Le travail de Julie Navarro est insaisissable, comme Protée. Le nom de Protée semble un dérivé de « πρῶτος » prōtos, « premier », en rapport avec prōtogonos (πρωτόγονος) le « primordial », le « premier-né », la désignation d’un ancien Feu divin.
Mais il ne faudrait pas voir ici un symptôme de dispersion, de dilution. Il y a chez elle un fil rouge (polychrome plutôt) que symboliserait le mot « connexion » ; en précisant que la connexion, chez elle, n’est pas qu’un mot, c’est un mode d’existence.
Si nous sommes gavés de “relation au monde”, de “rapport au monde”, de “rapport à la nature”, dans les écrits tant des critiques d’art communicants que des Institutions, Navarro n’est pas connectée de cette manière vaporeuse et bien souvent réduite au poncif ; elle l’est vraiment. Et ce mode d’existence connecté, c’est ce qui l’oblige à chercher et à chercher encore des moyens de faire jouer ce que j’appellerais la jointure métaphorique entre le réel et l’imaginaire, et vice-versa. Au sens littéral, la métaphore signifie « transport » ; donc, produire des métaphores en art cela ne veut pas dire, nécessairement, systématiquement, “faire” de la poésie (car la poésie, ça s’écrit). La jointure, qu’est-ce que c’est ? C’est l’interprétation. Car il n’y pas d’art s’il n’y pas interprétation. Pourquoi, en effet, se donner la peine d’inventer une forme si elle est “déjà” là ? Tout l’intérêt de l’art, c’est de jouer avec cette jointure, et il y a beaucoup de « jeu » chez Navarro, personnel et interpersonnel ; et donc aussi une dimension de légèreté, de gaieté, là où pour d’autres, l’art est toujours une affaire extrêmement sérieuse… Mais ne disait-on pas, à la Renaissance, que l’art est un « jeu sérieux » ?
Ainsi, la sériosité du jeu artistique chez Navarro se traduit par le fait qu’elle est en constante recherche. C’est donc une artiste-chercheuse. Vous vous direz : « Que l’artiste cherche, c’est bien normal. » Oui, bien entendu. Mais si l’on étudie les domaines de recherche de Navarro, cela donne le tournis. Et ça tombe bien, car elle aime à danser, et à en faire des spectacles, tels que “Skating Ring Constellation” (Centre Pompidou, 2017), où « patineurs et piétons de tous les âges ont dessiné les ensembles de constellations et motifs “manifestes” de la culture roller » (scribit l’artiste), ou encore “Dissoudre le paysage” (2018), où « à la La Petite Escalère, nous avons dansé les lianes du jardin, avec de jeunes ballerines de l’école Freedanse et Gilbert Carty et Jérôme Cazenave, les jardiniers du parc de sculptures » (scribit l’artiste).
Ainsi depuis des années, Julie Navarro déploie une très impressionnante énergie qui lui permet de multiplier, voire démultiplier, les expériences. À partir de là, tout son travail (mais nous savons que l’artiste « œuvre »), ses interactions avec la matière, le vivant, les êtres humains, produisent les artefacts dont le paradigme (mot à la mode mais ici pertinent), nous l’avons dit, est la connexion. Connecté à soi, le morceau de tourbe exsude sa mystérieuse chaleur ; et puis voici que, prélevé en mottes, disposé en cercle, il est igné (“Omphalos”, 2016).

Dans la série “Cosmopool” (2023), c’est comme si Navarro imitait la photographie, au sens premier, mais d’une manière primitive, non pas en tentant d’imprimer l’image de la réalité sur le bitume de Judée (Niépce), mais en reproduisant manuellement la lumière et ses effets qu’elle perçoit sur le support (moustiquaire, Série “Vibrations”, 2020-25), et de fait, quand on se dirige vers ces pièces, les superpositions chromatiques font que l’ensemble bouge, réellement, dans la vision (article ici ). C’est de la peinture animée, que l’on pourrait rapprocher de l’art cinétique, mais remis à jour.
En fait, chez Navarro, on trouve un peu le b.a-ba de l’art : soit comment transformer en méta-esthétique ce qui n’était qu’esthétique. Qu’est-ce à dire ? Le monde naturel, on en conviendra, est beau (que l’être humain passe consciencieusement son temps à le détruire depuis quatre cents ans est un autre sujet.) L’artiste, normalement — mais ce qui est normal chez un artiste ne l’est pas forcément chez une personne non-artiste (cela existe) —, opère une hypostase à partir du réel, de la réalité, y trouvant ce qu’il veut bien y trouver à partir de sa pratique, de ses réquisits, de ses idées, qui, chez Navarro, fleurissent en toute saison. À tout coup, cherchant, elle va trouver le moyen d’établir une liaison cosmique entre l’ici et le là, le là-bas et le proche, le même et le différent. Attention, l’adjectif « cosmique » ne signifie pas “dans les nuages”, “dans son monde” ; cela implique une relation que comprenaient encore artistes et philosophes de la Renaissance (Quattrocento) que l’on appelait les « Mages » (Bruno, La Mirandole, Fludd, et tant d’autres), à savoir qu’il a existé une époque où on a pensé et théorisé que tout, absolument, était cosmo-logiquement connecté, p.ex entre les minéraux et les étoiles (Giordano Bruno, De la magie).
Plus récemment, si on a lu Whitehead (ses lecteurs finiront au musée), dans son grand livre de 1929, Process and Reality. An Essay in Cosmology, nous avons là un véritable système philosophique qui établit l’interconnexion des expériences, ce qu’il baptisa la « solidarité de l’univers ».
Ce vaste continuum exprime la solidarité de tous les points de vue possibles tout au long du processus global du monde, (Whitehead, 1929, une citation pour mettre en appétit.)
Un indice récent d’interconnexion puissante et patente chez Navarro dans la réitérance du cercle ou demi-cercle dans ses œuvres est l’extraordinaire rencontre sérendipitaire qui, lors d’une résidence à Hangzhou, grâce à l’entregent de LIUSA WANG (sa galerie ici) au bord du Lac de l’Ouest — Xīhú —, au sud du delta du Yángzǐjiāng, lui fait découvrir en même temps qu’elle l’apprend, que le symbole de l’endroit est un disque de jade troué, appelé Bi.

Ce disque Bi se trouve en abondance dans les tombes néolithiques, et on a donc été conduit à penser que sa présence permettait de relier le corps, donc la terre, au ciel. Bien entendu, à partir de cette nouvelle connexion, fortuite, notre artiste a entrepris, entre autres travaux, de très simples dessins produits avec de l’encre et de l’eau du Xīhú. Où l’on retrouve donc, dans la Série “Rose pluie” (2023), et entre autres morphèmes, et dans une couleur que l’on qualifiera de charnelle (récurrente dans ses travaux) : cercles, demi-cercles, triangles, formes phalliques. À toutes fins utiles, on rappellera que le cercle, symbole cosmique par excellence chez Navarro, apparaît dès la Série “Cosmos” (2013-17).
Tout cela ressort bien, nous l’avons compris, à une cosmo-logie.