Série-activation #3. Sur une peinture d’Eva Hesse (P.1)

Eva Hesse est. Est quoi ? Artiste. En tant qu’artiste, elle est nécessairement associée, intégrée à quelque chose — tant qu’à faire —, ce “quelque chose” étant un courant, en l’occurrence le “post-minimalisme”. Une fois casée, on est tranquille. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples, ou simplistes. Prenez par exemple ce tableau de 1960. Peut-on décemment le qualifier de post-minimalisme ? Non. Pas du tout. Dans un entretien avec Cindy Nemser (Artforum, mai 1970), Hesse parle des années 1960, et reconnaît bien entendu qu’à cette époque, « c’était l’acmé du Minimal et du Pop — ce n’est pas que j’en n’avais rien à faire —, tout ce que je voulais était de trouver ma scène propre — mon propre monde — paix intérieure ou bouleversement interne, mais je le voulais mien ». Pour preuve

Eva Hesse, ‘Untitled’, 1960. Huile sur toile, 4,12 x 40,7 cm MOMA, tous droits réservés.

cette toile n’a absolument rien de minimaliste ou post-minimaliste. On rappelle en trois phases ce que le terme signifie : Montrer un matériau de la manière la plus dépersonnalisée qui soit, gommer la trace de la main, le tout dans une finition qui semble issue d’un usinage technique ou technologique (bien malin celui qui pourrait reconnaître un néon fait par Flavin). Mais on reconnaîtra sans difficulté qu’un néon de Dan Flavin est bien davantage minimaliste ou post-minimaliste (peu importe) dans sa définition et présentation que la toile ci-dessus. Une fois démarquée notre artiste, que pouvons-nous dire, ou ressentir, ou retenir de ce tableau ? Premières impressions — C’est une image très énigmatique et inquiétante à la fois. Ça ne plaisante pas. Ça peut “faire” penser à Bacon, mais c’est mieux. Bacon est à l’honneur à Paris. Je vais dans l’instant émettre un jugement inconvenant pour beaucoup, à partir d’une démarcation qui me semble pertinente. Il y a, bien évidemment, plusieurs types de peintres : Il y a les décorateurs, les démonstratifs, les expansifs, les discrets, les modestes, les tonitruants, etc. Je pense que Bacon appartient à la catégorie des illustrateurs. Il illustre, mais il ne parle pas. Or, ce que l’on attend de la peinture (cet “on” étant peut-être superfétatoire), c’est qu’elle parle (il faut en finir avec Simonide de Céos), quand bien même sur le ton du murmure. En dehors, ou à côté, une peinture peut exprimer (même le silence). Quant à elle, la peinture de Bacon ne dit rien, elle illustre. C’est tout à fait différent. Dans le cas de Hesse, rien que dans cette toile, nous avons de la voix. Je pencherais même pour un hurlement. Mais un hurlement dans l’espace, où, comme le dit l’adage devenu ‘running gag’, personne ne vous entendra crier. Cette peinture est complètement flippante. Au choix : On dirait une trachée artère avec un triple œsophage. Ou bien il s’agit d’un visage éclaté dont ne subsiste qu’une bouche béante et un œil au fond du trou laissé par une partie du cerveau disparu. Ou bien ce n’est rien de tout cela. Mais, comme souvent remarqué, et revendiqué par Hesse, nous sommes en présence de quelque chose d’organique. L’aspect organique est renforcé par la mise en forme de l’objet en tant que tel. En effet, cet organe, si c’en est un, s’inscrit dans un cadre noir, comme une radio (admettons la noire). En tout cas, ce qui apparaît comme assez sûr, c’est qu’ici, la chair hurle. Nous sommes décidément bien loin d’une quelconque forme de post-minimalisme, mais bien davantage proche d’un expressionnisme patent. Et il faut alors se rappeler qu’Eva Hesse est d’origine allemande… L’organe hessien crie. La gestuelle baconienne bruyante, ses bouches grandes ouvertes et gueulantes, ces corps, semblent à chaque fois enfermés dans des chambres anéchoïdes : On les voit, mais on n’entend rien. Et Bacon de reconnaître (entretien avec D. Sylvester) : Je pense que le meilleur cri humain en peinture a été fait par Poussin [Le Massacre des Innocents]. […] Et je me souviens que cette image a toujours produit une impressions terrifiante sur moi. Comme on dit en Anglais : ‘Show off !’

Détail. je n’ai pas lu tout ce qui s’est écrit sur Hesse. Parfois, on lâche l’affaire. Et puis on y revient. Parce que nous avons là quelque chose d’unique. Mais l’adjectif « unique » ne vise pas que la pièce ‘undone’, elle entend circonscrire chacune des œuvres de Hesse. Il va falloir construire une deuxième partie à cet article, parce que, tout à coup, je me rends compte, j’ai l’intuition que chaque œuvre d’Hesse est unique. Quand on les regarde, elles sont toutes radicalement différentes, et cependant elles sont toutes investies : Eva Hesse mettait tout son être dans ses œuvres.

Voyez comme tout est bien détaillé ici. Certes, c’est un détail comme on le dirait dans un langage de boucher, mais c’est tout de même du détail. Tout à coup, je vois une figuration : Il s’agit d’une tête couchée sur le côté gauche. L’emplacement de la bouche, du nez, et des yeux, ont été emportés. Ne reste qu’un œil (droit), enfoncé profondément dans on ne sait quelle partie du cerveau… Je ne cherche pas à tout prix à rendre figuratif une peinture qui ne semble pas l’être, a priori. Mais, après des allers et retours, on peut finir pas “voir” quelques choses.

PS : Ou bien  il s’agit d’un club de golf   !

REF. David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson,London, 2012

Léon Mychkine


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