, dudit Marché. Mais le Marché de l’art fait aussi partie de la Société du Spectacle (qui ne “rêve” pas — une seconde —, de posséder des millions pour acheter un Rothko, un Bacon, ou bien une Ferrari 458 Spider ?), et le Marché de l’art peut tout à fait bien digérer une banane vendue six millions de dollars, tout comme il a très bien digéré le dessin de Banksy passé à la broyeuse en direct live. La Société du Spectacle a, de longtemps (relire Debord) parfaitement intégré, programmé et financé même, sa propre critique et auto-critique. Par conséquent, Cattelan ne dénonce absolument rien du tout. À la limite, l’opération eut été vraiment subversive si la condition pour l’acheteur avait été qu’il se sodomisât avec la banane face caméra. Là, nous aurions eu de la vraie subversion et le scandale eut été authentique. Mais Cattelan n’a pas les cojones… Sous l’égide de la SocS, on peut provoquer, mais il y a des limites, des limites convenues.
Ci-dessous, nous y arrivons, des extraits du monde médiatique mainstream qui n’interroge jamais mais au contraire valide la nature artistique de l’objet. La Société du Spectacle, CQFD inexhaustif mais pas moins consternant :
20 minutes : ce n’est qu’une banane scotchée à un mur. Pourtant, l’œuvre de l’artiste conceptuel italien Maurizio Cattelan a de nouveau fait sensation sur le marché de l’Art […] L’œuvre de l’artiste iconoclaste et provocateur Maurizio Cattelan, qui existe en trois exemplaires, est censée « interroger la notion d’Art et sa valeur ». Elle a beaucoup fait parler d’elle depuis sa première exposition en 2019 à Miami, où un autre artiste l’avait mangée pour dénoncer son prix (à l’époque de 120.000 dollars)
Libération : … Le Comedian, qui existe en trois exemplaires, peut être renouvelé à l’infini car chacun des propriétaires reçoit un certificat d’authenticité ainsi que des instructions sur la manière de remplacer le fruit lorsqu’il commence à pourrir. Et ce n’est pas la première fois que l’œuvre, qui a pour but d’interroger la notion d’art et sa valeur, se fait dévorer.
Beaux Arts : Cette œuvre facétieuse n’a décidément pas fini de faire parler d’elle. Constituée d’une simple banane scotchée sur un mur blanc par un morceau de ruban adhésif, Comedian (2019) de l’artiste provocateur italien Maurizio Cattelan (né en 1960) avait fait couler beaucoup d’encre (et causé un fou rire mondial) lorsqu’un collectionneur français l’avait acheté 120 000 dollars, faisant de cette banane le fruit le plus cher au monde […] « Cette pièce s’est fait une place parmi les œuvres les plus radicales, de Duchamp à Warhol », justifie Sotheby’s sur son compte Instagram, sous une vidéo promotionnelle théâtrale. « Pour moi, Comedian n’était pas une plaisanterie, mais une réflexion sincère sur ce à quoi nous donnons de la valeur », avait déclaré Cattelan en 2021.
Le Monde : La très chère banane de Maurizio Cattelan, chef-d’œuvre d’art virtuel. …
Moralité : Le monde médiatique, est-ce étonnant ?, fait partie prenante de la Société du Spectacle, il ne critique que rarement ce qu’il devrait, ne connaissant aucune déontologie. De fait, il est toujours complice du pouvoir et de la domination de la Médiocrité culturelle et intellectuelle. Ceci dit, il faut parfois savoir se défaire d’un trublion devenu de mauvais goût ; voir le sort infamant d’un Onfray, passé des glorieux plateaux télé, des foules en liesse en librairie, de sa parole professée (et déjà révisionniste) sur France-Culture (2004), des compte-rendus de lecture et/ou entretiens dans les journaux “de gauche”, Onfray donc, terré maintenant dans les bastions de la droite rance, chez CNews et Europe 1, où il est chroniqueur… Grandeurs et misères de la moisissure de l’intellect !