Quelques œuvres de Władyslaw Strzemiński + Déclarations (1932-33) + Y.A Bois

Je le dis, je suis impressionné par Władyslaw Strzemiński (prononcez, à peu près, “Ouadislafs Schteminksi”). Ce fut un peintre assez extraordinaire. Je regarde plus attentivement sa production, et je suis stupéfait par la  polymorphie de son art. Je ne le connais pas plus que cela, mais je me sens proche de ce peintre, qui mourut trop tôt (59 ans), et qui eut une vie bien remplie, dévouée à l’art et à la connaissance tant de la pratique que des œuvres de ses confrères de par le monde. En 1930, Strzemiński, avec quelques amis artistes et poètes, sont parvenus à réunir la deuxième collection d’art moderne en Europe, qui est exposée dans le nouveau musée Sztuki (prononcez “Chtouki”) à Lodz. Il est étonnant, enfin, pour ceux, comme moi, qui ne l’avaient jamais su, qu’en 1931 s’était créé le groupe Abstraction-Création, fondé au départ par Augustin Herbin, Jean Hélion et Georges Vantongerloo, groupe dont la raison d’exister fut la résistance au mouvement Surréaliste. Ainsi, ce groupe prônait l’abstraction contre la figuration, et de très nombreux artistes s’y agrégèrent, tels que Jean Arp, Naum Gabo, Barbara Hepworth, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian, Kurt Schwitters, Sophie Taueber-Arp, Taro Okamoto, parmi d’autres. On est donc tout à fait surpris d’apprendre que, pendant la Révolution Surréaliste, s’était constitué un mouvement d’une telle ampleur, avec autant d’excellents artistes. Ajoutons que, plus tard, d’autres artistes les rejoignirent, tels que Katherine Dreier, Jenny-Laure Garcin, et Frantisek Kupka, entre autres. La vie de Strzemiński est très riche, et je renvoie à “sa” page Wikipédia, qui me semble assez complète.              

Władyslaw Strzemiński, “Kompozycja postsuprematyczna 2”, 1923, peinture à l’huile, toile, peinture à l’huile, 66 x cm 65 cm, Musée Sztuki, Lodz  

Si je comprends bien le polonais (je plaisante), il s’agit ici d’une “composition postsuprématiste”. On se souvient que le Suprématisme est une manière de peindre, fondée sur une philosophie assez mystique, promue par Kasimir Malévitch ; et que son “Carré noir sur fond blanc” date de 1915. Ce «“post” doit donc signifier non pas d’après Malévitch, mais après Malévitch. On supposera une certaine ironie dans le titre, puisqu’il est fort probable que le geste, ici, n’a rien à voir avec celui de Malévitch ; et entendez par geste la manière de peindre et l’intentionnalité qui la dirige (rappelons que l’intentionnalité, classiquement, désigne un acte de conscience dirigé vers). Ainsi donc, Strzemiński, en peignant ce tableau, n’a sûrement pas tellement en tête une quelconque filiation. On peut même détecter un brin d’humour dans cette kompozycja. Sous quelle forme ? Le Suprématisme, ce sont, principalement, des angles, des rectangles, des carrés, et ce ne sont surtout pas des formes molles ; ça ne plaisante pas. Avec “Kompozycja postsuprematyczna 2, nous avons un amollissement géométrique. Voyez cette forme orange citrouille. Est-elle en train de s’affaisser en haut à gauche et de s’inverser en bas à droite ? Va-t-elle devenir une forme plus allongée ? Et on pourrait en dire autant de la forme gris céladon au dessus. Ou bien va-t-elle rentrer dans la forme en dessous ? Et là-bas, à gauche, ce petit point vert de cobalt en glacis. Indépendant ? Immobile ? En train de se promener ? Mais, on a beau sembler s’amuser depuis Malévitch, on n’en est pas moins tenté par la théorie, et c’est donc avec Strzemiński que nous allons découvrir la théorie Uniste. La peinture uniste, ça ressemble à ça : 

Władyslaw Strzemiński, ‘Kompozycja unistyczna 4’, malarstwo olejne, płótno, farby olejne, szerokość, 64 x 64 cm, 1925, Musée Sztuki, Lodz

et à cela

Władyslaw Strzemiński, ‘Kompozycja unistyczna 7’, 63 x 77 cm, 1929, Musée Sztuki, Lodz

Tandis que le Suprématisme avait des antécédents théoriques chez Cézanne, d’après ce que l’on peut lire dans la littérature, d’après Leszek Brogowski (1997), enseignant-chercheur en philosophie de l’artStrzemiński fait remonter l’unisme à la période baroque :

[d]epuis le XVIIe siècle, toute la peinture évoluait, selon lui, [i.e., Strzemiński] dans l’ombre du baroque : Cézanne, les cubistes, et même Malevitch ou Mondrian étaient encore des peintres baroques. […] C’est exactement ce qu’observe aussi Wölfflin chez les classiques, et dont il note l’effacement dans la peinture baroque: « Au XVIIe siècle, le contenu s’est dégagé de la servitude du cadre. Rien ne doit laisser supposer que la composition a été conçue précisément pour entrer dans le cadre du tableau […] le parallélisme des colonnes ne doit pas se rapporter aux lignes parallèles du cadre ». À cette vision dualiste de la peinture baroque, à ses conflits et ses antagonismes, à ses contrastes et ses tensions, Strzemiński oppose une conception uniste du tableau,

« conception du tableau comme chose homogène [‘jednozgodna’] et organique. La conception dualiste doit être remplacée par la conception uniste. Non au pathos d’éruptions dramatiques, non à l’ampleur des forces, mais le tableau aussi organique que l’est la nature ». 

Si l’unisme se définit comme un anti-baroque, il doit alors, dans le modèle binaire de Wölfflin, tomber sous la catégorie du « classique ». Ce qui est bien le cas, et les descriptions de Wölfflin adhèrent aux postulats de Strzemiński (ou inversement), jusque dans ce que ce dernier désigne comme « données originelles » du tableau : « On admet à l’époque classique, lit-on dans les Concepts fondamentaux [i.e., Wölfflin], que les conditions matérielles données doivent être acceptées comme une règle que l’on aurait volontairement établie ; l’ensemble apparaîtra donc comme si le contenu du tableau avait été choisi tout exprès pour être enfermé dans le cadre, et celui-ci, réciproquement, pour le tableau ». L’analogie entre Wölfflin et Strzemiński est frappante, aussi bien quant aux principes que dans les détails ; lorsque le premier décrit « les vastes étendues d’un Patinir où verticales et horizontales s’apparentent à la tectonique même du cadre » — ce même Patinir étant « un magnifique exemple de style en surface ».

[…]

Strzemiński, lui, repère les principaux conflits picturaux du baroque à tous les niveaux : dans l’indépendance réciproque de la couleur et de la ligne, dans le choc d’une ligne contre une autre, dans les contrastes des formes et des couleurs. Mais le conflit fondamental de cette peinture se situe dans l’antagonisme entre les formes de la composition et le cadre du tableau, ainsi que dans l’opposition entre la surface plane de la toile et la profondeur représentée. Ces « données originelles (limites quadrilatérales et planéité de la surface) — écrit Strzemiński — constituent les éléments de la construction du tableau, éléments peut-être les plus importants dans la mesure où c’est uniquement à partir d’eux que peuvent être créées d’autres formes du tableau » (W. Strzemiński, “Dualizm i unizm”).

Ce qui est intéressant avec les théories artistiques, c’est que la plupart des gens ne les connaissent pas, non seulement du vivant de leurs auteurs, mais encore moins (si l’on peut dire) après leur décès. Mais — si l’on suit bien —, la théorie uniste a pour but d’annuler le cadre, ou, plutôt, de le faire oublier. On a envie de dire : Bon courage ! Mais c’est une théorie. Or en art, il n’existe pas de théorie vraie pour l’éternité (tandis que la Théorie de la Chute des Corps, la Chute des Gravesde Galilée, est vraie pour l’éternité). Ce qui veut dire que la théorie de Strzemiński est vraie aussi longtemps qu’il y croit. De la même manière, les disciples de Strzemiński, s’ils existent, considèrent comme vraie sa théorie ; tandis qu’après la mort de Galilée, sa théorie était toujours aussi vraie, que l’on y crût, ou pas, qu’on la connût ou non. Ainsi, d’un certain point de vue, on peut se demander s’il est nécessaire de s’intéresser de (trop ?) près aux théories des artistes, dans la mesure où l’on peut bien souvent être confrontés à leurs œuvres sans être d’aucune manière au fait des présupposés conceptuels… Je ne suis pas en train de dévaloriser les théories artistiques, bien entendu, je pose simplement la question de leur pertinence, du point de vue de la réception esthétique, et par exemple 95 ans plus tard la formulation de la théorie uniste par Strzemiński…  Revenons sur “Kompozycja unistyczna 4”, “Composition uniste 4”. À première vue, les mêmes genres de motifs, ou figures, que nous voyons en 1923 (1ère illustration en début d’article), sauf qu’en 1925, le geste du peintre semble plus doux, moins appuyé. Même si on voit bien trois motifs distincts, il semble qu’ils soient réunis par un effet de voile qui, du coup, en homogénéise la douceur. Passons à “Kompozycja unistyczna 7”. La dispersion de la “Composition 4” est annulée ici, les motifs, curieusement, reproduisent d’une certaine manière, sur les bords, ceux d’un cadre. Ensuite, les motifs présentent deux aspects opposés : à l’extérieur, comme déjà dit, nous avons des lignes. À l’intérieur de ces motifs-formes, nous sommes dans l’imbrication. Donc nous avons deux rythmes pour chaque forme. 

ψ

Mais qu’avait à nous dire Strzemiński en 1932 et 1933 ?

Wladyslaw Strzemiński

Déclarations

1

Là où il y a une division, et le tableau découpé en parties, quelle doit être leur relation ?S’il n’y en a qu’une, on voit alors sa relation avec le bord du tableau, S’il y en a plusieurs, on voit les relations entre les lignes et entre chaque ligne et le bord du tableau.

La ligne a toujours créé des divisions dans le tableau, là où nous avons des divisions, quelle devrait être leur relation réciproque ? Nous relions les parties divisées dans un rythme de connexions mutuelles, une dimension avec une autre, il existe alors un rythme comme les émotions esthétiques essentielles du tableau. Ce rythme est formé de l’opposition des directions et des dimensions.

Quelle est la loi de l’unité du rythme ? L’unité du rythme est obtenue en subordonnant les relations dimensionnelles à la même formule mathématique. Cette formule mathématique détermine la relation entre la hauteur et la largeur du tableau. Toutes les fractions et formes sont maintenues dans cette relation mathématique. De cette façon, nous obtenons une unité rythmique absolue de toutes les formes, dont la plus grande est le tableau lui-même.             

Cependant, là où nous avons une ligne, nous aurons une division et au lieu d’un tableau unique, nous aurons des parties séparées. La ligne divise — le but ne doit pas être la division du tableau, mais son unité, présentée d’une manière directe : optiquement.

Il faut donc renoncer à la ligne. Il faut renoncer au rythme, car il n’existe que dans les relations entre parties indépendantes. Il faut renoncer aux oppositions et aux contrastes, car seules des formes séparées peuvent créer des oppositions et des contrastes. Il faut renoncer à la division, car elle donne la concentration et la plus grande intensité aux formes proches des contours  et découper le tableau en sections, contenant des formes concentrées et des formes faibles. 

Après avoir étudié dans mes tableaux le problème du rythme structurel, je m’interroge maintenant sur l’unité d’un tableau — ces tableaux n’étant pas reproductibles photographiquement, je présente des reproductions de tableaux plus anciens.

2  

1  Lorsque l’on peint un nu, on est également obligé de peindre l’arrière-plan. En tout cas, quand nous peignons un objet, nous trouvons dans le tableau l’objet et l’arrière-plan, donc deux choses dans un même tableau.Parfois même plusieursobjets et le fond, donc plusieurs expériences visuelles dans un seul tableau.

2  Les arbres m’ont démontré ce que n’est pas une œuvre d’art. La forme d’un arbre résulte depuis : a) la symétrie (dans la forme et la distribution des feuilles). Cette symétrie est le résultat de la division des cellules d’une plante. Le tableau ne grandit pas, ses cellules ne sont pas sujettes à la division et c’est pourquoi la symétrie n’y a pas sa place, b) une courbe fluide des branches et du tronc, résultant de la pression du vent, de la direction du soleil (de la lumière), de la vaporisation de la sève dans une plante.Nous trouvons pas ces forces dans une peinture, sa forme est donc différente. 

3 Le but d’une locomotive est de produire de l’énergie, nécessaire à la mise en mouvement du train. Lorsque nous projetons sa forme, nous tenons compte de ce but, c’est-à-dire le meilleur moyen de produire de l’énergie. Indépendamment de cela, il se peut que la locomotive, dans son ensemble ou en partie (par hasard), soit belle. 

Le but d’une œuvre d’art est l’unité de composition. Plus cette unité est grande, plus nous nous approchons du but. Indépendamment de cela, une œuvre d’art et ses fragments peuvent être beaux. Mais ce n’est qu’une question de hasard, ce n’est pas le but de l’art.

La beauté accidentelle d’une locomotive, d’un animal ou d’un tableau ne détermine pas la réalisation des objectifs artistiques, puisque le seul critère admissible est la mesure dans laquelle le but de faire quelque chose a été atteint.

Une machine n’existe que pour produire certains objets ou l’énergie nécessaire à leur construction.

Le monde animal n’existe que pour manger, vivre dans un monde de sensations et être mangé par l’homme. 

Une œuvre d’art vise un degré plus élevé d’unité de composition. Plus son homogénéité est ciblée, plus on se rapproche du but.

Ces deux déclarations ont été publiées dans les annuaires “Abstraction-Création”, n° 1 et 2, Paris, 1932 et 1933, dont sont extraites les présentes traductions. (La seconde prend la forme d’une réponse à un questionnaire diffusé par les éditeurs d’Abstraction-Création). [Traduction de l’anglais par votre serviteur, depuis l’ouvrage de Charles Harrison & Paul Wood [Eds],  Art in Theory. An Anthology of Changing Ideas, Blackwell, 1992]

Władyslaw Strzemiński, “Composition Uniste”, 1932, humille sur gypse, 40.6 x 30.4 cm, The Museum of Modern Art, New York. The Riklis Collection of McCrory Corporation

Il est bien évident que toute théorie instaure, et ce n’est pas ironique, un cadre, et que, bien entendu, à partir de là, des limites sont posées, inconsciemment ou non, par ailleurs. À ce sujet, Yve-Alain Bois écrit :

Strzemiński fut contraint d’abandonner l’unisme une fois qu’il eut atteint le point où ce système ne lui laissait plus rien à dire (et l’on devrait probablement expliquer de la même manière – et non par les circonstances, du moins les seules circonstances — le brusque arrêt de la carrière de Kobro [Katarzyna Kobro, artiste et épouse de Strzemiński]. Le sentiment d’être pris dans une impasse est, selon moi, la conséquence obligée de la théorie uniste – à dire vrai, de toute théorie moderniste, entravée qu’elle est par le désir d’éliminer tout arbitraire. Le même sentiment tragique reparaît à plusieurs reprises dans l’histoire du modernisme, au point qu’on pourrait y voir une des conditions de possibilité de ce courant. Mais l’impasse est plus que formelle. Elle est aussi politique, au sens le plus large du terme, et concerne la rêverie utopique qui fut l’un des ressorts de l’unisme comme de tous les mouvements du « premier moment » moderniste. Un an après avoir écrit ces lignes, Strzemiński réitère cette manière de disculpation dans ce qui sera l’ultime apologie de l’unisme (il s’agit, et ce n’est pas indifférent, d’un texte polémique) :

[…] ces paysages marins que j’ai exposés à Lwów [ci-dessous] ne témoignent pas de mon abandon de l’abstraction ni de mon rapprochement de la « réalité ». Je les ai peints à titre de loisir, car ils exigent un effort moindre. Je ne pense pas que la reproduction de la réalité soit plus proche de la vie que la transformation de cette réalité, que son organisation. Qu’est-ce qui est le plus proche de la vie : relater ses événements ou rechercher les lois et principes qui les régissent ? Aujourd’hui, ce ne sont pas la soumission à la réalité et sa reproduction qui sont nécessaires, c’est sa transformation. Je considère donc l’anti-unisme comme un abandon du cours fondamental des aspirations de notre temps.

Władysław Strzemiński, “Seascape”, 1933, cardboard, tempera, 27,5 x 21 cm, Muzeum Sztuki, Łódź [Illustration présente dans le livre de Bois]

Or l’œuvre de Strzemiński, au moment où il écrit ces lignes et jusqu’à sa mort, est précisément anti-uniste. Toutes les caractéristiques de son œuvre d’alors — composition centrée, opposition figure/fond, dynamisme, illusion de profondeur, structure non-déductive, etc. – contredisent aux principes de l’unisme. Qu’est-ce à dire ? Qu’à l’heure où il rédige, Strzemiński ne croit plus à la valeur modélisante de l’art, à son rôle comme héraut d’une nouvelle réalité sociale parce qu’il ne croit plus à la possibilité d’un futur âge d’or. (p.255)

[…]

Malgré la radicalité de leurs œuvres, malgré l’intelligence sans précédent de leurs théories, Strzemiński et Kobro ne se départiront jamais d’un principe qui renvoie leur entreprise dans l’orbe de la métaphysique au moment même où ils s’en croyaient libérés. Ce principe, qui sous-tend leur « loi de l’organicité » et l’essentialisme du modernisme en général, est le principe d’unité. Strzemiński et Kobro étaient pleinement conscients de la difficulté qu’il y a à rompre avec une tradition séculaire (« nous pensons inconsciemment encore baroque », disaient-ils). Ils pensaient y parvenir en déconstruisant l’arbitraire compositionnel grâce à leur stratégie si complexe. Pourtant, faute d’avoir abandonné le vieux concept d’unité de l’œuvre d’art (qui remonte au moins à Vitruve) et bien qu’ils ne s’y soient jamais conformés de manière traditionnelle, leur œuvre accomplit l’une des plus subtiles consolidations de cette tradition (comme le feront, dans les années 1960, les œuvres des artistes américains travaillant sur les mêmes prémisses, utopie en moins). …

____

Bois nous éclaire sur ce fait précis, qui devient général : toute théorie moderniste est entravée qu’elle est par le désir d’éliminer tout arbitraire. Mais n’est-ce pas le cas de toute théorie ? Comme l’écrivait A.N. Whitehead, une théorie n’est vraie que dans le cadre de son propre système. Il est bien vrai qu’à lire ces lignes de Strzemiński on voit bien la difficulté à se sortir d’un système dans lequel on est soi-même enfermé ; d’où cette grandiloquence de l’abandon du cours fondamental des aspirations de notre temps. Mais n’était-ce pas typique de l’époque, propre à tant de ces mouvements qui s’étaient jurés de changer la vie, changer le monde, de tout révolutionner ? Et peut-être que Strzemiński se contredit, si au moment de ces lignes (1934) comme l’écrit Bois, son œuvre n’est plus uniste. Mais un artiste est-il un chef de parti ? Peut-il dire tantôt blanc et tantôt vert ? N’a-t-il de comptes à rendre — si jamais — qu’à lui-même ? Nietzsche l’a bien pointé : l’homme est un fleuve de contradictions. Strzemiński, c’est un explorateur, il y a ce qu’il dit, ce qu’il écrit, et ce qu’il fait, et cela ne produit probablement pas un système trinitaire. Par exemple, en 1934 :

Strzemiński, Władysław, “Kompozycja abstrakcyjna”, 1933, papier, tempera, 25 x 19 cm, © Ewa Sapka-Pawliczak & Muzeum Sztuki w Łodzi

“Kompozycja abstrakcyjna” 1933 est-elle est uniste ? Je n’en ai pas l’impression. Et puis, après tout, quel sens cela a-t-il, ou pas, de le dire ? Remontez à “Composition uniste” 1932, et s’il s’agissait d’ignorer le cadre, c’est vraiment tout le contraire ! Plus je regarde et compare et plus je me dis que l’artiste était doté de ce que j’appellerais un agir polysémique, pour ainsi dire ; au moment de créer, il n’y a plus de théorie qui tienne, l’important, c’est la création et, surtout, la liberté. Ensuite, pour revenir à l’extrait d’Y.A. Bois, j’émettrai des réserves sur l’usage du mot métaphysique. Je redonne : 

Malgré la radicalité de leurs œuvres, malgré l’intelligence sans précédent de leurs théories, Strzemiński et Kobro ne se départiront jamais d’un principe qui renvoie leur entreprise dans l’orbe de la métaphysique au moment même où ils s’en croyaient libérés.

Du pur point de vue de la théorie, ou des théories, il me semble que la métaphysique n’a rien à faire en art, quand bien même tel ou tel artiste s’en revendiquerait. J’écoutais il y a peu une émission de radio, qui prône la Culture, où un éminent spécialiste de Kandinsky déclarait que ce dernier avait repris en charge la métaphysique occidentale, ayant abandonné qu’elle avait la question de l’“Être”, tel que Heidegger l’avait “découvert”, précisait le spécialiste. Et son interlocuteur d’opiner : Oui-da. Mais si l’on peut certainement s’incliner face au savoir kandinskyen, l’éminent spécialiste se fourvoie grandement en embrayant sur Heidegger, qui s’était fait à cette idée saugrenue que l’Occident avait oublié l’“Être”, et qu’il fallait donc tout reconstruire (il parle d’abord de “Destruktion de la métaphysique” en 1922, dans ses Interprétations Phénoménologiques d’Aristote, d’où, plus tard, quelqu’un sortira du chapeau souabe le terme de déconstruction). Heidegger était un philosophe substantialiste, ce qui attestait  tout de même d’un certain retard épistémologique, là où justement, la métaphysique commençait de se passer très bien de la notion d’“Être”. Pour preuve, en 1929, A.N. Whitehead fait paraître Process and RealityAn Essay in Cosmology, ouvrage qui, tel que l’écrit Dominique Janicaud, par ailleurs grand spécialiste de la phénoménologie, préfacier de la traduction française de l’ouvrage de Whitehead (en 1995 !), « est le plus grand système métaphysique du XXe siècle.» Tout cela pour dire que, décidément, la métaphysique devrait rester dans l’atelier des philosophes. Mais cela ne veut pas dire que les artistes ne doivent pas lire de la philosophie, bien au contraire ! Et puis, il faut bien avoir à l’esprit qu’il y a deux usages de la métaphysique, la science métaphysique, à savoir la Philosophie, et l’usage pragmatique de la métaphysique, tel que nous le rappelle justement Whitehead, via son humour tout britannique :

One practical aim of metaphysics is the accurate analysis of propositions; not merely of metaphysical propositions, but quite of ordinary proportions such as “There is beef for dinner today”, and Socrates is mortal”

L’un des objectifs pratiques de la métaphysique est l’analyse précise des propositions, non seulement des propositions métaphysiques, mais aussi des proportions ordinaires telles que « Il y a du bœuf pour le dîner aujourd’hui» , et « Socrate est mortel ».

Mais s’il est un trait d’humour d’unir à la suite le bœuf a dîner et la condition mortelle de Socrate, c’est bien la condition métaphysique du symbolisme (le langage) que pointe ici, et avec raison, Whitehead. Le langage, l’usage du symbole, est fondamentalement métaphysique. Cela ne veut pas dire que tout le monde est philosophe, cela veut dire que chacun, dès qu’il symbolise, interprète le monde. Or, interpréter le monde, c’est métaphysique. Du moins, c’est que ça commence, et après, bien entendu, on peut monter en  gammes. Et Wittgenstein lui-même, fort prudent quant à l’usage du terme, ne dit pas autre chose, en 1958 :

116. Lorsque les philosophes utilisent un mot — “connaissance”, “être”, “objet”, “je”, “proposition”, “nom” — et tentent de saisir l’essence de la chose, il faut toujours se demander si le mot a déjà été utilisé de cette manière dans le jeu de langage qui est son foyer d’origine. Ce que nous faisons, c’est ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien.

Wittgenstein n’est pas un métaphysicien (surtout pas), il entend clarifier, au sens littéral, l’usage du moindre mot susceptible d’être “embarqué” par la métaphysique, mais, en pointant cette résolution, il a l’honnêteté de ne pas cacher la nature (aussi) métaphysique du langage, et dont il est, quoiqu’il en ait, impossible de clarifier la double nature (pragmatique/spéculative), et d’ailleurs heureusement, car sinon nous serions tous des machines de Turing.  

Refs/ Leszek Brogowski, “L’Unisme et la Théorie du voir de Władyslaw Strzemiński”, Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 1997 (trouvable sur le Net) /// Yve-Alain Bois, La Peinture comme Modèle, Presses du Réel/Mamco (Genève), 2017 [Painting as Model, MIT Press, 1990] /// Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Macmillan, 1929 [The Free Press, 1978] /// Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, trans. G.E.M. Anscombe, Basil Blackwell, 1958 [1986]

En Une : Władyslaw Strzemiński, “Unistic Composition 14” [Détail], 1934, oil on canvas, Muzeum Sztuki, Łódź

PS. Je remercie Yve-Alain Bois. 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France