Richard Serra s’entretient avec Hal Foster (ArtNews, October 29, 2018)

L’interview suivante est tirée de Conversations About Sculpture, un recueil de dialogues entre l’artiste Richard Serra et le critique Hal Foster, qui se sont déroulés sur une période de 15 ans. L’extrait provient de la section consacrée à la période de formation de Serra en tant qu’étudiant à Yale et à ses études en France, et voyages en Italie et en Espagne. On y trouvera des indications très intéressantes et inattendues, et les propos sur le cadre pourront faire écho à cet article .

 

Hal Foster : Comment avez-vous négocié avec les personnalités qui vous ont rendu visite à Yale, avec leurs différents matériaux, médiums et protocoles dans l’atelier ? Outre Albers, vous aviez Rauschenberg, Johns et Stella, ainsi que Guston et Reinhardt. 

Richard Serra : Reinhardt a été très influent. Il donnait des conférences dans toute l’université, pas seulement aux étudiants en art et en architecture. Ses “Twelve Rules for a New Academy (1953) et ses manifestes étaient impressionnants, en particulier la façon dont il abordait une position par la négation. Mais il fallait digérer tous les visiteurs du mieux que l’on pouvait. De plus, deux fois par jour à Yale, je passais devant le “Foxtrot” de Mondrian ; le “Tu m’” de Duchamp était à l’étage et l’“Oiseau jaune” de Brancusi se trouvait dans le hall. Nous n’étions pas à l’école pour innover, mais pour nous frayer un chemin de Cézanne à Pollock, de Kooning, ou Johns. C’est ce que faisaient les étudiants à l’époque. Certains imitaient la scène new-yorkaise qui se trouvait juste devant eux, mais si vous ne faisiez que cela, vous étiez déjà à l’arrière-garde, et tout le monde le savait. J’ai fini par peindre des imitations de Pollock et de Kooning.

HF: Le constructivisme russe était-il alors dans votre ligne de mire ? Le livre de Camilla Gray, The Great Experiment : Russian Art 1863-1922, a été publié en 1962 et a été immédiatement important pour Carl Andre, Sol LeWitt et Flavin.

RS: Je ne m’intéressais pas au constructivisme à l’époque. J’étais peintre, j’essayais de comprendre ce que cela signifiait et si je voulais continuer à peindre. Yale attribue une bourse de voyage ; j’ai eu la chance de l’obtenir et j’ai donc passé un an en Europe. Je suis allé à Paris, et cela a complètement changé mes bases.

HF: Pourquoi ? Je sais que vous alliez régulièrement à la Cinémathèque française et que le studio Brancusi était important pour vous, mais en quoi Paris a-t-il changé toute votre orientation ?

RS: Je n’avais pas beaucoup regardé la sculpture auparavant. J’allais à l’Académie de la Grande Chaumière pour dessiner tous les jours, mais cela me semblait bien académique. J’ai vu autant d’expositions que possible ; les plus importantes concernaient des artistes bien établis : Magritte, Francis Bacon, Giacometti, des artistes de cette génération. C’étaient des figures mythiques, qui vous rendaient plus fort, mais il n’y avait pas de nouvelle scène à Paris. Ileanna Sonnabend avait une galerie qui exposait Edward Higgins et Lee Bontecou, mais Rauschenberg n’y était pas. En fait, la scène américaine n’avait pas beaucoup pénétré Paris, et la scène abstraite — l’École de Paris avec des artistes comme Hans Hartung —, était ennuyeuse. J’ai trouvé le chemin de l’atelier reconstitué de Brancusi au Musée national d’Art Moderne et j’ai commencé à dessiner. Je ne saurais dire pourquoi, mais un déclic s’est produit. Le dessin a beaucoup à voir avec la façon dont un volume touche un bord, avec la façon dont il se découpe dans l’espace, et cela m’a énormément aidé de travailler dans cet atelier. Peut-être que l’atelier avait une aura qui m’attirait aussi ; peut-être qu’il sentait comme l’art.

HF: Brancusi était-il pour vous l’égal de la sculpture ? Ou avez-vous vu une tradition — avant lui, après lui — dont vous pouviez vous inspirer ? 

RS: Non. Je connaissais très peu Brancusi, très peu de choses sur la sculpture. Mais si vous êtes jeune et que vous voulez prendre pied dans la sculpture — que ce soit dans la figuration et le contenu ou dans l’abstraction et l’espace — Brancusi est une encyclopédie. Il est très pur, il fait autorité, il est convaincant. Il y avait la Nouvelle Vague à Paris, et j’allais à la Cinémathèque pour voir Truffaut, Godard, Resnais et Bresson. J’étais conscient d’assister à la naissance d’un nouvel idiome. En comparaison, la scène picturale française n’était pas intéressante, à l’exception de l’artiste qui peignait sous l’influence de la mescaline…

HF: Henri Michaux.

RS: Oui, j’ai vu une de ses expositions et je ne l’ai jamais oubliée ; ce fut l’un des événements les plus intéressants de mon année à Paris. J’avais alors une assez bonne idée de Pollock, et cette exposition — en termes de marquage d’un champ — suggérait une sortie non analytique similaire. Cela n’avait certainement rien à voir avec Brancusi : il s’agissait pour lui d’une réduction à la forme, au volume, à l’aspect. Michaux, comme Pollock, a ouvert le champ.

HF: Absence d’analyse, c’est-à-dire absence de calcul complet ? Aucune intention apparente n’a précédée les notes réelles ?

RS: Oui, il n’y avait rien de prescrit, et cela m’intéressait. J’avais pris de la mescaline à Santa Barbara, mais je ne comprenais pas comment on pouvait faire de l’art dans cet état. Au cours de ma dernière année d’études, j’ai lu Michel Butor et Camus. Le langage dépouillé de Butor m’a influencé : la clarté de ses descriptions et son rapport concret à l’expérience. Plus tard, j’ai découvert que Roland Barthes avait la même clarté de langage. Encore une fois, entre Santa Barbara, Yale et Paris, beaucoup de choses m’arrivaient : Camus, Michaux, Brancusi, le cinéma… Je ne savais pas comment toutes ces choses allaient se combiner.

HF: Le travail que vous avez commencé à faire à l’époque — objets, assemblages…

RS: C’était l’année suivante, en 1966, lorsque je suis allé à Florence dans le cadre d’une bourse Fulbright. J’avais lu Silence (1961) de John Cage ; Phil Glass et moi l’avons lus l’un pour l’autre à Paris. Cage collait ses conférences à partir de conventions et de disciplines différentes, et il le faisait d’une manière très ludique. Avec ses antécédents dans Dada, cela ressemblait trop à de la poésie débridée, et cela ne m’intéressait pas. Je m’intéressais au langage, à sa spécificité — que ce soit chez les Américains comme Faulkner ou Steinbeck, ou les Russes comme Dostoïevski, Pouchkine ou Gogol, ou les Français comme Stendhal, Camus ou Butor — et la poésie permissive de Cage n’était pas assez structurée pour moi.

HF: Pour vous, c’était une impasse, contrairement à de nombreux membres de la génération qui vous a précédé à New York. 

RS: Oui. À Florence, j’ai commencé à peindre des grilles avec des couleurs arbitraires, couvrant chaque carré en une minute environ. Puis je suis allé à la bibliothèque américaine, j’ai vu un numéro récent d’Artnews qui comprenait une grille peinte par Kelly avec des couleurs aléatoires, et cela ressemblait à ce que je venais de faire. J’ai pensé que si Cage allait m’amener à devenir un Kelly formaliste, je ne pouvais pas continuer, alors j’ai laissé tomber Cage et Kelly. Puis j’ai fait un voyage en Espagne, et voir Velázquez a été très important. C’est ce qui a mis fin à ma carrière.

HF: “Las Meninas” en particulier ? Fini quoi au juste ? Il semblait n’y avoir plus rien à faire avec les problèmes fondamentaux de la peinture ? 

RS: Je me suis rendu compte qu’il y avait une séparation entre l’illusion intérieure de l’espace et l’espace projeté dans lequel je me trouvais, et que j’étais le sujet du tableau et que Velázquez me regardait. Cela m’a vraiment dérangé — que je sois le sujet du tableau — parce que je ne pensais pas pouvoir faire un tableau dont le spectateur serait le sujet. Les miroirs ne m’intéressaient pas. Je savais ce que les Hollandais avaient fait, et Velázquez l’avait fait mieux. J’étais sidéré.

HF: Pourquoi ? Vous faites de la sculpture dont le sujet est le spectateur, pourquoi pas de la peinture ? Il est intéressant de noter que votre rencontre avec “Las Meninas” a eu lieu à peu près au moment où Foucault en a fait le parangon de la représentation classique dans L’ordre des choses (1966). Et il dit à peu près la même chose : le tableau fait du spectateur son sujet. [Foster se trompe, il mixe deux titres de Foucault, L’ordre du Discours (1971), et Les Mots et les Choses (1966), dont le Chapitre 1 s’ouvre fameusement sur une description des “Las Meninas”].

RS: “Las Meninas” m’a fait comprendre que ma façon d’aborder la peinture se limitait à regarder quelque chose à l’intérieur d’un cadre. Vivant à Florence, j’en étais venu à aimer les peintres florentins — Fra Angelico, Uccello, tous. Mais je me suis dit : « Bon sang, je fais la même chose. Je pourrais tout aussi bien regarder par la fenêtre. Tout ce que je fais, c’est regarder une peinture à l’intérieur d’un cadre.» C’est alors que j’ai décidé de faire des cages, de les remplir de matériel, d’utiliser des animaux vivants, de faire n’importe quoi pour m’éloigner de mon éducation, de tout cela.

HF: Pour sortir de l’espace pictural ?

RS: Oui. Au Museo della Specola de Florence, on trouve des cadavres empaillés de Clemente Susini, faits de cire, fendus du scrotum à la gorge et ouverts de manière à ce que l’on puisse voir les intestins évasés. Ils sont extraordinairement beaux, mais aussi pervers et sexuels. Nancy Graves et moi (nous étions ensemble à l’époque) avions l’habitude d’aller les voir. À la même époque, j’ai commencé à m’intéresser aux zoos (Florence avait les premiers zoos). J’ai donc eu l’idée d’empailler des animaux et de présenter des assemblages, et j’ai utilisé des cages, les empilant les unes sur les autres à la Brancusi. Encore une fois, je voulais faire quelque chose que l’on ne m’avait pas appris ou que je n’avais pas vu auparavant, quelque chose qui traitait de matériaux différents. J’ai pris des objets dans des brocantes, des magasins d’occasion et dans la rue, je les ai jetés ensemble et j’ai essayé de créer une métaphore à partir de ce qui était empaillé et de ce qui était vivant, de l’illusion et de la réalité. C’était de l’assemblage de basse-cour, du surréalisme, un travail d’étudiant.

HF: Y avait-il là une sorte de commencement de l’Arte Povera alors ?

RS: Lorsque je suis allé à Rome, j’ai présenté un spectacle qui a suscité un énorme tollé.

HF: Nous sommes toujours en 1966 ?

RS: Oui. La police a fermé l’exposition à cause des animaux vivants, et nous avons obtenu une injonction pour la rouvrir. Tous les gens de la galerie Tartaruga sont venus la voir (Tartaruga a exposé Cy Twombly et Piero Manzoni, ainsi que Jannis Kounellis et d’autres qui formeront plus tard l’Arte Povera). Beaucoup de choses étaient dans l’air : Rauschenberg, Lucas Samaras, Ed Kienholz et bien d’autres qui s’intéressent à l’assemblage. Trois ans plus tard, Kounellis alignait ses douze chevaux dans cette galerie. Mon travail a donc été relié par inadvertance à l’Arte Povera.

HF: Mais vous n’avez pas donné de précisions sur ce domaine d’activité.

RS: Je ne savais pas ce que c’était. Nous étions isolés. Nous pensions que nous ne faisions rien de bon, mais nous ne savions pas si ce qui n’était pas bon était bon, ou si quelqu’un serait intéressé.

Traduit par Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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