Rachel Whiteread, “Untitled (Twenty-Four Switches)“ / Série Traduction + tentative d’approche

En direct de la Tate : «Untitled (Twenty-Four Switches)”, Rachel Whiteread      

 Rachel Whiteread, “Untitled (Twenty-Four Switches)”, 1998, aluminium, 263 × 203 × 60 mm, Collection Tate
 

Cette sculpture murale a été créée en moulant un boîtier d’interrupteur électrique. Le processus nécessaire pour parvenir à l’objet fini a nécessité plusieurs étapes de moulage en positif et en négatif. La face de la boîte est un moulage négatif — une empreinte de la face de la boîte originale, avec les négatifs des vingt-quatre interrupteurs et des huit têtes de vis. Le corps de la boîte est un moulage positif, une reproduction du corps original, avec une indentation au bord de la face, sur les côtés, là où la plaque de plastique se serait détachée des parois en se dévissant. Après avoir créé un moule combinant la face négative et le corps positif, Whiteread a coulé la sculpture en aluminium, dans une édition de vingt-quatre exemplaires. L’exemplaire de la Tate est le septième de l’édition.   

Whiteread fonde sa pratique sur le moulage des espaces négatifs et positifs à l’intérieur et autour des objets domestiques quotidiens et des entités architecturales. Ses premiers objets moulés ont été des bouillottes, des armoires, des matelas, des dalles mortuaires et des lits gonflables, comme Untitled (Air Bed II) 1992

Rachel Whiteread, “Untitled (Air Bed II)”, 1992, polyurethane rubber, 1220 × 1970 × 230 mm, Tate

suivis de baignoires, de sections de sol, comme Untitled (Floor) 1994-5, de plinthes, d’étagères de livres et d’espaces sous les chaises et les tables.

Rachel Whiteread, “Untitled (Floor)”, 1992, polyester resin, 204 × 2745 × 3930 mm, Tate

Elle a également moulé des pièces entières, Untitled (Rooms) 2001   

 Rachel Whiteread, “Untitled (Rooms)”, 2001, plaster, fibreglass, wood and metal, Tate

et plusieurs escaliers, comme Untitled (Stairs) 2001

Rachel Whiteread, “Untitled (Stairs)” 2001, plaster, fibreglass and wood, 3750 × 2200 × 5800 mm, Tate

Les moulages solides en plâtre ou en béton évoquent les corps et la momification, le blocage claustrophobe de l’espace vide. Whiteread a été la première à réaliser des moulages à grande échelle, d’abord en caoutchouc et en plastique, puis en résine (auparavant, ces matériaux n’avaient été utilisés que pour des moulages à petite échelle), afin de transformer l’objet original et ses associations. Les moulages en caoutchouc et en plastique jaunes évoquent fréquemment les fluides corporels, la cire d’abeille et le saindoux ; la résine orange suggère l’ambre ; les moulages en résine verte et bleue ressemblent au verre et aux grandes masses d’eau. Les procédés de Whiteread s’inscrivent dans la tradition du minimalisme, dans laquelle la réduction et l’abstraction sont fréquemment associées à la sérialité et à la répétition. Dans des œuvres comme Untitled (Nine Tables) 1998,

Rachel Whiteread, “Untitled (Nine Tables)”, 1998, concrete and polystyrene, 681 × 3750 × 5190 mm, Tate

le moulage d’un objet, dans ce cas l’espace sous une table, est répété et installé en grille. Comme l’artiste allemande Eva Hesse (1936-70), Whiteread utilise des matériaux industriels avec des associations organiques. Elle a déclaré : « Mes œuvres sont très liées au corps et au toucher humain. Qu’il s’agisse de mon toucher, de celui de quelqu’un d’autre ou de celui de toute une famille, il s’agit d’un objet qui a été utilisé ». (Cité dans Mullins, p.73.)

Dans Untitled (Twenty-Four Switches), les vingt-quatre interrupteurs de la boîte sont disposés selon une grille régulière comprenant quatre rangées de six. Chaque rangée est ornée de l’empreinte d’une tête de vis à chaque extrémité. Les positions du filetage de chaque tête de vis, comme la position marche/arrêt de chaque interrupteur, sont dans un ordre aléatoire. La boîte à interrupteurs présente donc une grille ordonnée dans laquelle se trouvent des variables aléatoires, perturbant le prévisible par l’imprévisible. Dans cette œuvre, l’élément humain — la main humaine inconnue qui tourne le tournevis et actionne les interrupteurs —, a créé un motif mystérieux qui n’a pas de raison d’être. La sculpture peut être lue comme une composition abstraite dans laquelle la combinaison binaire de l’activation et de la désactivation des interrupteurs fait écho à la combinaison du moulage positif et négatif.

Further reading:
Charlotte Mullins, Rachel Whiteread, London 2004, 
Rachel Whiteread, exhibition catalogue, Anthony d’Offay Gallery, London 1998
Rachel Whiteread: Shedding Life, exhibition catalogue, Tate Gallery, Liverpool 1996

Elizabeth Manchester
February 2005»




Au départ, je n’entendais qu’insérer l’image de “Untitled (Twenty-Four Switches)”, mais la Notice de Manchester, renvoyant à des hyperliens, je les ai tous ouverts, afin de les insérer tout autant, ce qui donne, du coup, une appréciation assez consistante de cette grande artiste qui, crois-je, est assez méconnue de ce côté-ci de la Manche. Rien qu’à regarder ses œuvres, on est impressionné. Mais tout autant un peu interdit : Que “veut dire” tout cela ? Une première réponse, intuitive : C’est le monde du silence et de la mémoire, et donc de la trace. On a interrogé beaucoup Whiteread sur ses travaux monumentaux, mais j’aimerais m’intéresser à cet “Untitled (Twenty-Four Switches)“, “Sans titre (Vingt-quatre interrupteurs)”, qui n’est pas une pièce monumentale, mais qui me semble mystérieuse, quand bien même tout est assez clair ; c’est une plaque d’interrupteurs. Cela se voit, et, c’est même précisé dans le titre, au cas où. Notez qu’il s’agit d’un moulage, c’est donc une copie, une copie parfaite de l’original, supposera-t-on. Mais pourquoi avoir moulé ce qui existait déjà pour le reproduire à l’identique ? Rien que cela, c’est déjà mystérieux. Mais en fait, si Whiteread s’était contentée de démonter le boîtier et de l’exposer tel quel, ne courait-elle pas le risque de faire passer sa pièce pour un ready-made, ce qui, à mon avis, n’était pas du tout son objet ? C’est fort probable ! Il me semble que Whiteread, en moulant et coulant son boîtier d’interrupteurs, s’est appropriée totalement l’objet, c’est devenu le sien, c’est une œuvre ; et, bien évidemment, disposé en galerie ou musée, automatiquement, l’objet est validé comme œuvre d’art. Redonnons les mots de Manchester :

« Le boîtier d’interrupteurs présente donc une grille ordonnée dans laquelle se trouvent des variables aléatoires, perturbant le prévisible par l’imprévisible. Dans cette œuvre, l’élément humain — la main humaine inconnue qui tourne le tournevis et actionne les interrupteurs —, a créé un motif mystérieux qui n’a pas de raison d’être. La sculpture peut être lue comme une composition abstraite dans laquelle la combinaison binaire de l’activation et de la désactivation des interrupteurs fait écho à la combinaison du moulage positif et négatif.»

Sauf que le moulage de Whiteread n’est plus activable, il est inerte ; lui fournir un historique durant lequel telle et telle vis a été tournée et tel ou tel interrupteur a été enfoncé est totalement fictif : on ne peut pas donner à un objet une histoire qu’il n’a pas eue, et c’est peut-être justement pour cette raison, ou au moins l’une d’entre elles, que Whiteread se devait de mouler ce boîtier ! Autrement dit, Manchester prête à l’Ur-objet (le boîtier original) les vertus dont l’œuvre de Whiteread ne saurait se prévaloir ; c’est une sculpture, elle ne répond pas à l’injonction du toucher ; c’est devenu un objet à la fois semblable (une copie) et en même temps quelque chose de radicalement autre. Et c’est bien encore pour cette raison que l’œuvre de Whiteread n’est pas un ready-made, car justement, le ready-made est réutilisable dans son usage originel, tandis qu’on ne peut rien faire avec le boîtier moulé. À partir de là, et ayant balayé les scories de la copie utilisable et du ready-made, je le redis, il faut prendre cette pièce pour une sculpture, c’est-à-dire lui préserver son autonomie, son identité. On pourrait dire alors qu’il s’agit là d’une sculpture vestigiale ; elle porte les traces de milliers d’empreintes digitales et de gestes, qui sont figés pour l’éternité ; quelque chose a eu lieu, et ce n’est plus effaçable, l’aspect, le matériau en témoigne, et nous retrouvons l’une des idées-force qui parcourt l’œuvre whitereadienne ; la mémoire : mémoire du bâti (“House”), mémoire de la shoa (“Holocaust Memorial”, Vienne, 2000), mémoire de l’architecture (“Untitled (Stairs)”, de l’habitat, parmi d’autres occurrences. En somme, Rachel Whiteread expose, en monumental ou en plus humble, une archéologie de la modernité artefactuelle, en la dédoublant par l’hypostase, élevant l’ordinaire à un degré supérieur.

J’aurais pu m’interroger sur des pièces plus massives, plus connues, de Whiteread, mais je n’ai pas forcément dit mon dernier mot à son sujet ; ce qui m’intéressait, ici, c’était d’interroger cette sculpture, certainement pas la plus célèbre de l’artiste, mais tout autant intrigante et donc ouverte.

Une dernière question : “Untitled (Twenty-Four Switches)“ est-il une nature morte ?

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant


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