Qui veut jouer au Mondrian “à l’endroit” ?

Très récemment, on s’est rendu compte que le tableau “New York City I” (1941) de Piet Mondrian, était accroché à l’envers    depuis… 77 ans ! Et la question qui vient à l’esprit, c’est, bien sûr : Mais comment s’en est-on aperçu ? Il s’est trouvé qu’un artiste italien, Francesco Visalli, à envoyé, en 2021, un courriel au Musée Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, en tenant en substance ce propos : « Chaque fois que je regarde cette œuvre, j’ai toujours la nette  impression qu’elle doit être tournée de 180 degrés […] Je réalise que pendant des décennies, elle a été observée et publiée avec la même orientation, et pourtant ce sentiment reste pressant » (propos rapportés par Julia Jacobs, du journal New York Times, source citations Molly Enking, du Smithsonian Magazine). Il s’est trouvé, par extraordinaire, que la conservatrice Susanne Meyer-Büser, en est tombée d’accord. Elle a révélé cette nouvelle découverte intrigante lors d’une conférence de presse la semaine dernière annonçant une nouvelle exposition au musée, “Mondrian : Evolution”, qui marque les 150 ans de la naissance du peintre (source Smithsonian Magazine). On a voulu remédier à ce problème scénographique majeur en opérant une rotation dudit tableau. Las !, cela s’est avéré impossible en raison de l’extrême fragilité des adhésifs utilisés par Mondrian : on risquait d’obtenir un embrouillamini au sol façon serpentins ! On a donc renoncé, et, pour l’éternité, alors, “New York City I” restera montré à l’envers. Verra-t-on des visiteurs pencher la tête à 150° pour avoir l’impression de regarder à l’endroit ? En voit-on déjà ? Et combien de torticolis cela va-t-il provoquer ? En tout cas, le Signore Visalli avait raison : Une photo de l’atelier de l’artiste publiée dans un numéro de 1944 de Town & Country montre le tableau encore sur son chevalet, tourné à 180 degrés par rapport à la façon dont il a été accroché depuis. La messe fut donc dite. Mais je me demande comment l’artiste Visalli s’est vraiment rendu compte de ce cul par-dessus-tête ? En consultant son site, on apprend qu’il est donc l’auteur de tableaux, de pleins de trucs, mais aussi de recherches sur Mondrian, et même d’un projet, intitulé Inside Mondrian, dont je traduis (merci l’IA) les premiers prémices : « Inside Mondrian est un projet d’art conceptuel, fondé sur l’idée d’explorer l’œuvre de l’artiste néerlandais, pour aboutir à une “transposition matérielle de sa vision abstraite” concrète. Une sorte de sublimation inverse : de l’état gazeux à l’état solide. Il s’agit d’une recherche menée à rebours, partant de l’harmonie parfaite réalisée par Mondrian, pour découvrir le chaos qui l’a générée. Un véritable exercice de psychanalyse, pour tenter de comprendre l’homme avant même le peintre. Dans ce parcours, l’artiste Francesco Visalli, a retravaillé plus de 50 œuvres de Mondrian, obtenant de nouvelles matrices bidimensionnelles de figuration abstraite qui, appliquées sur le plan pictural, simulent une vision tridimensionnelle. Il a développé plus de 700 images différentes, tout en maintenant rigoureusement la conception originale de Mondrian, y compris en termes de couleurs. L’étape suivante a consisté à extrapoler cette vision de la toile, à la matérialiser par des œuvres concrètes dans divers domaines : sculptures, installations, design, jusqu’à l’architecture.»…

On devra supposer, sur la base de ces renseignements, que Visalli est fin connaisseur de l’œuvre mondrianesque. Soit. Il a dû acquérir un feeling spécifique relativement à la spatialisation picturale intime propre au peintre. Je précise que je l’ai contacté, via courriel, pour lui demander quand de bien vouloir me confier comment il avait fait, parce que, tout de même, je trouve cela assez extraordinaire. Cela m’a fait penser à Kandinsky, rentrant un soir chez lui et, regardant dans son atelier, stupéfait de voir l’un de ses tableaux qu’il ne reconnaissait plus. Et pour cause, sans s’en rendre compte, il l’avait posé à l’envers ! Mais du coup, en entrant de nouveau dans l’atelier, il avait réalisé qu’à l’envers le tableau était plus intéressant ! 

Alors lectrice, lecteur, sauras-tu, en un clin d’œil, le temps d’un frisson mystique, décider certainement quelle est la “vraie” orientation du tableau ?

Avant de voir la réponse, il faut poser un moment. Pour ma part, et bien que je la connaisse, cela ne change rien, mais rien du tout, à ma perception du tableau, qui est proche de zéro sur l’échelle de l’émoi esthétique — rappelons que cette échelle est à l’image du nombre Pi, c’est-à-dire infinie. Et est-ce un hasard, puisque Mondrian lui-même avait jugé son tableau incomplet, comme nous l’apprend Mme Enking :« Mondrian considérait l’œuvre comme incomplète et ne l’a pas signée, ce qui signifie que les conservateurs n’ont pas pu utiliser une signature pour orienter le tableau.» Quoiqu’il en soit, à l’envers ou à l’endroit, cette toile ne me fait ni chaud ni froid. J’y vois là, probablement, l’exemple par excellence d’une emprise de la théorie sur le sensible, car il en a fallu de la théorie pour en arriver là. Mais la théorie ne fait pas nécessairement un bon tableau. Et Dieu sait si on a écrit sur la théorie de Mondrian ; exemple :« Le point culminant des recherches de Mondrian, sa maturation et son plein épanouissement est le tableau New York City 1 [!] (1941-42 ) qui exprime au maximum son affirmation et sa négation de la grille, en juxtaposant à trois grilles chromatiques extrêmement dynamiques, une autre faite de la progression vectorielle des plans blancs, qui tendent à rendre la surface concave » (Fernande Saint-Martin,Mondrian ou un nouvel espace pictural”, Vie des arts, 1966).

Bien !, l’heure de la solution a sonné ; voici la position originale du tableau :

 

Piet Mondrian, “New York City I”, 1941, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen, Düsseldorf / Walter Klein, Düsseldorf

Et là, je suppose en toi lecteur un choc esthétique, une sorte d’épiphanie façon néerlandaise, donc très sobre. Une amie via Facebook me faisait remarquer que dans cette position, “il est plus dynamique à droite ! Et on voit davantage le rouge”. Oui, peut-être. Rappelons que Mme Saint-Martin voyait dans ce tableau, l’« affirmation et sa [i.e., à Mondrian] négation de la grille, en juxtaposant à trois grilles chromatiques extrêmement dynamiques, une autre faite de la progression vectorielle des plans blancs, qui tendent à rendre la surface concave ». Mais comment, à partir de trois grilles juxtaposées, nier l’existence de la grille ? Et comment le blanc au-delà pourrait suggérer l’idée du concave ? Là, franchement, j’en perds mes capacités heuristiques. Mais j’espère que ce jeu aura suscité quelque amusement. Bien à vous,

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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