Robert Rauschenberg. La “Crise” de 1954

En 1954, Rauschenberg crée ce qu’il considère comme quelque chose de nouveau, dans l’art de son temps, le ‘combine’ (i.e., association). Un ‘combine’ tient tout seul au sol, composé de peinture, d’objets, de tout ce qui peut s’associer, selon l’humeur et le feeling de Rauschenberg. Dans le catalogue de l’exposition ‘Sixteen americans’, publié en 1959, Rauschenberg écrit ce postulat : « Toute motivation pour peindre est aussi bonne qu’une autre. Il n’y a pas de sujet pauvre. La peinture est toujours plus forte quand, en dépit de la composition, couleur, etc., elle apparaît un fait, ou une inévitabilité, comme opposée au souvenir ou à un arrangement. La peinture relate à la fois l’art et la vie. Aucun ne peut être fait [‘made’]. (J’essaie d’agir dans ce trou entre les deux). Une paire de chaussettes n’est pas moins appropriée pour faire une peinture qu’avec du bois, des clous, de la térébenthine, de l’huile et du tissu. Un tableau n’est jamais vide.» Attardons-nous quelques instants sur ce postulat. Première impression : Autant pour la romantique mythologie de l’artiste ! N’importe quoi peut faire art, même une paire de chaussette collée… Sacré Bob ! La motivation pour peindre ? Mais on s’en fiche pas mal, tout vaut. On ne va pas hiérarchiser. La preuve : il n’y a pas de sujet pauvre. Ce “tout vaut” ne doit pas faire penser à Duchamp, qui aurait instillé l’idée que tout pouvait faire art. Duchamp n’a jamais voulu produire cette conclusion ; et donc ici Rauschenberg n’assume pas un quelconque geste duchampien,  qui ne pourrait être qu’apocryphe. Il n’y a qu’un artiste brillant pour tenir de tels propos, qui pourraient paraître irresponsables. Mais irresponsables face à quoi ? À l’autorité de… l’Art ? Non, je crois que là, dans les années 50, aux États-Unis, et pour ce qui est des artistes en devenir, l’autorité, ça n’existe plus, ou pas ; seule compte la liberté. Et c’est bien ce que nous sentons dans ce postulat. Ceci dit, encore une chose : Rauschenberg dit qu’il essaie d’agir dans le « trou » laissés par l’art et la vie. C’est très étonnant. Très. Pourquoi ? Eh bien !, nous avons un artiste qui déclare tenter d’agir dans un espace, un trou, situé entre l’art et la vie. Mais, cet artiste, ne “fait”-il pas de l’art ? Mais non ! J’ai conclu trop vite. Rauschenberg ne parle pas de l’art, mais de peinture, et c’est donc entre peinture et vie qu’il essaie de faire quelque chose ; et ce quelque chose, ce sont les ‘Combines’, des objets qui tiennent tout seul, qui n’ont pas vocation à être au mur, entre autres caractéristiques. Voilà pour le premier membre de l’équation (peinture/vie). Qu’en est-il du second membre ? Peindre avec une chaussette ? Non, l’imbiber, et la coller au support. Directement. Je ne suis pas sûr que la présence ou non d’une paire de chaussettes ajoute au ‘combine’, si ce n’est, et c’est important pour Rauschenberg, que cela constitue un indice directement humain, un objet de revêtement du corps. On peut trouver ridicule une telle explication, mais elle est pourtant vraie : on sait que Rauschenberg, spécifiquement dans ses ‘Combines’, a injecté notamment des éléments biographiques ; tel qu’un fragment de rideau typique du Texas rural dans son premier Combine, ‘Minutiae’,(1954), par exemple, ajouté à des découpes ou fragments de journaux, de BD, etc. Il faut savoir que, dès sa première œuvre, il aura utilisé un matériau externe pour la couleur rouge, à savoir son propre sang, comme il le confie durant son entretien avec Barbara Rose. Il donne aussi cette indication : « Tout matériau a une histoire. Tout matériau a sa propre histoire construite en lui. […] La chose la plus forte au sujet de mon œuvre, si je puis dire, est le fait que j’ai choisi d’anoblir l’ordinaire.» La composition d’un ‘combine’ est toujours étonnante, déroutante ; elle peut même avoir un côté ‘trash’. Mais c’est que Rauschenberg essaie de vivre avec son Temps, tel qu’il le perçoit, dans son époque. Dans la notice du Whitney Museum, Rauschenberg est cité aussi ainsi : « J’étais bombardé avec les postes de télévision et les magasines, par le refus, l’excès du monde… J’ai pensé que si je pouvais peindre ou faire une œuvre honnête, elle devrait incorporer tous les objets qui étaient et sont une réalité.» En 2020, on dit toujours que nous sommes “bombardés” d’images, et on se rend compte que Rauschenberg le ressentait déjà dès 1954… Il faudrait que nous disions autre chose. Quoi ? Que nous sommes bombardés de data (Rauschenberg n’était pas encore dans l’ère informatique généralisée). On peut supposer que cette invasion iconique, véritable tout-venant in-sens-é, acmé d’un Point de vue de Sirius démultiplié devenu épileptique et hystérique, a eu de quoi perturber les personnes sensibles, et notamment les artistes. Ce pourquoi je postule que le “combine” représente une Crise artistique, tout comme Mallarmé à eu sa Crise de vers. Et, pour le paraphraser presque, nous pourrions écrire

 

Même la presse, dont l’information veut les vingt ans, s’occupe du sujet, tout à coup, à date exacte.

La peinture ici subit une exquise crise, fondamentale.

 

(Je n’aurai ici changé qu’un seul mot, en italiques, de l’initiale Crise de vers, publiée en 1897.)

Robert Rauschenberg, “Satellite”, Oil, fabric, paper and wood on canvas with taxidermied pheasant, 1955, 201.6 × 110 × 14.3 cm,            © Robert Rauschenberg Foundation / Licensed by VAGA at Artists Rights Society (ARS), New York

Le ‘combine’, on l’a dit, se veut un objet-tiers, entre peinture et sculpture, quelque chose de nouveau, donc. Ça commence dès l’extérieur du cadre, avec ce faisan, qui a perdu en queue et en couleurs. Il a l’air bien pensif. Rauschenberg a dit qu’un Combine, ça se développe peu à peu, à partir d’une vision locale, ici et là, laissant au spectateur le soin d’associer (‘to combine’) les éléments rassemblés, mais épars en genre. Mais on a aussi le droit de ne rien comprendre. Comme Rauschenberg. Si l’hypothèse d’une Crise est plausible, alors on peut avancer que notre artiste est un peu perdu, dans le « bombardement » mentionné. À partir du moment où il est à la fois perdu et qu’il espère garder le contrôle → « incorporer tous les objets qui étaient et sont une réalité », on réalise tout de suite que c’est impossible ; on ne peut pas incorporer tous les objets qui “sont” une réalité sur un format, quelle que soit son aire. Dans les deux cas, Rauschenberg est perdu. Je ne suis pas en train de dire que l’artiste ne sait pas ce qu’il fait, mais juste qu’il admet une sorte de noyade iconique et informationnelle. Durant ses années au Black Mountain College, John Cage a voulu l’introduire à la pensée de Marshall McLuhan, mais Rauschenberg a vite trouvé qu’il s’agissait d’une simplification majeure (Entretien avec Rose). Pourtant, en 1951, après quatre ans d’attente chez son éditeur, McLuhan publie son premier livre : The Mechanical Bride : Folklore of Industrial Man. Dans cet ouvrage, McLuhan « cherche les structures plus profondes qui forment apparemment les significations vides de la culture américaine d’après-guerre. […] La Mariée Mécanique devrait être lu comme un projet pédagogique qui nous introduit pour la première fois à l’importance que McLuhan place dans l’alphabétisation des media » (Marchessault, 2005). Je ne sais pas ce que Rauschenberg avait lu de McLuhan, mais il est intéressant de constater qu’en quelque sorte, tant à l’époque du premier livre du second et des Combines du premier, il semble y avoir un point commun : la réaction face à la médiatisation industrielle de la parole et de l’image (l’expression ‘mass-media’ apparaît dès 1923). Mais, se dit le lecteur, cela n’a-t-il pas commencé dès la fin du XIXe siècle, avec par exemple le rôle du Journal quotidien ? D’une certaine manière seulement, car ce sont tout de même bien les Étasuniens dans les années 30 du XXe siècle qui ont inventé la Culture de Masse, ce qui n’existait pas encore au XIXe ; car il faut bien sûr ajouter la radio et la télévision, cette dernière étant assurément l’Impératrice médiatique. Par exemple, de mai à décembre 1939, la station NBC de RCA diffuse de vingt à cinquante-cinq heures de programme par mois, du mercredi au dimanche, chaque semaine. La première publicité payante est visionnée le 1er juillet 1941, à New York, avant un match de baseball. La première télévision couleur apparait aux États-Unis en 1951, mais seulement pendant quatre mois, pour cause de problèmes techniques. Mais elle revient en 1953. 1954, premier ‘combine’ de Rauschenberg. Pour nous, la génération née vers la fin des années 60, l’environnement télévisuel a fait partie de notre éducation (la troisième chaîne advient fin 1972…), dans tous les sens du terme. C’était un environnement “installé”. Mais imagine-t-on l’effet produit par cette toute nouvelle intrusion dans les années 1940, tant dans la sphère imaginée que dans l’imaginaire ? Non.

Ce faisan, qui cherche au bord du tableau, voire, en son dehors ; c’est lui.

 

Ref. Janine Marchessault, Marshall McLuhan, Sage Publications, 2005

Léon Mychkine


 

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