Qu’est-ce que le réel ? Avec Thomas Demand, et le “mythe du donné”. #1

      every artwork is an idea. TD

Thomas Demand est certainement l’un des plus grands photographes de notre époque, chanceux que nous  sommes ! Demand, vraiment, est aussi certainement le seul photographe qui interroge le donné, le « donné »  (‘given’) qui, le philosophe Wilfrid  Sellars l’a écrit de longtemps (1955), est un « mythe »:   

At this point, it is clear, the concept — or, as I have put it, the myth of the given is being invoked to explain the possibility of a direct account of immediate experience.

À ce stade, il est clair que le concept — ou, comme je l’ai dit, le mythe du donné est invoqué pour expliquer la possibilité d’un compte-rendu direct de l’expérience immédiate.  

Ce que veut dire Sellars, dans ce célèbre article, c’est d’arguer, contre la Phénoménologie, que le “donné” en tant que tel, est une fiction, même dès justement l’immédiate expérience, car toute expérience est toujours le résultat de processus (aux sens whiteheadien), la question étant toujours de se demander À quel stade de l’expérience m’arrêté-je ? Au stade de l’émotion sans conceptualisation ? Au sens de la première impression ? Au sens de la première écoute de telle œuvre musicale ?, etc. Comparons avec ce rappel proposé par le philosophe Jocelyn Benoist (2010) :

La thèse fondamentale de la phénoménologie est bien connue : les choses mêmes peuvent être données. Cette possibilité d’une donnée dans laquelle la chose même est donnée, en d’autres termes d’une « donnée en personne », d’une « auto-donnée » (Selbstgegebenheit), est fondatrice du sens phénoménologique de la donnée en général. Cela ne signifie pas que toute donnée phénoménologique soit auto-donnée, mais que l’auto-donnée est une possibilité essentielle de la donnée phénoménologique. Or la phénoménologie affirme bien que, dans ce cas, ce qui est donné, est. Elle est donc capable de thématiser un don qui est un authentique don : le don de quelque chose qui est

Suivant le “camp” philosophique dans lequel on se trouve, on jugera que le “donné” est un mythe, car rien, justement, n’est donné — en tant que Fait global —, dans l’immédiat, et même la “chose”, supposée innocente dans son apparition complète, dans sa présence, est toujours elle aussi le résultat d’une construction, mais plus, d’une activité — la phénoménologie n’a jamais envisagé, a contrario de la philosophie organique whiteheadienne, la chose comme un agrégat légitime d’expériences, produisant ainsi l’image somme tout naïve d’une chose toute faite, toute toujours déjà composée, prête en bloc, à être expériencée globalement par un sujet humain. C’est contre cette naïveté que se seront élevés notamment des philosophes tels que William James, Edwin B. Holt, Alfred N. Whitehead, Wilfrid Sellars, entre autres. 

De fait, sans en être au fait eux-mêmes, la plupart des photographes, voire la majorité, n’interrogent pas le réel ; souvent ils se contentent de le “montrer”, justement comme s’il était (toujours) donné. Or le réel, et cela paraîtra une tarte à la crème pour d’aucuns, est une construction. Attention, il ne s’agit pas de verser dans le  constructivisme épistémologique, qui presque obsessionnellement cherche toujours à déconstruire ce qui a été rationnellement construit comme si se cachait toujours là une sorte d’avatar de démon cartésien. Non, le réel ne cherche pas à nous tromper, juste à nous poser des énigmes. À défaut de constructivisme obsessionnel, et si besoin, je postulerais un “constructionnisme neuronal”, à savoir, et c’est encore trivial de le rappeler, que la réalité, le réel, sont interprétés par notre cerveau, en tant que “centre” intégrateur du monde. Notez que notre propre  personnalité, ce que nous pensons être, ce que nous voulons être, ce que nous espérons être, tout cela, et plus encore, c’est une construction, mais à un niveau, comme dirait Freud, métapsychologique. Plus bas dans les étages constructibles et constructeurs, il faut déjà bien établir la rencontre du réel, à partir de mon corps, l’espace autour, l’espace extérieur, etc. Nous ne nous en rendons pas compte, mais notre cerveau (pour simplifier, car c’est bien plus complexe qu’un simple mot) ajuste en permanence son rapport au réel, et c’est valable autant pour ce moment où, chaque matin, nous mettons le pied au sol pour nous lever, que pour cette partie de paysage que je vois en levant les yeux de mon écran d’ordinateur. Tout cela est extraordinairement compliqué, et nous ne nous en rendons pas compte ; sauf quand nous sommes malades, ou bien quand nous sommes très âgés — voyez cet octogénaire qui descend un escalier ; combien il prend son temps, pour bien ajuster son pied sur chaque marche, comment le temps de la descente du pied sur chacune est mesuré, appliqué, combien tout cela devient délicat, voire périlleux. Et sans oublier la main bien agrippée sur la rampe, qui s’assure de la prise. 

Ce qui apparaît donné — je vois l’écran, je vois le ciel, je vois les branches agitées par le vent, je vois l’oiseau passer… tout cela est construit. Bien évidemment, de leur côté, tous ces objets sont eux aussi construits, de l’intérieur ; ce sont des structures dimensionnelles et temporelles, matérielles, cellulaires, moléculaires, atomiques, quantiques, etc. On peut alors comprendre pourquoi le constructionnisme neuronal n’est pas une option parmi d’autres — il ne sous-tend pas un scepticisme tel que celui porté, par exemple, par le constructivisme épistémologique —, c’est-à-dire qu’on ne peut pas proposer une manière alternative de se lever, de marcher, de voir le ciel, au quotidien… Quand cela nous arrive, c’est que nous sommes malades, ivres, drogués, dans des états généralement provisoires, dans lesquels nous ne voudrions jamais nous “trouver” constamment au quotidien.        

À partir de là, l’artiste peut penser à plusieurs possibilités. Il peut décider que ce morceau de pastel est un donné, et que le trait qu’il trace est lui aussi un donné. Il peut aussi s’interroger sur cette supposée évidence, et mettre en question soit la matière même du pastel, soit celle du tracé, du trait, etc. De la même manière, le photographe peut très bien photographier ce qu’il voit, ce qu’il a envie de “prendre”, et enclencher. Une fois fait, il peut développer, faire développer, mais souvent il va passer en postproduction, c’est-à-dire travailler lui-même son image, afin d’y ajouter, ou retirer, tel ou tel effet, tel ou telle chromie, etc. Dans la majorité des cas, le photographe n’interroge rien du tout ; ni le réel, ni son medium. En cela, et consciemment ou non, il cède au mythe du donné, et livre au spectateur le soin d’acquiescer à sa vision “directe”. Bien entendu, le summum de cette cession, c’est la tautologie « je photographie ce que je vois, il n’y a rien à voir de plus que ce que je vois ». Tout cela ressort à une grande naïveté. Le photographe-artiste, celui qui se pose quelques questions sur le réel et la réalité, va évidemment adopter une démarche plus complexe, plus détournée, mais je n’en connais aucun qui le fasse avec autant de questionnements que Thomas Demand. Tout de suite, une image :   

Thomas Demand, “Daily #20”, 2012, dye transfer print, 61,8 x 76,6 cm , Sprüth Magers Gallery, Cologne

Cette photographie s’inscrit dans les formats, modestes, de la réalité et du réel ; série appelée “daily”, « quotidien », comme ce gobelet sur ce rebord de fenêtre. La série “daily” a été, dit Demand, en partie faite pour faire écho aux “photographies” faites au smartphone, au cadre souvent restreint et qui, on le sait que trop, “shootent” tout autant n’importe quoi que des visages souriants. Et si Demand le précise, c’est qu’une bonne partie de ses (bien plus) grands formats, ne visent pas le quotidien le plus banal. Mais là, déjà, méfions-nous de cette pensée qui pourrait surgir et nous faire déjà accroire que le “daily”, pour Demand, est simple et banal. Et, afin de nous démontrer le contraire, il photographie aussi le plus trivial, le plus, dira-t-on, sans intérêt immédiat ni prolongé car, précisément, qui regarde un gobelet sur un appui de fenêtre quand voir y suffit ? Or, bien entendu, et généralement (mais c’est de moins en moins vrai dans le monde réel) on ne voit pas une œuvre d’art, on la regarde. Et c’est bien ce que nous faisons avec ce gobelet ; on le regarde. Rappelons que, chez Demand, dans la plupart des cas, les scènes qu’il photographie sont le fruit d’un travail manuel, ce sont des maquettes, plus ou moins grandes, ou gigantesques. R. Marcosi (2005) :

En règle générale, Demand part d’une image, le plus souvent, mais pas exclusivement, d’une photographie tirée des médias, qu’il traduit en un modèle tridimensionnel grandeur nature. Il prend ensuite une photo du modèle à l’aide d’un Sinar de fabrication suisse, un appareil photo grand format doté d’un objectif télescopique pour une résolution et une vraisemblance accrues.

Le modèle qu’il crée semble incroyablement naturel de loin, jusqu’à ce que vous voyiez l’artifice. Il utilise des techniques de peinture des années 1500 connues sous le nom de “grottesca” et la technologie informatique virtuelle pour aider à la création du modèle 3D. (Public Delivery, July 8, 2022)

Ainsi donc, la photographie demandienne est fictive, elle ne photographie jamais le “vrai” réel. Mais entendons-nous sur cet aspect du réel. Le carton et le papier qu’utilise Demand est tout autant réel que ses doigts ou ses yeux, seulement, une tablette ni un cadre de miroir ne sont faits de carton. Ainsi, Demand fait jouer au réel premier — ses matériaux de base —, un rôle ir-réel. Comme souvent, dans telle ou telle image de Demand, on se questionne sur la “vraie”-réalité, tout de même, de tel ou tel objet. Ainsi il en va par exemple du gobelet. Est-il réel ? Demand est-il capable de fabriquer un faux gobelet ? C’est fort possible. Bien qu’il ait l’air vraiment réel… Mais ce questionnement est au fondement de la démarche photographique chez Demand. Face à ses images, on se demande (sans jeu de mots) souvent à quoi nous avons affaire, du réel, ou du fictif ? On se pose des questions, malgré tout, même quand nous savons, au préalable, que Demand a tout fabriqué de ses mains, éclairé soigneusement, comme un chef opérateur, et, enfin, photographié l’ensemble. Mais il ne faudrait pas se focaliser que sur ce gobelet ; une image de Demand, c’est toujours une œuvre totale, tout compte, tout est pesé au trébuchet du sensible. Cependant toute l’attention porte sur ce gobelet, car ici Demand joue aussi avec le mythe de l’‘instant photographique”, car on dirait bien que ce gobelet est en train d’amorcer un  basculement. Ou bien c’est le rebord de fenêtre qui n’est pas droit… Mais ce n’est pas un rebord de fenêtre, c’est une tablette ; nous sommes dans une salle de bain, et c’est donc la tablette qui n’est plus tellement de niveau — visez le côté gauche du décochement, qui devrait coller au montant. Remarquez, en passant, que Demand nous a encore demandés de nous interroger sur ce que nous voyons… Cela peut paraître vraiment banal et anodin, mais ça ne l’est pas ; la preuve, on se pose des questions. Et ce n’est pas fini. Nous avons supposé que le gobelet allait probablement chuter, tout en constatant qu’il est pourtant bien posé sur la tablette… Contradiction. Et puis nous constatons que c’est la tablette qui penche. Et tout cela, il ne faut pas en douter, tourne toujours autour de ce qui est, et ce qui semble. On peut tout autant s’interroger sur le miroir. Est-ce un vrai miroir ? Dans le cahier des charges de Demand, rien n’est réel d’origine (matériau y pour objet y), donc ce ne peut être un vrai miroir. Si ça l’était, alors le cahier des charges serait trahi, et la déontologie demandienne s’effondrerait. Alors quoi ? On supposera qu’il n’y a pas de miroir ; mais un autre “gobelet” de l’“autre côté”, tout comme les montants de l’entrée y sont placés pour le soi-disant reflet. Là encore, Demand sollicite du temps chez le spectateur ; car si ce dernier passe trop vite, il n’aura rien vu, même s’il pourra dire qu’il a vu. Voilà encore une façon de questionner ce que nous “donne” à regarder, tout autant qu’à réfléchir (c’est intéressant dans le cadre des miroirs, et profitons-en pour saluer Cocteau, qui disait si justement que « les miroirs feraient bien de réfléchir »), Demand.

Cependant, à bien regarder ce reflet, je me dis que Demand ne s’est pas embarrassé de reproduire un nouveau gobelet et le montant ; je me dis qu’il s’agit, tout bonnement, d’une photographie placé derrière la maquette ! Mais, là encore, on voit bien mon incertitude ; je ne sais pas vraiment de quoi il retourne. Et on constatera, et une fois de plus, que décidément, cette photographie, et rien que celle-ci, fait cogiter, et surcogiter ! (J’espère que le lecteur est proche d’un état semblable, sinon je prierai pour son âme…). S’il s’agit d’un vrai reflet, alors il devrait y avoir un soupçon d’ombre du gobelet réfléchi, mais il n’en est rien. Ce reflet est un mystère. Bien, exerçons-nous avec une nouvelle image : 

Thomas Demand, “atelier”, 2014, tirage chromogène / Diasec, 240 x 340 cm,  © Thomas Demand, Adagp, Paris, 2023

Demand a déclaré, dans le flux d’un entretien : “every artwork is an idea”, « chaque œuvre d’art est une idée.» À vrai dire, nous prenons Demand au mot, tout en supposant qu’il y a certainement davantage qu’une seule idée pour chaque œuvre, même si la première, qui vient probablement souvent en avant-scène, c’est la question “Qu’est-ce qui est plus réel que le réel ?” Dans l’image ci-dessus, du papier est abandonné au sol sur du papier, ou du carton (ce n’est pas du bois). Demand s’amuse-t-il à imiter le papier dans ses chutes ? Irait-il jusque là ? Cela paraît pléonastique. Les chutes que nous voyons, c’est certainement du papier. Il s’agit donc d’un léger “accroc” au processus demandien qui, pensions-nous, ne matérialise jamais la matière elle-même, i.e., le verre n’est pas du verre, le bois n’est pas du bois, etc. 

Détail prélevé sur le site Internet de Thomas Demand 

Ces questions, qui pourraient paraître anodines, triviales, voire ridicules, ne le sont pas ; dans leur (apparente) simplicité, elles touchent au plus près de ce qu’il en est de l’essence des œuvres plastiques. Mais une question, propre à la nature de l’art, se pose : En quoi reconnaissons-nous l’essence d’une œuvre d’art à partir du moment où les manifestations de cette essence peuvent être “polysémiques”? Eh bien, nous venons de le démontrer, en partie : Une œuvre d’art est une proposition et, comme toute proposition qui n’est pas issue de la science de la logique (Boole), il s’agit d’une proposition ouverte, et donc sujette aux questionnements. C’est exactement la définition d’une œuvre d’art. Une œuvre d’art fermée sur elle-même, on le craint, ne peut conduire immédiatement qu’à une absurdité, ou, cela arrive aussi, à un échec. Mais l’échec a aussi ses beautés, voire son sublime. À partir de là, on peut encore se demander : Face à quelles œuvres d’art nous posons-nous des questions sur ce que nous voyons, pensons, comprenons ? Je gage qu’elles ne sont pas si nombreuses.  

Thomas Demand, “Flügel”, 1992, tirage couleur, 61,6 x 156,2 cm, Private collection, Bavaria; private collection, North Rhine-Westphalia

Voici une rare occurrence anthropique dans une œuvre de Demand. Sur un piano à queue, des portraits. Mais des portraits de “qui” ? Si vous dites : des portraits de personnes, je vous demanderai si vous avez déjà vu des personnes semblables dans le monde réel ? Et je doute que vous répondiez par l’affirmative.

Ce sont des formes, des formes anthropiques. Elles “font” évidemment penser à. Il y a bien une absence d’humains dans les installations demandiennes. Non pas qu’ils pourraient y être, puisque nous ne vivons pas dans un univers de papier et de carton ; ils ne peuvent pas y être (voir article), ce serait une contradiction dans l’essence même de l’œuvre demandien. Alors pourquoi, dans telle ou telle œuvre (au nombre très restreint de deux, il me semble, celle ci-dessus, “Flügel”, et “Presidency”, 2008), malgré tout, montrer des indices patents de portraits humains ? Dans certains entretiens (et ils sont très nombreux), Demand dit souvent que la présence de l’humain est constante, car derrière chaque œuvre, il y a ses propres mains. Ajouté à cela, bien entendu, le fait que toutes les scènes restituées, resituées (constructions, photographies) sont anthropisées, il ne s’agit pas de scènes de désert sans personne ou des vues de l’Antarctique, ce sont des scènes qui, en réalité, ont été construites par la main de l’homme, habitées, qui ont vu passer quelqu’un, etc. Alors revenons à notre dernière question : Que signifient ces “non-portraits” sur le piano ? Ils évoquent la présence, mais en négatif, ce sont des esquisses, des esquisses fictionnelles, donc des contre-portraits. On pourrait s’interroger encore un certain temps sur ces portraits sans visage, mais je frise la panne sèche, et ainsi j’arrête sur ce sujet.            

Remarque. Le (très) grand paradoxe de l’œuvre de Demand, c’est qu’elle pourrait courir le risque de l’évidence : nous voici en pleine mimésis, = régression ! Demand n’invente rien, ces images ne sont que des représentations du réel et de la réalité. Mais s’arrêter à ce seuil de la compréhension, c’est manquer quelque chose, voire plusieurs.

Reprise (de myself) : Quand on regarde la photographie d’un paysage, d’un vrai paysage réel, on n’a pas besoin de croire à l’image que l’on voit ; il s’agit là d’un “vrai”, du moins, d’une “vraie” représentation d’un paysage réel, le paysage m’est représenté, je synthétise l’espace en tant que paysage. Mais ce ne sont pas ces mêmes événements mentaux qui s’actualisent face à une photographie de Demand. Et c’est bien ici que se situe encore un décalage artefact/réalité, car il y a indéniablement, chez Demand, une volonté, une intentionnalité de “montrer” qu’il y a justement un problème dans la mimésis. Pour le dire ainsi : elle est fausse. Il le dit lui-même dans Apollo :

« Ce qui me plaît, c’est que les gens regardent l’œuvre et se rendent compte de ce qu’elle est […] Si vous accrochiez une photographie d’un objet réel à côté d’une photographie de mon objet du même type, vous verriez à quel point ma représentation de la réalité est maladroite. Je ne supprime pas les erreurs, je fais disparaître un certain nombre de détails : les traces d’utilisation, les écritures, d’autres détails — on a toujours l’impression que quelqu’un a laissé l’objet. Cela ressemble plus à une idée, à une composition utopique de la chose qu’à la chose réelle. C’est une proposition de chose plutôt que la chose réelle”.»

On se trouvera content de constater que Demand parle de « proposition ». Cependant, il sait certainement mieux que personne que ses images ont bien souvent l’effet d’un leurre ; nombreux sont ceux qui se laissent avoir, qui sont certains de voir une réalité retranscrite simplement par la photographie, et cela, nous l’avons constaté nous-même au Musée du Jeu de Paume, en examinant la réaction de quelques visiteurs, persuadés qu’ils étaient d’avoir vu une “vraie” chambre de centre de rétention, ou encore “une” vraie salle de bain… Ces visiteurs là étaient hors-doute, c’est-à-dire qu’ils ont consommé leur environnement visuel immédiat (Musée, art contemporain, images photographiques), comme ils consomment visuellement ce qui s’offre sur les étagères de supermarché — jamais ils ne peuvent se demander si cette tablette de chocolat est vraiment une “vraie” tablette de chocolat, pas plus qu’ils ne s’inquiètent de savoir si dans la bouteille d’eau minérale on ne trouverait pas autre chose que de l’eau… Certes, et de fait, pour commencer de douter, il faut effectuer des pauses, et regarder plus attentivement, et ce n’est qu’à partir de cette attention que l’on peut entamer le processus du doute. Mais franchement, Demand, là encore, sait très bien, comme des centaines d’artistes, que le public, pour sa plus grande part, ne voit rien, et qu’à partir de là, il est déjà drôle et ironique de le berner à son insu. S’il en sort (de l’exposition) en disant que les photos de Demand sont magnifiques tant elles montrent bien le monde réel, tant pis pour lui ! Et on aura, de toutes façons, bien en tête que ce “public”-là n’est pas celui qu’escompte Demand.

Une œuvre de Demand ne peut se dévoiler que durant le passage du temps, or, qu’est-ce, historiquement, une photographie, si ce n’est la trace, le témoin, de ce même passage ? Et là se trouve encore l’une des clés du travail de Demand, dont le message subliminal pourrait être : « Ce que vous voyez est une photographie, mais ce n’est pas réel ». Là encore, ce message ne pourra s’actualiser que chez celui qui aura pris le temps. Mais c’est à se demander si Demand sait vraiment ce qu’il fait avec son œuvre, car, par exemple, on trouve, dans la littérature, cette citation :

« les choses entrent dans la réalité par le biais des photographies.»

On lit aussi que Demand a étudié la philosophie, et qu’il fut très intéressé notamment par Nietzsche et Wittgenstein, autrement dit, des philosophies sceptiques face à la réalité. À ce titre et si, comme il le postule, every artwork is an idea, alors comment Demand peut-il dire qu’il photographie des « choses » ? Littéralement, il n’y a pas de choses dans les photographies demandiennes, mais que des matériaux transformés qui ne sont utilisables qu’en tant qu’“objets” artistiques ; il ne “servent”, littéralement, à rien d’autre. On ne peut pas monter dans l’avion du “Gangway” (2001), ni s’asseoir dans la “Kontrollraum” (2011), ni utiliser le téléphone dans “Gate” (2004), même si, rappelons-le, et ce n’est pas un détail, que les maquettes de Demand sont à l’échelle 1 !

Mais alors, Qu’est-ce qu’une chose ?, demandait Heidegger :

« Il est maintenant clair que nous comprenons le terme “chose” à la fois dans un sens étroit et dans un sens plus large. Le sens étroit ou limité de “chose” est ce qui peut être touché, atteint ou vu, c’est-à-dire ce que l’on peut atteindre ou voir, c’est-à-dire ce qui est présent, à portée de main (Zuhandenheit). Au sens large du terme, la “chose” est toute affaire ou transaction, quelque chose qui est dans tel ou tel état, les choses qui sont dans tel ou tel état, dans telle ou telle condition, les choses qui se produisent dans le monde, les occurrences, les événements. Enfin, il existe encore un autre usage de ce mot au sens le plus large possible ; cet usage a été introduit dans la philosophie du dix-huitième siècle et a été longuement préparé. À cet égard, Kant parle de la “chose en soi” (Ding an sich) pour la distinguer de la “chose pour nous” (Ding fur uns), c’est-à-dire du “phénomène”. Une chose en soi est ce qui n’est pas accessible à travers l’expérience comme le sont les roches, les plantes et les animaux.» 

À partir de cet intéressant rappel du philosophe (ici Heidegger écrit de la pure philosophie, ce n’est pas toujours le cas), où classer le terme de « chose » employé par Demand ? Si l’on dit que la chose demandienne est “à portée de main” (Zuhandenheit), que nous pouvons en faire l’expérience, alors nous sommes dans l’erreur : on ne peut pas faire l’expérience des objets fabriqués par Demand. Premièrement, seul Demand a touché à ces matériaux, et quand bien même ils seraient restés disponibles, et touchables pour le public, nous ne pourrions rien en faire, leur forme ne correspond pas à leur usage. On pourrait pointer qu’un verre d’eau peint par Chardin n’est pas non plus utilisable, mais cela, nous le remarquons immédiatement ; personne, face au tableau “Panier de prunes avec un verre d’eau” (1758) ne va tendre la main pour se désaltérer. En revanche, nous savons, car nous l’avons constaté, qu’un spectateur peu avisé, ou bien inattentif, “croit” aux scènes de Demand ; il croit qu’il s’agit là d’une vraie salle de contrôle, qu’il s’agit d’une vraie baignoire, d’un vrai nœud sur la grille. Il ne s’agit pas ici d’hyperréalisme, Demand ne cherche pas à imiter (mimer, mimésis) le réel, ou la réalité ; comme Chuck Close par le dessin imite la photographie. Demand re-fabrique du réel qui ne l’est pas, dans le sens de la “chose pour nous”, au sens kantien (Ding fur uns). Alors, si l’objet d’art demandien n’est pas une chose, qu’est-ce que c’est ? C’est, pour chaque item, une œuvre d’art. Dans son Art and its Objects, le philosophe Richard Wollheim (1968) pose la question de savoir ce qui distingue un « objet » d’un « objet d’art » ?, et j’invite le lecteur à lire cet article, afin de ne pas me répéter. Après ce rappel heideggerien, j’ai bien l’impression que

chacune des œuvres demandiennes est une “chose en soi” (Ding an sich), au sens kantien, car nous avons bien compris qu’une “chose en soi”, c’est ce dont nous ne pouvons faire l’expérience.

 

Refs / Wilfrid Sellars, “The Myth of the Given” (1956), repris dans SciencePerception and Reality, Ridgeview Publishing, Atascadero CA, [1963] 1991 /// Roxana Marcosi, “Paper Moon”, In Roxana Marcosi (Ed), Thomas Demand, MoMa, 2005 /// Kevin Greenberg, “A short interview with artist Thomas Demand”, Pin-Up (en ligne) /// Martin Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? , Gallimard, 1971 /// Joycelyn Benoist, “Critique du donné”, Archives de Philosophie, 2010, Tome 73 /// Richard Wollheim, Art and its Objects, 2nd Ed., 1980, Cambridge, UK

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, 

chercheur indépendant

critique d’art,

membre de l’AICA-France

 

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