Retour sur David Salle, via Peter Schjeldahl. La peinture postmoderne est-elle vide de sens ?

Je sélectionne ici des phrases écrites par Peter Schjeldahl, dans son article que j’avais intégralement traduit ici, portant sur l’art de David Salle, article foisonnant et littéraire, très riche, peut-être trop, par ailleurs. D’où l’intérêt de tenter d’exerguer quelques sentences schjeldahliennes, ajoutées de quelques remarques (en couleur) :           

On peut conclure, comme je le fais, que dans ses meilleurs travaux, Salle atteint une sorte de résolution esthétique et poétique, mais cette résolution est importante précisément parce que ses matériaux sont récalcitrants et bouleversants.  ← L’emphase littéraire ne peut se substituer à la nécessité de la preuve. Pourquoi est-ce “poétique” et “bouleversant”? Schjeldahl ne le dira pas.

Presque toujours, le sens d’un contexte original est si obscur, trivial ou épuisé qu’il est littéralement  inconsidéré. Connaître les sources des images de Salle, que ce soit dans les vieux maîtres ou dans les vieux magazines, c’est ne rien savoir d’utile. Comme tout le monde peut le confirmer pour qui l’a tenté, saisir une signification spécifique dans les images de Salle est aussi frustrant que d’essayer de ramasser un plomb en portant des gants. ← Schjeldahl semble ravi que l’on puisse ne rien saisir dans un tableau de Salle, et c’est tout de même ennuyeux. Quel est l’intérêt d’être incapable de saisir la moindre signification dans un tableau, et, qui pis est, de nous prévenir que c’est une tâche impossible, ce qui est un viatique décourageant ?  

La lecture de ses tableaux doit — et c’est libérateur, je crois —, être personnelle à chaque spectateur, et personnelle dans un sens exceptionnellement plein, intense et illimité. ← Certes, mais d’après le viatique donné par Schjeldahl, on se demande comment le spectateur va être capable de saisir quelque “lecture” que ce soit…

… son ambition d’artiste n’est pas fondée sur des valeurs transcendantes. ← Là se trouve peut-être le nœud, et je vais y revenir, de toute cette prophylaxie anti-heuristique prônée par Schjeldahl.

La “technique” fait partie du sujet de Salle, dans un sens plus radical, plus capacitif et profondément ironique que la sérigraphie de Warhol, le coup de pinceau “sincère” de Johns, ou l’ingénierie formaliste de Frank Stella. Salle manie la peinture à merveille, par exemple sans qu’il n’y ait de manière “salléenne” de la manier. Il en va de même pour son dessin de plus en plus virtuose et sa couleur atroce. ← Nous sommes bien d’accord pour dire que Salle peint “bien”, mais est-ce suffisant pour dire quelque chose ? Nous avons compris que Salle ne veut surtout pas laisser la moindre emprise à l’ekphrasis, mais pourquoi peindre aussi explicitement si c’est pour contrecarrer cette louable intention chez le spectateur, qui est de chercher du sens ? 

Il n’y a presque rien de tel que David Salle l’artiste — ce qui a conduit tous les aspirants imitateurs à un échec cuisant. Il n’y a qu’un seul domaine dans lequel Salle semble directement expressif et doté de quelque chose de génial : la composition. ← Là encore, il y a là quelque chose de contradictoire à déclarer un peintre comme le meilleur, génial dans la composition, et en même temps de bien rappeler qu’il n’a rien à dire. C’est un oxymore parfait. 

Ce qui est troublant, à lire Schjeldahl, c’est que nous avons le message que Salle est un très grand peintre, apparemment même, le plus grand, mais sans que l’on comprenne ni pourquoi ni en quoi. C’est tout de même embarrassant. Si Salle est un grand peintre, quels concepts permet-il de faire jaillir ? On ne sait. En quelque sorte, Salle ne donne qu’à voir, et rien à penser, c’est l’anti-cosa mentale. Mais Schjeldahl nous en a informés :

son ambition d’artiste n’est pas fondée sur des valeurs transcendantes.

Il est grand temps de prendre un exemple d’illustration sallien, avec “Brother Animal”:

David Salle, “Brother Animal”, 1983, oil and acrylic on canvas with wood chairs, 240.03 x 427.99 cm, The Museum of Contemporary Art, Los Angeles

Il est un fait qu’après avoir considéré cette image, on n’y comprend goutte. Mais voyez comme c’est grand, + de 2 mètres et + de 4 mètres. Pas étonnant que Schjeldahl évoque un Anselm Kiefer, quand dans son article il écrit :

Son exploit — semblable en cela à celui d’Anselm Kiefer, par ailleurs très différent —, a été de réinventer la peinture […] 

L’enthousiasme débordant de Schjeldahl peut-il être soutenu, défendu, moqué ? La comparaison avec Kiefer, ceci dit, peut-être pertinente si l’on pense en terme de tailles, chez l’un comme l’autre, plus c’est grand mieux c’est. “Brother Animal” mesure ce que l’on vient de lire plus haut, et ce doit être impressionnant, certes, mais est-ce une histoire de dimensions ? Cela me semble un argument totalitaire. Dans ce sens, il est bien clair que Kiefer bat tous les records, avec, pour le coup, non pas de grands mais de gigantesques tableaux, qui sont comme autant d’énormes bouchées de forêt noire englouties en même temps par des mâchoires de grand saurien. N’ayant pour ma part rien à détecter dans “Brother Animal”, qu’en dit par exemple Schwartz (1984), cité par Schjeldahl ? 

Pourtant, « Brother Animal » nous retient plus longtemps [que B.A.M.F.V], non seulement parce qu’un regard plus long est nécessaire pour rendre les parties cohérentes, mais aussi parce que l’image des personnes qui sont clairement liées — mais qui sont placées avec un fossé entre elles —, dramatise le sentiment de dépendance et d’absence de liens qui imprègne l’art de Salle. Dans son œuvre, les images prennent vie parce qu’elles sont vues en relation avec d’autres images. 

On remarquera l’esprit quasi mentaliste de Schwartz, capable de deviner qu’il s’agit là d’un couple en plein incommunicado, voyant clairement un fossé entre les deux personnages. C’est assez extraordinaire. Le plus curieux étant que, s’il pointe que les “images” (une occurrence retenue plus tard par Crimp comme nous le verrons plus bas ?) ne prennent vie qu’à partir du lien entre elles, il ne nous dit rien au sujet des morceaux de viande (des reins, rognons ?), des deux chaises, et des griffonnages. On peut donc bien se demander à quoi servent ces paraphernalia. À “faire riche” ? Nous parlions forêt noire, voici les garnitures…

Les représentations, a-t-on fait valoir, au lieu de venir après la réalité, dans une imitation de celle-ci, précèdent et construisent maintenant la réalité. Nos émotions “réelles” imitent celles que nous voyons au cinéma et que nous lisons dans les romans d’amour ; nos désirs “réels” sont structurés par les images publicitaires ; le “réel” de notre politique est préfabriqué par les informations télévisées et les scénarios hollywoodiens de leadership ; notre “vrai” moi est un amalgame et une répétition de toutes ces images, reliées entre elles par des récits qui ne sont pas de notre fait. Analyser cette structure de la représentation qui précède son référent (la chose du monde réel qu’elle est censée copier) amènerait ce groupe d’artistes [Robert Longo, Cindy Sherman, Barbara Kruger, Sherrie Levine, et Louise Lawler] à s’interroger sur les mécanismes de la culture de l’image : son fondement dans la reproduction mécanique, sa fonction de répétition sérielle, son statut de multiple sans original. “Images” [“Pictures”] est le nom donné à cette œuvre lors d’une première réception par le critique Douglas Crimp. 

Krauss analyse pertinemment cette tentative de dissolution de l’art dans ce que, finalement, on peut appeler le “culturel”. Ou bien l’inverse même ; faire du culturel en prétendant produire de l’art. C’est peut-être davantage cela… Le “culturel” est éphémère, futile, modal, mortel ; la Culture, c’est le contraire. Mais il s’agi bien d’une croyance, toujours actualisée : croire que l’on peut dissoudre le pouvoir hiérarchique historique de l’Art en général, son poids tutélaire et bienfaiteur, et même civilisationnel, dans la mixture du culturel combiné à son avatar impensé : le démagogique. C’est bien sûr un échec. Bien entendu, l’art “postmoderne” n’a pas complètement disparu, il a connu une descendance parthogénétique (ici apposez une liste de noms récurremment affichés dans les institutions et autres grandes galeries milliardaires).

Ainsi, pour reprendre le credo postmoderne rappelé par Krauss, non, il n’est pas vrai que notre moi soit le résultat du déchet des images culturelles, c’est tout de même bien plus profond, et historique, que cela. Mais, à ce titre, existe-t-il une “culture de l’image”? Ne s’agit-il pas plutôt, dans ce contexte, de culturalité ? Si vous dites qu’il y a une culture de l’image, vous faites monter la consommation des images au niveau de la Culture immanente, cette culture qui fait que je puis, en 2024, toujours lire Aristote, écouter les Beatles, admirer un Rembrandt, et être fasciné par l’œuvre de Joyce (surtout Ulysses, car je n’ai jamais encore vraiment réussi à “lire” Finnegans Wake, mais je garde espoir…) Or, le culturel ne connaît pas une telle dimensionalité trans-temporelle, ni hyperspatiale → traversée des continents ; et même du point de vue actuel (i.e., contemporain), personne, en France, n’entendra dans un car de voyageurs de la musique chantée en grec, ni ne verra dans le cinéma du coin le dernier Bollywood, ou Nollywood, et personne, en France, dans un restaurant chinois, ne mange vraiment “chinois”… Autrement dit, en quelque sorte, le monde des humains n’est jamais devenu postmoderne (tandis que si, il est devenu moderne, n’en déplaise à feu Latour), et ce n’est pas faute d’avoir essayé, à grands coups de clairons, d’ânonner que le monde avait changé, qu’il n’y avait plus rien à dire, juste à tout recycler ; que les media, la publicité, la Pulp fiction pouvaient largement servir de réservoir aussi riches en contenus que ceux de la Culture. Cette mascarade, finalement, s’incarnerait presque comme paradigme pictural avec Salle. Mais attention !, la mascarade peut s’accompagner de panache, et je crois que l’enthousiasme quasi mystique de Schjeldahl s’est halluciné à partir d’une scène originelle d’éblouissement, façon lièvre de Mars dans les phares d’un Hummer, qui lui fit perdre tout sens de la réalité (ce qui arrive quand on est pris de passion). Salle peint probablement “très bien” tout ce qu’il veut, mais pour “dire” quoi ? Ses peintures récentes offrent à ce titre un très surprenant constat de mi-rétroaction dans le passé, mettant en scène des figures très années 50, parsemées de touches façons Hockney à l’iPad avec, en opposite, un lit de couleurs gribouillis abstrait (façon de dire “Regardez, je suis aussi dans le coup en matière d’abstraction”). Aussi interloqués et consternés que les personnages, nous ne pouvons que constater un naufrage complet. 

David Salle, “Father and Son”, 2022, oil and acrylic on linen, 198.1 x 137.2 cm (78 x 54 in)

 

Note. L’expression “Brother animal” est tirée d’un livre de Paul Roazen, Brother animal. The Story of Freud and Tausk, 1969, Alfred A. Knopf, dans lequel se lit cet exergue : “… from the very beginning I realized it was this very struggle in Tausk that most deeply moved me-the struggle of the human creature. Brother-animal. You.” Lou Andreas-Salomé, The Freud Journal. [Si l’on comprend bien, cet extrait proviendrait du livre d’Andreas-Salomé indiqué, mais je n’ai pas retrouvé celle-ci dans celui-là].

Refs. Rosalind Kraus, “Poststructuralism and deconstruction”, In Foster Hal, Bois Yve-Alain, Krauss Rosalind, Buchloch Benjamin H.D., Joselit David [Eds], Art Since 1900: Modernism, Antimodernism, Postmodernism, Thames & Hudson, 2011 /// Sanford Schwartz, “David Salle”, The New Yorker, 04 30 1984

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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