Tout le monde connaît, a vu, des photos de Sebastião Salgado, tant il était célèbre. Son décès nous rappelle à son travail, son œuvre, dont nous avions un souvenir mitigé, entre spectaculaire maîtrise du noir/blanc, et, bien sûr, des sujets, qui, dans un halo mémoriel quelque peu fuligineux, nous évoquait tout de même une certaine forme de misérabilisme esthétisé, ce vis-à-vis de quoi le pire n’a guère de rival (quel photographe ne s’est pas jeté sur les mineurs quasi-zombis de la Serra Pelada, un sujet très photogénique et à valeur haute compassionnelle ? Ou bien quel autre n’est pas allé chatouiller de l’objectif les corps décharnés des multiples victimes de famines que les êtres humains ont toujours l’idée diabolique de provoquer ?).
Mais avec un œil non pas neuf (cela n’existe plus à l’âge adulte, disait Gombrich), on peut retourner regarder quelques images, et, par exemple, revoir ces photographies des puits de pétrole en feu, durant la “Guerre du Golfe”, menée par les États-Unis et leurs alliés suite à l’invasion du Koweït par l’Irak. Et là, je dois bien avouer que je ne me rappelais pas que les photographies de Salgado dégageaient une telle puissance.

La photographie, pour le dire façon Aristote, c’est l’impossible. Qu’est-ce à dire ? Quelques lignes de Nicolas Poussin (1672) :
Aristote veut montrer par l’exemple de Zeuxis qu’il est licite au Poète de dire des choses impossibles, pourvu qu’elles soient meilleures que le possible, comme il est impossible dans la nature qu’une Dame ait en elle toutes les beautés qu’avait la figure d’Hélène, qui fut la plus belle, et par conséquent plus qu’il n’était possible. (Observations sur la peinture, transcrites littéralement du manuscrit original publiées par Bellori, en 1672, et traduites de l’italien, par P. M. Gault de Saint-Germain)
Dit d’une autre manière. C’est l’impossible, parce qu’il est difficile de supposer qu’une telle image provienne de l’imagination (on attend toujours les nouveaux Jheronimus van Aken, alias Jheronimus Bosch et Pieter Brueghel l’Ancien), soit ici cette conjonction entre les trois éléments que sont le feu, l’homme, et le liquide façon douche. C’est l’impossible, parce que la réalité, cela va devenir un poncif, dépasse toujours la fiction — et, concernant les bouleversements systémiques planétaires, planète dans laquelle les petits hommes ne cessent de jeter gros boulons et gros grains de sable, nous n’en sommes, vous pouvez parier dessus, qu’au Début (à peine les amuse-gueules). C’est l’impossible parce que la photographie, dans l’une des parties qui ont toujours justifié sa pertinence, c’est le moment. Et là, bien sûr, on se demande ce que Salgado faisait “là”, à ce moment ? Il doit être assez loin de la scène, car à hauteur de l’homme au premier plan, il se dégage une chaleur proprement infernale. Plus exactement, au choix : 1 800 C° au centre de la flamme, 1 200 C° sur les bords, 400 C° autour des puits. Donc là, le spécialiste en feu d’huile de roche, il prend potentiellement 400 C° dans le buffet. Encore un truc impossible.
En cherchant d’autres images, histoire de rafraîchir la mémoire, je retombe sur cette première, mais dans une autre galerie (Peter Feterman Gallery, Santa Monica, Calif.), dont la légende nous apprend que ce qui tombe sur le travailleur, ce n’est pas de l’eau, ce sont des “sprays chimiques qui protègent ce pompier contre la température extrême des flammes. Champ pétrolifère de Greater Burhan, Koweït.” On supposera donc qu’il reçoit une douche de produit rafraichissant, peut-être à base de chlorure de calcium, qui, hexahydraté dans l’eau, peut produire du froid car sa dissolution est endothermique (i.e., se dit d’une réaction chimique qui s’effectue avec absorption de chaleur.) Je n’invente rien, je fais des recherches, et j’hypothèse — Hypotheses non fingo est une phrase que seuls des génies comme Newton peuvent produire… Mais qu’est-ce qu’une phrase par rapport à de telles découvertes cosmologiques newtoniennes ? Bref.
Donc, d’une certaine manière, ce que nous montre ici Salgado, c’est l’impossible ; l’hubris de cet hydre, mi-ingénieur mi-technologie, qui se détraque. Mais ce système mixte, ne soyons pas naïfs, quand il fonctionne optimalement, détraque l’atmosphère et la planète entière depuis tous ses avatars, que l’on ne compte plus, car ils sont infinis (Pandore ne répond plus au téléphone, et les gens conduisent toujours autant le week-end, et puis bientôt ils pleureront comme des bébés irresponsables). L’impossible, ici : Le liquide mixte et le feu ; homme, dont on se demande bien ce qu’il fait, ou peut faire, face à ce brasier gigantesque, autoalimenté par tout ce dont il a besoin — du carburant, son ombilic d’huile de roche, et son comburant, l’oxygène. On a envie de lui crier Mais que fais-tu ici ? Il a un chiffon dans la main. Et donc ?
Pour éteindre un puits pétrolifère en feu, la première solution c’est de noyer le puits. Si cela est caduc, on passe à d’autres moyens : on tente d’éteindre le feu à l’aide du souffle provoqué par l’explosion de centaines de kilos d’explosifs. Cool. Il existe une autre alternative, c’est de construire un forage en biais à proximité du puits en feu pour y injecter de la boue ou du ciment pour colmater le puits — ce qui n’a pas été fait au Koweït durant cette épidémie de puits pétrolifère en feu. Rappelons que la brave et intelligente armée de l’air irakienne (IQAF), pendant la “Guerre du Golfe”, aura bombardé 732 puits de pétrole koweïtiens. Mais quel en était l’intérêt stratégique ? « Politique de la terre brûlée », dira George H.W. Bush. Ce que l’on a supputé, c’est que l’État-major irakien, en procédant ainsi, voulut obscurcir le ciel afin de parasiter l’intervention aérienne de la Coalition. Bien vu !
Une autre.

Celle-ci est quasi christique. Le travailleur, totalement épuisé, se repose dans un champ de… comment décrire cette texture ? Et que s’échappe-t-il du puits ? Ce n’est plus du feu. Ce doit être un mélange de boue et d’eau dont il est saturé, et qu’il rejette. Le feu a donc été éteint, supposera-t-on. Tout doit puer d’une manière extraordinaire, mais enfin, quand on est épuisé, on s’écroule n’importe où.
On dirait presque un tableau de Kieffer, mais chez Salgado, c’est mieux. Parce que c’est vrai. Et on ne supputera pas que Salgado a demandé au travailleur de s’allonger dans cette tourbe. Là encore, cette photographie est une métaphore, une métaphore de l’Anthropocène. Car, je m’en rends compte, il y a des conflits, des guerres, que seul l’Anthropocène a rendu possible, entendez, le chaos démultiplié engendré par l’ingénierie technologique et son chaos inhérent, soit un peu ce que disait Virilio par rapport à l’innovation technologique : chaque génération technologique engendre ses propres et nouvelles catastrophes. Or, la Révolution industrielle porte en son sein sa propre auto-destruction, seulement cela, les hommes ne le savent pas encore… Rappelons que, dès le XVIIe siècle, à Londres, à cause de l’utilisation intensive du charbon de bois dans les poêles, l’air est irrespirable, et c’est ce qui provoquera le départ du génial philosophe John Locke, grand asthmatique de son état, à la campagne :
C’est la première fois que nous entendons parler de Locke, alors âgé de trente-huit ans, sérieusement gêné par une toux, bien qu’il ne s’agisse peut-être pas du premier épisode de ce qui allait s’avérer être un problème chronique, dans lequel la toux s’accompagnait d’une difficulté à respirer. Il souffrait de ce qu’il croyait être la phtisie ou la consomption (qui semble avoir tué son frère), et bien qu’en fait son problème soit plus probablement l’asthme et la bronchite chronique, l’air notoire de Londres n’était pas plus propice à ces affections. Quelques notes qu’il a transcrites de Sydenham [i.e., son médecin] illustrent sa situation :
Les gens sont sujets à la consommation à Londres parce que nous vivons dans un brouillard perpétuel, le soleil n’étant pas assez puissant pour dissiper les nuages. À ce brouillard se mêlent les fumées qui émanent des différents métiers exercés ici, mais surtout le soufre et les fumées des charbons marins dont l’air est chargé, et ceux-ci, aspirés dans nos poumons et s’insinuant dans le sang lui-même, donnent lieu à une toux. [In Roger Woolhouse, Locke : A Biography, Cambridge University Press, 2008]
Nous sommes en… 1670, et Locke est alors âgé de 38 ans. Vous avez bien lu : 1670. Le début, si l’on veut, des effets et conséquences de l’ingénierie qui échappe.
Note. 6000 ans av. J.C., les civilisations mésopotamiennes utilisaient le pétrole comme produit pharmaceutique, cosmétique, combustible pour les lampes à huile, et pour le calfatage des bateaux. Mais, supposera-t-on, l’air était encore tout à faire respirable, et ne provoquait pas, comme aujourd’hui, empoisonné qu’il est, 8,1 millions de décès dans le monde (Rapport 2021 du Health Effects Institute, Boston, USA).