Les œuvres de Lee Bontecou sont assez uniques ; uniques, dans le sens où l’on ne sait pas très bien à quoi nous avons affaire. Ça ressemble à un tableau, mais ça n’en est pas un. Est-ce une sculpture ? Que dit la Notice du MoMa ?
« Pour réaliser cette œuvre, Bontecou a pris des toiles sur des tapis roulants mis au rebut par une blanchisserie située en dessous de son appartement d’East Village, et a tendu les pièces sur une armature en acier. “Untitled” est à cheval entre la peinture et la sculpture, entre le mécanique et l’organique, entre l’invitant et le menaçant. Le vide au centre reflète une anxiété intense, si l’on considère que l’artiste a réalisé cette sculpture au cours d’une année charnière : l’invasion de la baie des Cochons à Cuba avait échoué, les États-Unis avaient engagé leurs premières troupes au Vietnam et la construction du mur de Berlin avait commencé. Elle a écrit : “Mon souci est de construire des choses qui expriment notre relation à ce pays… à d’autres mondes pour entrevoir un peu de la peur, de l’espoir, de la laideur, de la beauté et du mystère qui existent en nous tous et qui pèsent sur tous les jeunes d’aujourd’hui.” Peinture ou sculpture ? Organique ou industriel ? Invitation ou menace ? Cette œuvre sans titre est un rectangle de toile, comme un tableau, mais qui pousse hors du mur sa bouche à facettes, équivoquement machinale. Nombreux sont ceux qui ont vu dans les œuvres de Bontecou de ce type, avec leurs bords construits et leurs vides creux, les nacelles ou les carters des moteurs à réaction. L’artiste, elle aussi, a reconnu leur influence : “Les avions à une époque, les jets principalement” […]. L’intérêt pour les produits rationalisés de la modernité peut lier Bontecou au Pop art, un mouvement qui se développait au début des années 1960, mais la palette sombre et restreinte de son travail lui confère une sobriété éloignée d’une grande partie du Pop, et elle décrit le monde de manière plus oblique. […] Quant à ces cavités d’encre, un thème récurrent, elle a fait remarquer : “J’aime l’espace qui ne s’arrête jamais. Le noir est comme ça. Les trous et les boîtes signifient des secrets et des abris.” Lorsque Bontecou a exposé pour la première fois ses sculptures en acier et en toile, beaucoup ont loué leurs qualités agressives et inquiétantes. Un autre artiste, Joseph Cornell, a décrit leurs cavités noires béantes comme évoquant “la terreur des bouches béantes des canons, des cratères violents, des fenêtres ouvertes pour accueillir votre fuite sans retour, et les mâchoires des grands fauves”.»
Dans une notice, il y a souvent à boire et à manger. Ici, certainement que la référence au Pop art est superfétatoire. Rien de commun. Et probablement que Cornell a bousculé dans son esprit les références multiples. Je ne sais plus où j’ai lu que Bontecou était fascinée par l’espace, entendez au sens cosmique ; l’univers interstellaire. C’est plutôt à quelque chose de ce genre que l’on pourrait être invité à se diriger, à quelque vitesse sous-luminique ; un objet du troisième type (OTT) : aspect pictural + nature sculpturale = production du tiers. Cela ressemble effectivement à un objet technique, comme la partie basse est évidée, par exemple, d’un booster perdu dans l’espace. Bon, bien sûr, c’est un booster très stylisé, maniéré, à la Titien (?). Mais qu’écris-je ? Je cherche et m’égare dans el jardín de senderos que se bifurcan.
Pris de face, on ne se rend pas compte de l’impressionnant volume de la pièce, tel que :
C’est très impressionnant. Cela vient d’un autre monde.
Avec cette prise de vue ci, on dirait
un Vestige du futur.
Chez Bontecou, il y a de la matière, et nulle tentative de séduction. C’est brut. Ça questionne. (Ces deux phrases ne sont pas grammaticalement concomitantes).
Avec cette vue, on ne peut plus vraiment dire avoir affaire à un tableau. Alors quoi ?
« Mara Tapp : Est-ce que les gens vous demandent parfois, “Qu’est-ce que ça veut dire ?” Que répondez-vous ?
Lee Bontecou : Je ne réponds pas du tout. C’est ce que vous y voyez. Ce que j’y vois, c’est autre chose. Je ne me laisse pas attraper par ça.» (Extrait d’entretien avec Bontecou dans la chicago reader, 2004)
C’était : Une autre époque de la liberté des artistes…
Aujourd’hui, il faut absolument, impérativement ?, cerner le sujet, préparer le terrain pour le visiteur : bien faire dire aux commissaires, à la presse, à l’artiste devenu ventriloque de sa propre parole communicationnelle, que son œuvre parle de cela, précisément : le “rêve”, de “réhabiter monde”, la “réalité”, qu’il s’agit de “bouleverser l’espace et le temps” (excusez du peu !) et bla bla bla… autant de vanités oraculaires qui, bien souvent, hélas, se confronteront à la vacuité des objets en question, qui ne peuvent donner que ce qu’ils ont. La sculpture de Bontecou ne donne que ce qu’elle a, mais il est impossible de la définir depuis un seul mode d’emploi. C’est cela, la liberté de l’œuvre, qui dépassera de toujours le discours. Et nous commençons d’en manquer de plus en plus. Heureusement, Lee est encore là pour nous le rappeler.
Léon Mychkine, critique d’art (membre de l’AICA), Docteur en philosophie