ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Richard Tuttle, “Communiqué”. Série-activation # 1

Parce que l’amnésie touche tous les mondes, y compris le “monde de l’art”, il n’est pas inintéressant (voire plutôt salutaire), de se replonger dans notre histoire immédiate, afin de nous rafraîchir la mémoire non-vive, ou vide, ou vidée. C’est le but de cette “série-activation”, soit de replonger un peu dans le passé pas si profond afin d’exhiber ce qui demeure. En faisant cela, nous saluons la mémoire de héros même encore vivants, parfois, mais surtout nous remettons en contexte ce qui est oublié et surtout écrasé par le poids de la machine culturelle, qui, quotidiennement ou quasi, s’amoncelle, tas sur tas, bon sur mauvais, mauvais sur bon, les référents historiques ne servant bien souvent que d’excuses pour ne pas penser, de faire-valoir, ou de ‘name dropping’. Ainsi,

cette Série-activation #1 examine un moment de la carrière de Richard Tuttle, assurément le père dit ou non-dit d’un très grand nombre d’enfants…  Et justement, à-propos de l’enfance, et à en juger par ce que peut entendre dans une vidéo (ici), de la sienne, et surtout de son adolescence, il semble que son éducation, relayée par trois femmes (lui faisant dire à un moment qu’il ne sait pas vraiment qui est sa mère…), et un père qui ne comprenait pas du tout ce vers quoi se dirigeait son fils, n’ait pas été très heureuse, ou paisible, puisqu’à 13.28mn, un fondu enchaîné masque ce moment où Tuttle est bouleversé.D’après ce que l’on peut saisir, et sans tomber misérablement dans la psychanalyse de comptoir (que Toutatis nous en garde !), il semble que l’œuvre de Tuttle puisse être rangée sous la qualification du droit à l’existence; sous-entendu : C’est insignifiant, mais cela existe; donc,

ce n’est pas insignifiant. De fait, il me semble qu’une grand partie du parcours de Tuttle tient dans cette affirmation, cette résilience comme on dit1, que quelque chose existe, peut exister, quand bien même l’aspect de ce qui est montré semble parcimonieux; ce qu’on appelle le “post-minimalisme”. Mais on peut déjà se demander en quoi l’appellation « post-minimalisme » est pertinente, dans la mesure où nous avions déjà le « minimalisme ». En quoi le post-minimalisme serait-il plus minimal que le minimalisme ? En quoi une œuvre de Tuttle serait-elle plus minimale qu’une œuvre de Sandback, par exemple ? 

En 1972, au moment d’exposer à la Documenta de Kassel, commissionnée par Harald Szeemann, Tuttle publie le « communiqué » reproduit et traduit plus bas. Ce communiqué évoque un peu ce que je viens d’esquisser. On y sent exactement ce droit à l’existence, qui, après tout, caractérise toute velléité artistique. Sauf que Tuttle le dit expressément. À lire ce communiqué, c’est à croire que Tuttle s’excuse d’être l’artiste qu’il est; il semble intervenir dans cette documenta comme s’il marchait sur des œufs, et à reculons. Tout ce qui lui importe, c’est que l’objet existe par lui-même (‘itself’), lui, s’effaçant derrière l’objet. Mais, en 1972, et auparavant, par juste retour des choses, c’est l’objet qui le fait exister davantage, lui, Richard Tuttle. 

En 1972, Tuttle produit ce genre d’œuvre :

T.1 BIS - copie
Richard Tuttle, ‘11th Wire Octogonal’, 1971, fil de fer et clous, 99 x 86 cm, © 2019 Richard Tuttle
Richard Tuttle, ‘12th Wire Octogonal’, 1971, fil de fer et pointes, 110 x 106.5 cm, © 2019 Richard Tuttle

Définir un territoire (ci-dessus), un territoire qui s’efface, ou bien le contraire. On remarquera, dans la reproduction ci-dessus, que le fil de fer n’est pas collé sur la feuille, il la surplombe, à tel point que l’on voit son ombre sur elle. C’est d’une très grande délicatesse. Contraste, entre le fer (le fil de) et l’ombre, obligatoirement douce sur la feuille, douce aussi, en sa surface. Quel est le territoire, exactement ? Si l’on tenir compte de l’ombre, et connaissant la volatilité de leur nature, ce territoire ne va-t-il pas, à tout coup, s’étendre, débordé, comme il déborde déjà avec un éclairage que l’on supposera zénithal ? Ces deux images ci-dessus font partie d’une série de 48 pièces qui utilisent le même répertoire matériel. On dira, et avec raison, que Tuttle étant encore vivant (Toutatis soit loué !), et produisant encore, pourquoi ne pas montrer quelque chose de plus récent ? Soit :

Richard Tuttle, ‘The Place in the Window, II’, #5, 2013, fibre de cotton, grillage nylon,  45 × 54 × 15 cm, Courtesy de l’artiste et de la Galerie Marian Goodman, Paris/New York

42 ans plus tard (si je compte bien; mais rien n’est moins sûr), nous sommes absolument toujours “pris” dans la question du territoire. Et cela est tout à fait remarquable. Cette dernière phrase n’appelle aucun commentaire, à moins que quelque chose ait échappé au lecteur… Un territoire, représenté par l’apparat le plus nu de la cartographie : Une grille. Dessus, des fragments de territoires, des îlots colorés. Et remarquons l’introduction de plus en plus “flashante” de la couleur dans l’œuvre de Tuttle. Eh bien !, il me semble, mais peut-être me trompé-je, que l’œuvre de Tuttle soit entrée dans une phase de répétition; depuis les années 1990, peut-être, et peu importe l’exacte datation. Je crois que c’est le problème typique des artistes qui ne savent pas s’arrêter; tout à fait et par exemple comme Daniel Buren, très grand artiste dans l’Histoire de l’Art contemporain, mais qui en est venu (réduit ?) à exposer des fanions…  Tuttle expose notamment ceci en 2018 :

Richard Tuttle, ‘It Seems Like It’s Going To Be’, Intersections Exhibition Series, The Phillips Collection, Washington, États-Unis, Septembre 13 – Décembre 30, 2018

On peut, et c’est légitime, se demander ce qu’ajoutent ces pièces à l’œuvre éminemment respectable de Richard Tuttle. Pour ma part, et encore une fois, j’accepterai volontiers de me tromper, je ne vois là “que” répétition et dérivation; déclinaison de ce que Tuttle avait déjà produit de par le passé. Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de blâmer un grand artiste, car pour devenir un artiste, il faut déjà, comme on dit, se “lever de bonne heure”; mais pour devenir un grand artiste, il faut bien entendu quelque chose en plus, qu’on a longtemps appelé le “génie”. Mais qu’est-ce qui fait qu’un artiste devient un grand artiste est une question que je ‘postpone’, comme on dit en Anglais.

 

Richard Tuttle, “Communiqué« , Documenta 5 (Kassel, 1972) :

« De même que nous ne nous soucions pas des autres, nous ne nous soucions pas de nous-même. Nous avons un souci commun pour l’infinité, que nous ne pouvons penser qu’en tant qu’indéfini, réel, et absolu. Croire, comme nous le faisons, que le paradis n’existe que pour les élus est un déni de tout, et de quoi que ce soit de rationnel dans l’univers en lettre minuscule [‘in the-small-letter-universe’]. Par conséquent, je dirais que notre déni de tout principe moins qu’égal au déni de la réalité est en soi plus grand qu’égal à ce déni. Le positivisme absolu souffre d’idéaux Utopiques, et il n’y a pas, et il n’y a jamais eu de réalité plus grande de l’atrocité que sa réalisation absolue. Si tel est  le cas, il ne nous reste rien d’autre que cette impulsion à nous entraver nous-mêmes. En d’autres termes, d’aller de l’avant. C’est une justification et une motivation suffisante pour causalement/fortuitement infliger notre volonté sur les autres pour de brèves périodes; ce qui, d’après de ce que je comprends, exprime le but précis de mon invitation à participer à la documenta.

J’ai du mal à comprendre quoi que ce soit, encore moins quoi que ce soit d’important, mais mon inclination doit ou semble avoir une signification dans le monde dans lequel je vis. Il y a rarement une excuse aussi bonne que celle d’être, et le fait que quiconque (n’importe qui d’autre) puisse être motivé dans cette même direction m’apparaît comme surprenant. Que cette qualité de surprise ne soit pas seulement valable pour moi, mais soit aussi un exercice dans “l’art de vivre” me conduit à me demander en quoi le point de vue de l’esprit a quoi que ce soit à faire avec ce qui, après tout, est le point de vue exact de son observation, ou bien, en fait, que ce que nous jugeons comme valant d’être vu est, en fait, même dans le point de vue de l’esprit (là). C’est toutefois un fait inestimable qu’une œuvre d’art existe dans sa propre réalité et qu’en cela existe un certain motif de cause et d’effet qui a rendu perplexe les anciens autant que moi-même. De faire quelque chose qui ressemble à elle-même [‘like itself’], est donc le problème, la solution. De faire quelque chose qui est son propre dénouement, sa propre justification, est quelque chose comme un rêve. Il n’y a pas de paradoxe, car ce n’est qu’une séparation de la réalité. Nous n’avons pas d’esprit, seulement son rêve d’être, un rêve de substance, quand il n’y en a pas. Sur le site de la galerie Goodman, nous trouvons une traduction partielle, qui donne par exemple ceci : Faire une chose qui ne ressemble qu’à elle même, c’est là le problème, c’est là la solution.

L’œuvre est une justification pour l’excuse ».

Note
 
1. Le terme de « résilience » apparaît en 1948, employé en science mécanique et physique. IL s’agit de la résistance d’un matériau au choc. On parle de coefficient de résilience. (Source: CNRTL). On sait, par analogie, ce pour quoi le terme est utilisé aujourd’hui.