Rembrandt autoportrait 1629. Le miroir. Ricœur.

C’est une grande question en peinture : Comment ne pas bavocher ? Beaucoup de peintres n’y parviennent pas ; comme si le réel posait une frontière impossible à adoucir. Quand nous considérons un objet dans l’espace, une commode sur le sol, un vase sur un guéridon, un corps dans une pièce, nous ne délimitons pas tous les contours, le réel “le fait” pour nous, disons, notre cerveau, notre vue, et… oui, le réel, ce dispositif irréductible qui nous fait face et dans lequel nous nous trouvons immergés ; nous sommes bien réels et nous sommes les seuls à pouvoir interpréter sans borne cette interaction multiple. Nous ne sommes jamais face au réel, mais en interaction avec notre part inhérente de réel (notre corps-psychique). Ceci dit, y a-t-il des contours dans le réel ? Il semble que les choses et les corps soient tous en perspective naturelle, dans un monde naturellement “en relief”. Et puis, c’est toujours le même problème : comment ramener la réalité tri-dimensionnelle en deux dimensions ? C’est là que ça coince… L’autoportrait de Rembrandt de 1628-29 peint à l’âge de 22 ans (ou 23, la date hésite…), ne mesure que 18,7 x 22,6 cm ; ainsi, le détail ci-dessus est très petit, en fait,

il se confond dans le fond.

En revanche, un détail, dans le format réel, saute aux yeux. L’oreille, et, plus particulièrement, son lobe. Il est très gros, et, après l’avoir bien observé, je pense qu’à ce moment, Rembrandt souffre d’une infection, et, qu’au lieu de la cacher, eh bien, il la peint, pourquoi le cacher ? Voyons cela de plus près

À regarder d’autres autoportraits, il ne semble pas qu’ailleurs, dans d’autres époques, le lobe fût si proéminent. Pourquoi Rembrandt peint-il son oreille infectée ? Parce que c’est déjà la vérité en peinture. Notez que, de près, il faut déjà “y aller” pour reconnaître ici une oreille représentée… Le gros plan permet, souvent chez les peintres excellents, de se rendre compte à quel point la peinture est vivante, quelle que soit la manière dont elle vit. Ici, la peau semble grouiller. La complexion du peintre paraissait-elle ainsi ?

L.1
L.2

Autre curiosité. On trouve sur l’Internet deux images dominantes du tableau de Rembrandt. L’une, comme on le voit (L.1) est plus sombre que L.2. Laquelle est la plus proche du réel, ou de la réalité (j’hésite entre les deux appellations) ? Est-ce que c’est dans L.1 que Rembrandt a voulu signifier une zone d’ombre quelque peu curieuse, justement au niveau des yeux, mais pas tant que cela si on l’explique par la chevelure qui vient empêcher la lumière de diffuser en dessous, ou bien en a-t-il laissé filtrer un peu afin de ne pas rendre comme énucléé l’endroit ? Les orbites du peintre, comme deux puits dans lesquels s’engouffre la lumière.

L.3
L.4

Il est très difficile de prendre en photo un tableau, spécialement de Rembrandt, car il fut un maître absolu du clair-obscur, de la lumière et des ombres, et du monde de cet entre-deux. À mon humble avis, l’image la plus proche de la vérité du chromatisme est donc L.4. Je pense que L.3 a été trop liftée (‘to lift’, « lever »), il n’y a pas d’intensité, pas de contraste comme Rembrandt savait les faire surgir. A contrario, L.4 est magnifiquement balancée, entre sombreur, éclairage pur et nuance chromatique (le lifting a mis du violet clair dans les cheveux…). Si l’on accorde que c’est cette image qui correspond le plus à la vérité chromatique du tableau de Rembrandt, alors on retrouve bien ce qui le caractérise, dans toute son œuvre, soit cette manière de faire jouer la lumière sur sujet et objet. Arnulf Rainer a exécuté un dessin sur photo titré “Rembrandt als Rembrandt”, reprenant le motif de l’autoportrait de 1628 ; mais il n’y a rien à en tirer, tout le propos chromatique et lumineux, toute la nuance de Rembrandt est passée par la fenêtre. Et justement, ici, c‘est comme si l’artiste se trouvait à vrai dire juste à côté d’une petite fenêtre, laissant passer la lumière venant éclairer juste l’épaule, la joue, le bas de l’oreille et la nuque. Le parcours de la lumière est très court ; il cesse quasiment au niveau des yeux, manque un tiers du visage, et rend bien sombres col, torse et épaule gauche. Rembrandt était-il droitier ? On peut le supposer, car ce serait alors plus pratique pour la pose choisie. On se demande parfois pourquoi certains peintres ont réalisé autant d’autoportraits à partir du XVIe. Il faut rappeler qu’un objet aussi banal pour nous aujourd’hui qu’un miroir était une chose jusque là techniquement très difficile à réaliser jusqu’à la Renaissance, et que ce sont les maîtres-verriers de Murano, au XVIe, qui en  produiront les meilleurs, grâce à une nouvelle technique. « Plusieurs centres de production de miroirs s’imposent au XVe siècle, en Allemagne, en Italie, en Lorraine. Mais les avancées décisives se font à Venise au milieu du XVIe siècle, au moment où les verriers de Murano, en contact avec ceux de Lorraine, produisent une matière vitreuse aussi claire que le cristal de roche en sélectionnant des matières premières très pures, sables et soudes purifiés, blocs de natre importés, grâce auxquelles le verre perd enfin sa couleur un peu sale. L’étamage s’améliore : une couche de mercure (vif-argent) assure l’adhésion du tain. Dans leur cadre d’or et d’argent, sertis d’une bordure précieuse, ces miroirs cristallins, limités par le souffle et la puissance de l’homme, ne dépassent guère la dimension d’un grand plateau. Mais leur qualité est désormais parfaite, et Venise élimine progressivement ses concurrents lorrains » (Melchior-Bonnet). Il existait, dans l’Antiquité romaine, des petits miroirs, faits de cristal de roche polie, arrondis, ne dépassant guère les sept centimètres de diamètre, mais leur médiocre qualité fît qu’on préféra encore longtemps les miroirs en métal poli. La qualité extraordinaire des nouveaux miroirs à partir du XVIe a dû évidemment plus qu’attirer l’attention des artistes, et il n’est pas exagéré de dire que, pour la première fois, on se voyait tel que l’on était, dans un “vrai” reflet. Et voici donc que le modèle peut être convocable à volonté, puisque c’est l’artiste lui-même ! Il suffit de se mirer, et apparaît un double ; soi-même comme un autre, comme dirait Ricœur :« une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité elle-même. Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien.» Dit en terme plus “simple” : Rembrandt se mire, se voit, se découvre, se connaît et reconnaît dans l’image renvoyée par le miroir. Je me vois tel que je suis, et, cependant, et tout à coup, je me vois comme un autre ; c’est comme s’il y avait deux moi (“altérité constitutive de l’ipséité” → identité propre, dit Ricœur). Mais “je” suis bien davantage que ce reflet, puisque mon identité se décompose en couches profondes jusqu’au psychisme irreprésentable. Alors, ne suis-je en train de peindre qu’un moi de surface ? Fascinante question que Rembrandt n’aura cessé de poser, en produisant tout au long de sa vie une centaine d’autoportraits (peints, gravés, dessinés).

Ref. Sabine Melchior-Bonnet, “L’invention du reflet” https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/N-1679-11856.pdf /// Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Ed. du Seuil, 1990

 


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Léon Mychkine