Le travail, j’aime bien l’articuler, et parler de « postures », c’est-à-dire qu’il a sa physionomie, il a son dessin, il est constitué, mais si on le présente sur le champ, allongé, debout, assis. Je parle beaucoup des “L” de Robert Morris. Il y a aussi la structure de la pièce, qui signifie beaucoup de choses pour moi.
Mychkine : Rémi Uchéda, tu exposes plusieurs œuvres, au Château d’Oiron. Des œuvres qui m’apparaissent — peut-être tu me contrediras — hétérogènes, il y a plusieurs types d’expressions.
Uchéda : Oui, plusieurs factures…
M : plusieurs factures, voilà. Si par exemple on commence par ce qu’on voit en premier, quasiment, en arrivant au château, c’est ce drapeau que tu as hissé, sur une hampe
U : oui un mât,
M : un mât
U : un mât blanc, avec une corde, qui frappe le mât. Donc ce drapeau qui nous accueille qui est sur la droite de l’allée quand on est face au château … Alors évidemment il y a tout l’historique du drapeau, qui est là, qui fait signe, qui est aussi l’étendard, c’est-à-dire qu’on va à l’assaut du château avec le drapeau levé, comme ça, et qui est, dans sa facture, un drapeau qui est dégradé, du noir au blanc. Donc ça part du noir du côté qui est contre le mât, et ça va jusqu’au blanc. Donc je me demandais si c’était pas une couleur qui avait passé, du fait d’avoir trop flotté au vent. Donc là, ce n’est pas une recherche d’appartenance à un pays, ou à un blason, ou à une famille ; c’est plutôt un drapeau. Le fond de quelque chose, comme ça, qui s’installe, et qui se diffuse.
M : Alors donc, ce n’est pas un blason, mais ceci dit il y a une intention, tu disais « on part à l’assaut », il y a un côté un peu guerrier alors ?
U : Oui, on pourrait dire qu’il y a ce côté d’appartenance… de dire « qu’est-ce que c’est le pays de l’art ? » […] Et là j’ai voulu m’attacher au fond, qui je vois, un petit peu a bougé, parce que dans la fabrication du drapeau il y a une des faces qui est imprimée sur textile. C’est un drapeau qui fait 2,50 mètres sur 1,50, et l’autre côté est peint. Et du coup je vois qu’avec le temps aussi, cette notion d’usure, du noir, de quelque chose de très dense, très coloré, très imprimé, sur une face a bougé, on le voit
M : Oui, c’est très beau
Photo © Rémi Uchéda
U : …s’est fissuré… ça me plaît de prendre ça en considération. Et puis il y a quelque chose de l’infusion… […] Donc c’était brandir dès le départ ça : « Allons-y dans le pays de l’art quoi ! »
M : Donc, tu disais, c’est un tissu sur lequel tu as peint?
U : Un tissu, oui, sur une face, qui est peint.
M : À la machine?
U: À la bombe. Avec un dégradé.
M : OK […]
U : Alors là on a traversé la cour, et on est dans la tour de droite, et du coup un peu comme des gardiens, il y a ce pont d’envol, c’est un profil, vu de dessus du pont d’envol du porte-avions Clémenceau. Donc c’est une découpe sur une planche, sur plusieurs matériaux, des planches de OSB, du stratifié, des résines, et des plaques d’aluminium, et du medium. Et donc ces porte-avions sont dressés, posés verticalement sur les murs. Du coup il y a ce côté un peu plus “personnage”, “gardien”. En les mettant vertical, il y a ce côté un peu de “personne”.
Photo © Rémi Uchéda
M : Tu disais “crocodile” aussi ?
U : ah oui ! On peut faire un clin d’oeil avec le crocodile
M : tout à l’heure tu parlais de crocodile
U : qui est dans l’église, à côté… L’idée du porte-avions donc c’est l’idée de porter une intention, de déporter une force et c’est le lieu qui fait la liaison entre le monde de l’eau qui permet ce bout de route, d’exporter un petit bout de route
M : oui c’est extraordinaire en soi un porte-avions. Un bout d’asphalte qui se balade sur l’océan !
U : Qui se balade sur l’océan, voilà, c’est ça, et sur lequel il y a des avions, et donc qui amène à quelque chose de l’aéronavale, enfin, du ciel. On est vraiment sur ce point, cette frontière entre le marin, le bout de route
M : terrestre, le tarmac
U : un tarmac, tout à fait, l’asphalte, le goudron, de choses comme ça. J’ai eu des pièces avec des pneus, fabriquées avec des pneus d’avion aussi. D’autres pièces. Donc il y a vraiment cette préoccupation du sol, du sol physique, qui nous permet de rouler, et puis aussi le sol, le territoire, et qu’on exporte, à distance. Donc c’est dire aussi “est-ce qu’on peut aussi exporter des idées au niveau de l’art, un peu plus loin que notre territoire ?”.
M : tu prends un morceau de territoire et tu l’emmènes ailleurs.
U : et tu l’emmènes ailleurs.
M : donc tu emmènes aussi l’art, c’est ça un peu ?
U : d’amener l’art un peu plus loin que là où on l’attend. L’idée elle est de transporter aussi les choses, les idées. Dans l’art on est là à vouloir communiquer et transporter. Donc là ils sont posés à la verticale. Dans la salle du haut, sous les combles, ils sont à l’horizontale. Donc c’est plusieurs motifs, aussi, constitués du même dessin, mais positionnés sur des postures différentes. C’est une question aussi de posture, quand je dis “posture”, c’est une posture d’esprit aussi, c’est pas que debout, assis, couché, à l’horizontale
M : Ce qui est chouette c’est que tu en fais un objet poétique, artistique, alors qu’à franchement parler, vu de dessus un porte-avions ça donne pas une image très poétique. … Tu poétises quelque chose qui ne l’est pas. C’est pour ça que je parle de poésie. Parce que parfois les gens disent “c’est poétique”, à toutes les sauces… tu vois ce que je veux dire? Parfois ça ne veut rien dire
U : [rire]
M : Mais là je pense que ça a son sens parce que tu transportes… “Métaphore” tu sais ça veut dire “transporter”, en grec, metaphorein c’est “transporter”. Diriger vers quelque chose, c’est ça la métaphore. Elle transporte vers quelque chose. Donc là on est vraiment là. T’as un matériau au départ qui est ingrat… un vaisseau de guerre, c’est quand même pas un truc qui te bouleverse aux larmes. On n’est pas dans le reniement de la forme originelle, mais on est quand même dans une transformation poétique de l’objet.
U : [Uchéda décrit la nature des matières utilisées pour la fabrique des portes-avions, description que l’on trouve déjà dans “Architextures” Partie I] On a quelque chose qui constitue un plateau, par séchage, ou par sédimentation. Donc on retrouve cette idée géologique, quand on parle d’“architectures”. C’est-à-dire que cette épaisseur, cette architecture là, qui permet ce décollage, est fabriqué par quelque chose qui est aggloméré, c’est-à-dire par plein de choses qui se collent entre elles, et qui permettent le support. Alors est-ce que l’art c’est pas des choses qui se collent entre elles, et qui nous permettent de penser?
[Nous sortons et nous nous dirigeons vers les autres salles]
U : Ce qui m’intéresse vraiment c’est la façon dont on est constitué, et la façon dont on est posté, comme une posture
M : positionné
U : Enfin on peut dire aussi être à son poste […]
M : Donc là on se trouve devant une empreinte
U : Le mot “empreinte” est pas mal. On est toujours sur ce profil de porte-avions
M : Clémenceau, façon paillasson!
Photo © Rémi Uchéda
U : et à l’entrée de la salle Harlequin. Il y en a deux comme ça. Donc c’est une plateforme où on décolle et puis là on a ce coté un peu ironique de s’essuyer les pieds entre deux salles. J’ai remplacé les vrais paillassons par ces bandes de paillasson vert, pour franchir ces deux espaces. Il y a le côté aussi de “pratiquer l’oeuvre d’art”, qu’est-ce que c’est la pratique de l’oeuvre d’art ? Alors, en tant que sculpteur, on imagine très bien, mais peut-être qu’aussi pour le public qu’est-ce que c’est de pratiquer l’art, de regarder l’art, du “practice” des choses ? Donc vraiment à quoi elles servent, peut-être à réfléchir… en tout cas, pour ce qui est de l’art. Donc là je vois qu’il a été assez marqué par les pas, et je m’aperçois que les dalles qui sont sous le paillasson, commencent à apparaître, et à tracer un là-dessus. J’aime assez interroger en tout cas la notion d’usure, et de voir que le sol qui soutient les choses, par ce qu’on est toujours sur un truc voilà “qu’est-ce qui sous-tend les choses?”, qu’est-ce qui fait qu’on est artiste? Qu’est-ce qui fait que je m’interroge sur l’idée de maintien, de posture, choses comme ça? Et là par frottage, un dessin se révèle sur le paillasson, qui est la structure des dalles du dessous.
M : C’est intéressant ce rapport, au départ inattendu, tu ne t’y attendais pas peut-être?
U : Non, là c’est une lecture que je fais. Alors la notion d’usure je l’ai eu
M : de facto
U : oui, de facto. Mais sur ces pièces là ce sont des choses que je découvre.
[Nous entrons dans la salle où se trouvent les cannes à pêche]
U : Donc là on est dans cette salle. juste un mot là il y a trois artistes, Isabelle Ferreira et Guillaume Constantin. Et du coup il y a cette alcôve qui mène à une fenêtre. Dans ce petit lieu, qui doit faire cinq sur trois, à peu près, j’y ai placé des cannes à pêche. Donc ce sont des cannes télescopiques, qui sont en résine, ou en Kevlar. Et ça fait six mètres de haut. Donc elles sont contraintes, et le lieu doit faire cinq mètre [sous plafond] donc du coup elles tiennent juste par pression. Elles tiennent du fait qu’elles sont plus grandes que le lieu qui les accueille. Donc, elles courbent. Donc c’est peut-être en courbant l’échine on continue à se tenir droit, enfin, à se maintenir?
Photo © Rémi Uchéda
Donc le bout est plus fin, donc il vient dessiner comme un grand fil, comme des grands poils, et donc il y a une vingtaine de cannes. On peut pénétrer l’installation, c’est aussi une installation qui est immersive. Avec un peu d’attention, on peut sillonner comme ça, se profiler à l’intérieur; et elles montent, elles jouent avec l’arche. Il y a cette idée de caryatide aussi, cette idée de maintien, enfin de sculpture, qui se rapprocherait de la colonne, et qui tiendrait
M : C’est très très beau
U : Là, la question de la tenue elle est vraiment posée. Il y a quelque chose de très fin, de l’ordre du dessin aussi, du coup de crayon, du fil, qui vient et qui se tient et tient en même temps l’architecture, et joue un peu avec la poutre. Il y a une question aussi de « tendu », voilà, de tension.
M : Exactement
U : Qu’est-ce qui fait tenir? C’est la tension, ce fait que ces objets sont télescopiques et droits, et qu’ils sont plus grands que l’espace et qu’on les courbe et qui se tiennent par pression.
M : Tu disais « courber l’échine”, moi, ça ne n’évoque pas forcément ça, parce que, pour moi, l’expression “courber l’échine”, c’est un signe de soumission.
U : Oui.
M : de résignation. Et là moi je vois plutôt un signe de résistance, d’insistance
U : Oui, oui
M : Tu vois, les cannes arrivant au plafond, eh bien! elles ne se soumettent pas, elles s’adaptent, et elles biaisent ; elles prennent des échappées, pour continuer à exister.
U : Oui, c’est plutôt ça. C’est plutôt le fait d’être plus grand que ce qui nous accueille, qui fait qu’on tient.
M : C’est très beau ça !
Photo © Rémi Uchéda
U : Tout ça, voilà.
M : Ça c’est beau ce que tu viens de dire.
U : Le fait d’être plus grand, que quelque chose qui nous accueille… sans prétention hein?, qui nous écoute, qui fait que ça tient.
M : Tu vois, c’est aussi pour ça que j’aime les artistes, vous dites des trucs, vous dites des phrases, parfois… ça a une force ! Et vous êtes les seuls à dire ça!
U : J’ai dit quoi déjà? [Rires]
M : Je l’ai enregistré. Je te le redirai. « D’être plus grand que ce qu’il contient. »
U : Oui oui,
M : C’est magnifique! C’est très très beau!
U : Oui, mais pas dans une idée de supériorité…
M : Non, bien sûr que non!
U : de grandeur, et de donner la grandeur…
M : Tu m’as donné, là, un exemple type, qui fait pourquoi je kiffe tellement les artistes! Parce que vous êtes capables — vous avez des mondes —, mais, en parlant, en vous faisant parler, parfois vous balancez une phrase… : PAH! C’est magnifique, tu vois? […]
Et du coup c’est très très beau, ce jeu de courbes, de figures que ça trace au plafond. C’est très beau les deux qui se rejoignent, tu vois là-haut, il y a presque une continuité. C’est magnifique ça, elles ne se touchent pas, mais pas loin…
U : Ce sont des cannes qui font un mètre un mètre cinquante. Et avec ce côté télescopique, elles se déploient. Donc j’aime bien cette idée de l’art, qu’est-ce que c’est un art qui se déploie?
U : Oui oui. J’aime bien cette idée d’un art qui se déploie. “Qu’est-ce que c’est un art qui se déploie, qui va un peu plus loin, qui va au-delà, qui déploie une parole, ou un son, plus loin ?”
Rémi Uchéda est un artiste excentrique. Au sens littéral: il n’est pas centré. Il est inattendu. Il y a des artistes attendus, vis-à-vis desquels on peut s’attendre à quelque chose d’attendu. Je me répète, mais c’est pour la bonne cause. Uchéda, dans le même cadre d’une exposition, dans la même temporalité, expose trois éléments qui n’ont que peu à voir. Un drapeau. Des planches découpées type porte-avions (plus un de type paillasson). Des cannes à pêche… Uchéda est un artiste libre et dégagé d’une patte; même s’il insiste, à travers ses pièces, sur les notions de transmission, de transport, de signal. Mais il s’exprime comme il l’entend. Cela témoigne d’une audace, d’une liberté, d’un je ne sais quoi de polymorphe. Uchéda a ce côté Protée, ce personnage mythologique insaisissable dont nous nous souvenons dans l’Odyssée, et qui échappait à toute saisie. Mais ce n’est pas Uchéda qui se transforme à volonté ; c’est son art.
Ce que je préfère, ce sont ses porte-avions, et, surtout, ces cannes à pêche. Cette élévation fine jusqu’à la voûte, qui finit par se courber, se profiler à la surface du “dur” — la pierre. C’est extraordinaire. Et en même temps, c’est simple.
PS: Lors de notre re-visite, nous avons croisé un couple d’Anglais, et ils nous ont dit que dans tout le château, les cannes d’Uchéda constituaient ce qu’il y avait de plus intéressant parmi les cinq ou six œuvres qu’ils avaient remarqué.
Retranscrit et mis en forme par : Léon Mychkine