De 1953 à 1993, Donald Judd, et notamment pour pouvoir tout simplement vivre (heureuse époque que celle-là !) a été un critique d’art, et en plus de premier ordre. Il avait un regard acéré, pointu, toujours curieux, parfois cruel, mais toujours intègre. On peut bien entendu parfois être en désaccord, ce qui est tout à fait normal, nous ne sommes pas en religion. Il était en sus doté d’une plume remarquable, soit un excellent écrivain, flanqué d’un sens tant de la formule que d’une vision capable de zoomer comme d’élargir. Ainsi, ce qu’il écrit en 1964 sur l’exposition de Bontecou chez Castelli est, en tout point, et peu de mots, remarquable. Pour preuve :
« Cette exposition est encore meilleure que la précédente. Bontecou est l’une des meilleures artistes alentour. Il y a cinq grands reliefs dans cette exposition et un petit. Deux sont inhabituellement complexes ; les morceaux de bâche câblés aux tiges sont réduits à d’étroites bandes, formant une surface sèche, presque striée, qui est ingérée dans le trou décentré et incurvé. L’un des reliefs est complexe d’une manière que Bontecou a déjà utilisée auparavant ; il y a des trous nombreux et variés et beaucoup de détails belliqueux — des rondelles orificielles, des bouches avec des lames de scie à l’intérieur, certaines barrées, des muselières et des courroies. La dispersion cubiste de ces éléments et leur littéralité sont moins intéressantes et explicite que la forme centrée de la majorité des reliefs. Une pièce horizontale présente une longue crête en forme de scarabée qui masque le haut du cadre en fer qui la soutient, un trou noir central, deux autres latéraux, et une fente inférieure. Le dernier relief est sans cadre visible et est ovale — ce qui est un développement logique. Le trou unique n’est pas un vide noir mais contient des formes de toile grise et blanche. La qualité des reliefs de Bontecou est exceptionnellement unique. Souvent, la puissance réside dans une polarisation des éléments et des qualités, ou du moins dans une combinaison d’éléments dissimilaires. Les quatre aspects évidents des reliefs — l’échelle grande, la forme totale, la structure, et l’image — se combinent exponentiellement en une qualité explicite et sont les aspects d’une forme unique. La nouvelle échelle exclut tout sauf les éléments positifs : il n’y a pas de champ dans lequel la structure ou l’image occurre ; il n’y a pas de contexte de soutien. La forme entière, la structure et l’image sont coextensifs. La combinaison de ces trois aspects est la plus complète dans le relief ovale. La triple existence de l’image en fait un objet. Au lieu de susciter l’idéalisation et la généralisation, en étant allusif, l’objet exclut. Il est actuel et spécifique et est expériencé comme un objet. C’est un objet comminatoire, apparemment capable de tirer ou d’avaler. L’image s’étend de quelque chose d’aussi social que la guerre à quelque chose d’aussi privé que le sexe, faisant de l’un l’aspect de l’autre. Le meilleur art américain est, de diverses manières, sceptique. Bontecou fait son œuvre si forte et matérielle qu’elle ne peut que s’affirmer. Sa qualité est trop intense pour être étendue à des généralisations solipsistes. L’œuvre a une individualité primitive, oppressante, et absolue. Elle est crédible et impressionnante.»
Maintenant, imaginons que nous nous trouvons en compagnie de Judd, en 1964, chez Leo Castelli, dotés tous d’une vision en noir et blanc, comme Mary (voir article ici). Voici donc l’une des vues auxquelles nous aurions eu accès, avec ces images d’époque :
Léon Mychkine
Quelque chose de Bontecou Lee
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