Quiconque confronté à une œuvre d’art, qu’il s’agisse de la re-créer esthétiquement ou de l’investiguer rationnellement, est affecté par ses trois constituants : la forme matérialisée, l’idée (soit, dans les arts plastiques, le sujet [‘subject matter’]), et le contenu [‘content’]. La théorie pseudo-impressionniste selon laquelle « la forme et la couleur nous parlent de la forme et de la couleur, et c’est tout », n’est tout simplement pas vraie. C’est l’unité de ces trois éléments qui se réalise dans l’expérience esthétique, et tous entrent dans ce qu’on appelle l’enjouement [‘enjoyment’] esthétique de l’art. Erwin Panofsky, The History of art as a humanistic discipline, 1939 (In Meaning in the visual arts. Papers in and on Art History, 1955).
Que veut dire Panofsky avec son verbe « recréer » [‘re-create’] ? Cela paraît simple, mais cela implique, pour Panofsky, que le spectateur s’investisse mentalement dans l’œuvre d’art ; ce qui reste à la bonne volonté de ce dernier. Notons qu’une autre approche est celle d’« investiguer rationnellement » l’œuvre d’art. Mais cela pose déjà un problème. Comment investiguer rationnellement une œuvre d’art ? Cela paraît bien bien complexe, voire oxymorique. Cependant, il nous aide avec trois clefs léguées : forme matérialisée, l’idée (soit, dans les arts plastiques, le sujet [‘subject matter’]), et le contenu [‘content’]. Rappelons que ces lignes ont été publiées en 1939. Sont-elles toujours d’actualité ? On peut le penser. Une œuvre d’art, généralement, nous attrape d’abord par un seul biais, optique, émotionnel, ou intellectuel, et, souvent, ou parfois, un biais suffit. Et une fois actualisé par ce biais, le “reste” peut suivre, dans une forme d’engrènement. Maintenant, quand nous ne sommes pas biaisés (dans le sens positif accordé à ce terme depuis le début de son utilisation ici), quand nous ne savons pas comment appréhender (voir le concept de “prehension” chez Whitehead) une œuvre d’art, nous pouvons avoir recours à l’approche-trine de Panofsky, à savoir, redonnons-le, la “forme matérialisée”, l’“idée”, et le “contenu”. La notion de “contenu”, précise l’auteur, tient en ceci :
Le “contenu”, opposé au sujet [‘subject matter’], peut être décrit dans les mots de Peirce comme ce que le travail trahit mais dont il ne fait pas l’étalage.
Autrement dit, le contenu, c’est ce qui se révèle, ce qui s’ouvre, comme un fruit. Une œuvre tapageuse, ou obscène, délivre directement son contenu, ou, bien plutôt, elle en est dénuée. Le contenu se livre sans étalage (Peirce via Panofsky). La relation-trine de Panofsky, bien comprise, peut certainement encore nous servir en ce qui concerne le questionnement face à une œuvre d’art, ou bien “donnée” pour telle — c’est souvent comme cela que cela commence, n’est-ce pas ? En connaissez-vous beaucoup, des artistes vivants, qui diraient qu’ils ont à leur actif des œuvres d’art ? Qu’ils œuvrent, au sens d’Arendt, c’est certain, mais que tous produisent des œuvres d’art, cela peut rester conjectural. C’est tout de même l’évidence. Après, notre époque instantanée qui labellise tout plus vite que les phases de la Lune, n’a jamais aucun souci à déclarer que tel livre est un “chef d’œuvre”, ou bien que tel artiste est “très grand”… Mais la musique de la société du spectacle n’est pas spécialement délicate et belle comme “In a Landscape” (1948), de John Cage, elle fait beaucoup de bruit, et rabâche à l’envi les noms qu’il faut retenir. Bref, rien de nouveau. Autrement dit, alors, il faut du temps pour réunir la condition-trine panofskienne. Il serait tentant de chercher un exemple, pour voir si elle est efficiente et prometteuse. Nous y viendrons. En attendant, revenons sur cette
théorie pseudo-impressioniste « la forme et la couleur nous parlent de la forme et de la couleur, et c’est tout »,
récusée par Panofsky. Que veut-il dire ? je ne sais pas d’où l’auteur tient ce qui à l’air d’une citation, mais peu importe, on comprend le propos, qui évoque, quelques décennies plus tard, la fameuse phrase de Stella : “What you see is what you see”. Ce n’est bien sûr jamais le cas. On ne regarde pas une œuvre d’art comme on regarde une botte de radis. Si la botte de radis ne peut donner que ce qu’elle a, il est bien évident qu’une œuvre d’art est “chargée” de bien autre chose, à charge pour le spectateur d’en saisir une partie, l’ensemble, ou rien. Bien, redonnons tel que :
(1) forme matérialisée / (2) idée” / (3) contenu
Il est assez probable que (1) saura s’actualiser pour le spectateur sans grande difficulté. En revanche, les points (2) et (3) posent davantage de difficulté. Comment détecter une “idée” dans une œuvre d’art ? Quelle est l’idée dans “Ronde de Nuit” (De Nachtwacht) ? Fait-on de l’art avec des idées ? Dans certains cas, voire dans beaucoup, n’est-ce pas d’abord le travail de la main, et de l’œil, qui “vient” d’abord ; la réflexion venant, éventuellement, par surcroît ? Mais la question demeure tout autant pour une œuvre récente. Mais par exemple, si nous nous situons dans les années d’écriture du texte par Panofsky, quelle est l’idée dans “Le Déjeuner en fourrure”, de Méret Oppenheim, 1938 ?
“Le Déjeuner en fourrure” a été exposé lors de la première exposition de sculptures surréalistes, commissionnée par André Breton (“Exposition surréaliste d’objets”) à la Galerie Charles Ratton en 1936.
Notice MoMa :
La tasse de thé en fourrure d’Oppenheim est peut-être l’objet surréaliste le plus célèbre. Sa perversité subtile a été inspirée par une conversation entre Oppenheim, Pablo Picasso et la photographe Dora Maar dans un café parisien. Admirant les bracelets en fourrure d’Oppenheim, Picasso fit remarquer que l’on pouvait recouvrir à peu près n’importe quoi de fourrure. « Même cette tasse et cette soucoupe », lui répond Oppenheim. Dans les années 1930, de nombreux artistes surréalistes disposaient des objets trouvés dans des combinaisons bizarres qui défiaient la raison et faisaient appel à des associations inconscientes et poétiques. L’objet — titré “Le Déjeuner en fourrure” par André Breton —, est un service de tasses et de soucoupes acheté dans un grand magasin parisien et recouvert de la peau d’une gazelle chinoise. L’œuvre met en évidence les spécificités du plaisir sensuel : la fourrure peut ravir le toucher, mais elle repousse la langue. Quant à la tasse et à la cuillère, elles sont faites pour être portées à la bouche. À la suite de l’inclusion de l’œuvre dans l’exposition “Art fantastique, Dada, Surréalisme”, du MoMA (1936-1937), Alfred H. Barr Jr, directeur du musée, a déclaré : « Peu d’œuvres d’art de ces dernières années ont autant capté l’imagination populaire…. ». Le « service à thé en fourrure » rend concrètement réelle l’improbabilité la plus extrême, la plus bizarre. La tension et l’excitation provoquées par cet objet dans l’esprit de dizaines de milliers d’Américains se sont exprimées par la rage, le rire, le dégoût ou la joie ».
La Notice est typique de la doxa communicationnelle artistique, en l’occurrence qui redit déjà ce qui été dit ailleurs, à savoir que l’objet dénoterait « les spécificités du plaisir sensuel ». Franchement, qui pourrait imager le phantasme de porter à ses lèvres une tasse recouverte et remplie de poils ? Ça ne doit pas courir les rues. Mais, sur le versant sexuel, ira-t-on mentalement décalquer ici, en y ajoutant des lèvres portées, un cunnilingus ? Cela paraît tout autant improbable. Alors quoi ? Si Alfred H. Bar a eu raison de déclarer que « peu d’œuvres d’art de ces dernières années ont autant capté l’imagination populaire…. », que nous “dit” “Object (Le Déjeuner en fourrure)” ? Rappelons que cet objet est déjà inclus dans une taxonomie : le surréalisme. Il est indéniable qu’il a existé des objets, des peintures, des expériences, des écrits surréalistes. Maintenant, l’objet dépasse-t-il sa condition ? Posons la question : Est-ce un objet d’art ? On serait tenté de répondre par l’affirmative. Personne d’autre qu’une artiste pour imaginer et produire une tasse et sa cuiller recouvertes de poils (de gazelle). Soit. Mais personne d’autre qu’un artiste pour peindre un mauvais tableau non plus. Pour revenir à la formule-trine panofskienne, nous avons bien une “forme matérialisée”. L’“idée”, c’est le “sujet”, donc pas de difficulté ici pour l’identifier. Quant au “contenu”, s’agirait-il justement de l’allusif sexuel ? Maintenant, est-ce que cette condition-trine suffit pour l’art moderne et contemporain ? Pas sûr. La temporalité peut-elle nous aider ? “Objet (Le déjeuner en fourrure)” date de 1936. Est-il possible que depuis 88 ans le taxon “art” soit erroné le concernant ? Ce n’est pas moi qui vais trancher dans cette question qui dépasse ma propre temporalité, et capacité (je ne suis pas de nature divine). Disons-le alors ainsi : Il y a des objets présentés actuellement dans l’art contemporain qui sont nuls et non-avenus ; cela se “voit” tout de suite, ou, à tout le moins, très vite. On pourrait citer quelques noms, mais évitons d’être désobligeant. Maintenant, quand on voit l’Objet d’Oppenheim, est-on saisi par une sensation de nullité ? Non. On ne peut pas dire que cet objet est nul. Dira-t-on que c’est bien peu (une tasse, une cuiller, des poils de gazelle) pour “faire” de l’art ? On répondra que peut-être, en 1936, nous avons déjà fait un saut dans l’art contemporain, car c’est l’art contemporain qui va installer n’importe quel objet comme œuvre d’art, instauration qui n’existe pas dans l’art moderne (rappelons que Duchamp lui-même a dit que les ready-made n’étaient pas, pour lui, des objets d’art).
À suivre…