Quelques mots sur la peintresse Ivana Minafra

De Montesquieu à Duhem, et sûrement bien d’autres et avant et après, on a parfois cherché les  caractéristiques propres aux peuples, qu’il se fût agi de politique, du goût, des mœurs, des arts, etc. Ainsi, et de but en blanc, je dirais que la peinture d’Ivana Minafra ne peut être qu’italienne, née qu’elle est en 1971 à Gênes, et quand bien même elle habite en France depuis 2003, on ne perd pas sa patrie sous la semelle ; l’identité, cela existe. Ainsi, et sans vouloir l’écraser sous ce qui pourrait sembler trois gros poids (lourds), il y a du De Chirico et du Morandi et du Cremonini (à partir des années 80), chez Minafra. Cela ne veut pas dire que sa peinture découle d’eux, ou qu’elle en serait l’élève, non, cela ne fonctionne pas comme cela ; c’est, bien plutôt, les suites d’effets phylogénétiquement culturels, pour l’énoncer dans une coquille de noix (“nutshell”) comme le disent les philosophes étasuniens, quand ils veulent la faire courte. Voyez ce “Nothing like the sky”, habité par la présence, et par les fantômes. Seul une, un, artiste originaire d’Italie peut produire ce type de tableaux. Tous ceux qui ont regardé la peinture italienne contemporaine et historique “voient” de quoi je parle.   

Ivana Minafra, “Nothing like the sky”, huile sur toile,  80 x 80 cm, 2018

Il y a souvent, chez Minafra, ce double-jeu de présence et de fantomatique, comme l’aveu d’une très forte imprégnation du monde — tout artiste adhère au monde comme du Papier tue-mouches —, en même temps que son abhorration subépidermique, latente (mais peut-être viens-je de transposer du “moi personnel” dans la seconde partie de la proposition… possible). Bref, nous avons, le jeune au smartphone, une statue de Maillol, et un fantôme, parmi un environnement fantomatique, n’est-ce pas ?  

Passage définitionnel sur la « présence », que le lecteur peut passer, s’il goûte peu la philosophie (ce que, franchement je déplorerais): Accordons-nous sur le mot « présence », que je prends avec des pincettes, tant il est galvaudé en matière artistique. Ouvrons le Grand Dictionnaire de la Philosophie (Dir. Michel Blay, Larousse, 2003) dans lequel nous trouvons le mot « présence », définit dès le début (par la professeure Elsa Rimboux) dans son rapport au religieux, spécifiquement lié au Christ (!). Un peu plus loin, on lit ceci : « Lévinas reprend le concept de présence pour désigner la manifestation d’Autrui, sans transcendance sous la forme de la trace: “Seul un être transcendant le monde — un être absolu — peut laisser une trace. La trace est la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours passé”. L’Autre est présent dans le sujet ; ainsi nous sommes conduits à abandonner le privilège de la présence à soi de la conscience.» Si on prélève un peu de l’emphase lévinasienne (“être transcendant le monde”, “absolu”) il reste ceci qui pourrait convenir, « présence » = manifestation d’autrui sous la forme de la trace. On notera le paradoxe sophistique chez Lévinas qui conduit à la fois à reconnaître la présence dans la trace de ce qui n’a jamais été là. De deux choses l’une : soit une chose a été présente, et on en a la trace, la preuve, soit rien ne peut attester de la présence de qui ou quoi que ce fut ; et il n’y en a donc aucune trace. Curieusement, lecteur, tu remarqueras que cette sophistique permet de conjuger exactement ce que je disais avant d’en arriver à chercher une définition ad hoc au mot « présence », et permets que je me cite de nouveau : « “Nothing like the sky”, habité par la présence, et par les fantômes. ». On peut maintenant affiner. La “trace”, c’est, par définition, l’aveu esthétique (“voici la trace de ce que j’ai peins, dessiné, sculpté, filmé, photographié”, etc).


Quand on parle, dans le même moment, de présence et de fantomatique, cela veut dire deux sortes de traces, disons une trace actualisée (je vois), et une trace mnésique (ce que je vois m’évoque une forme du passé qui resurgit). Par définition, la pensée du fantomatique est mnésique, pas la pensée de la trace actuelle, sinon il serait toujours possible de savoir comment on va réagir face à une nouvelle image, un nouveau tableau, soit quelque chose que nous n’avions encore jamais vu.

Ivana Minafra, « Profondeurs », huile sur toile, 2018

Minafra peint par paquets et empâtements, comme si le réel était vu à travers un brossage, non-mimétique ; comme si… je ne trouve pas (encore) le terme idoine. La vue est prise depuis l’intérieur d’un véhicule. Nous sommes sur la route. Le ruban (selon la formule consacrée par les marronniers) se déploie tout bonnement. Mais il en va bien autrement du paysage bilatéral. Peut-on même parler de paysage ? Viennent les idées d’obstruction, de mur, d’organicité (quasi) tentaculaire. Et tout cela dans le même traitement : l’homogénéité de la touche, paradoxe, met tout dans le même sac → le réel, cependant que ce tout est reconnaissable (vite dit); car quelle est l’origine de ce rouge vif sur la droite ?, ou encore, que sont ces traces d’or-vieil or et de bleu nuit nacré ? Curieusement, le brossage généralisé du tableau pourrait conduire à l’idée d’un univers “bouché” ; on va dans le décor… (et l’on pourrait trouver d’autres toiles qui donnent cette impression, ce ‘feeling’ que nous y sommes, dedans.)

Ivana Minafra, “Home”, 40 x 40 cm, huile sur bois, 2022

Une maison comme un navire amarré, prêt(e) à prendre le large ; entendez, prête à poser la main sur la toile, vite !, pour oublier ce monde si matériel et poisseux. Notez la structure, le langage, du tableau. Très étonnante. Prenez ce détail : 

Qu’est-ce que c’est ? De quoi s’agit-il ? je ne sais ; je supposerai qu’ici, l’artiste s’exprime, wildly, wittingly, avec la peinture, et n’en dirai pas plus. Mais fi de cette résolution ! Ce contour court-circuité noir n’est-il pas celui de la maison “en vrai”, sachant qu’à dire vrai, on peut se demander “où” est vraiment cette maison dans le paysage ? Où commence cette maison, où s’arrête-t-elle ? Maison réelle contra maison fantasmée ? prolongement cognitif nonobstant. Et ce bleu… un lac ?  La mer adriatique ? Bon, il y a des peintures qui posent des questions, disons, qui invitent à s’en poser. Généralement, c’est bon signe. Encore une question :

On envie de le dire : Il y a du génie dans ce détail. Si nous calmons notre enthousiasme, notre “fureur héroïque”, comme disait ce cher Giordano Bruno, alors, redescendu sur terre, ces contours n’évoqueraient-ils pas des empreintes préhistoriques (le pan à droite et au dessus en haut à gauche, enfin, juste sous le bleu) ? Et, question ultime à ce moment : Que voit la peintresse ? Comment voit-elle ? “Voir”-dans la peinture et, selon la formule, « donner à voir ». Je rappelle que le titre, quand même, est très simple : “Home”. Et je constate qu’en quatre ans, si je prends cette parenthèse, le “style” de Minafra s’est complexifié, et pour la bonne cause, c’est-à-dire que c’est sincère. Ça se voit. Mais j’en reviens au voir. Le philosophe et esthéticien Wollheim parle de seeing-in et de seeing-as, soit « vu-comme » et « vu-en [tant que tel] ». Ça, c’est pour le spectateur, mais jamais on ne pose la question de savoir Comment la peintresse ou le peintre “voit” ce qu’il peint, question évacuée souvent par le terme de « vision »; et à tout le moins « intentionnalité ». Quoiqu’il en soit, l’artiste “voit à travers” un prisme irréductible à toute description profane. Oui. Mais on aimerait bien en savoir davantage… L’artiste m’en dira-t-elle ? Pourrais-je en connaître ?

Ivana Minafra, « Totem”, 20 x 20 cm, huile sur bois, 2022

Un parking aérien. Faut-il le préciser ? Titré “Totem”. Totem, dans le sens : quelque chose de très haut, et dans celui de “nous construisons ces hideurs en béton pour… des voitures. Mais, plus en amont , pour le travail, pour que les gens puissent se rendre facilement à la gare, et être à l’heure”. Combien de tonnes de sables, de gravier, de ciment, d’eau, tout cumulé, à travers la planète des pays industrialisés, auront été gaspillés pour cette totémisation ? Who knows? Et donc Minafra brosse le portrait d’un de ses bâtiments dispendieusement absurde, grotesque, moche. Mais tout cela aussi tout à la gloire de la voiture, épisode égo-industriel qui sera un jour, si Dieu prête vie à nos descendants pour encore quelques siècles, vue comme quelque chose de profondément barbare. Mais nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut. L’électrique va venir purifier cet enfer à roulettes (une nouvelle industrie bien entendu toute proprette, comme chacun sait).

Ce que j’aime bien ici, c’est la vue d’ensemble, qui donne l’idée de ce que vous savez, et, une fois dans le détail, nous n’y sommes plus, la peinture parle, et plus de parking aérien.Vous direz :“Il faut déjà savoir que c’est un parking !” Mais cela se voit, non ?

Mais voyez, ci-dessous, est-ce un reflet ? Le parking aérien est-il au bord de l’eau ? Ou bien se reflète-t-il sur la chaussée mouillée ? (encore une question.) 

Cela peut paraître tout bête de se poser ce genre de questions, mais je crois, justement, que cela ne l’est pas. Il y a tellement de peintures évidentes, ou faussement mystérieuses, ou encore trop téléphoniquement mystiques, non ? Minafra ne “se contente” pas de mimétiser, elle va “au dessus”, comme tous les artistes qui ont compris quelque chose à la leçon de certains nombres de peintres ; et de philosophes, et oui, je sais, mais il faut de nouveau le citer : Aristote — et que l’artiste ait lu ou non Aristote importe peu ; les idées percolent largement dans tout terrain depuis plus de 2000 ans : certaines percolent aussi en quelques heures sur les réseaux ““sociaux””, mais plus souvent dans la fange que dans la dure-mère. Après, bien entendu, une pléthore de peintres et peintresses ont retenu la leçon, mais il me semble, et il ne s’agit que de mon humble avis, que ce parking aérien est vivant ; comme s’il était avancé, plein cadre, prenant toute l’image, semblant dire :“Je suis là, je suis imposant, je suis indispensable, et je suis puissant et laid”. « Non mais qui fait parler une tour-parking ? » Ivana. Je ne fais qu’interpréter les paroles qu’elles lui a prêtées. Bien entendu, le tableau est plus beau que la réalité, puisqu’il s’agit d’une hypostase réussie. Entre parenthèses, “Totem” vérifie l’ouverture spéculative : j’ai démontré justement la présence de la présence dans les images étudiées, spécialement dans “Totem”.

Ivana Minafra, “Entre terre et eau”, 40 x 40 cm, huile sur bois, 2022

Une audacieuse mise en place. Des corps se baignant, mais comme dans une eau en apesanteur, non ? La peinture, c’est bien souvent une question de superposition. “Normalement” (mais rien ne l’est), tout peintre remplirait de bleu l’espace dédié à l’eau, en obéissant bien aux règles ancestrales de la mimesis. Là encore, Minafra déroge : quelques coups de pinceaux seront bien suffisants pour simuler l’eau ; du coup, tout semble flotter ; baigneurs et l’eau elle-même, ce qui constitue presque un oxymore visuel : Comment l’eau pourrait-elle flotter dans l’espace ? C’est possible, c’est peint.

Et voyez un peu comment la peintresse dépicte roche et eau ; c’est pareil, pareil voulant dire même façon de traiter les textures ; de fait, il est logique qu’elles s’entrecroisent et se chevauchent.

Et prenez ce second détail, comment l’eau déborde, ou commence, mais ne reflétant que l’état général du medium, plutôt, du milieu. À quoi s’ajoutent

des formes non explicites, telles

cela veut certainement “illustrer” quelque chose, mais quoi ? Et encore une question, by the way. Il faudrait aussi parler des formats, très modestes ; Minafra ne se répand pas, ce qui permet une concentration maximaliste… Ce sera pour une autre fois, via un entretien in praesentia, à l’atelier ; en attendant, e questo è tutto per ora.

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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