Série Textes d’artistes : Emmanuel Moralès

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NB. C’est la première fois qu’Article publie un texte d’artiste vivant, et, par hasard, en France, suite à mes questions durant l’élaboration de mes articles sur son travail (entretien + texte critique), au point que, vu ses longues réponse via Messenger, je lui ai proposé d’écrire un texte. Ce que vous allez donc lire ci-dessous. Les artistes, souvent, considèrent qu’ils n’ont rien à dire de spécialement intéressant, et c’est bien souvent par modestie et hésitation face au langage qu’ils se restreignent. À l’inverse, ceux qui sont tout de suite à l’aise dans la parole font souvent penser de plus en plus à des communicants ; tout est net, précis, et, pour tout dire, rhétorique, voire, sophistique. Jamais d’hésitation, de doute, ça roule. Ce dernier type de client n’est pas intéressant, sauf exception. Ceci dit, cette (espérons) nouvelle Série de “Textes d’artistes” se veut alors comme une invitation : Je vous invite, amies et amis artistes, à m’envoyer un texte, qu’il soit construit ou sous forme de fragments ; et je suis certain qu’en procédant ainsi, nous aurons plein de bonnes surprises, et de bonne “food for thought” pour les lecteurs. Je précise que je n’ interviendrai qu’a minima dans votre texte, comme celui-ci dessous ; si je vois un tout petit truc à corriger, mais sûrement pas une phrase entière. Cependant, si l’idée vous tente mais que vous vous sentez vraiment à la peine pour écrire, ce qui se conçoit (chacun son métier, au sens de Boileau, et pas du Médef), alors je suis tout disposé à vous aider. À bientôt !
 

Le texte et le contexte.

 
Suite à la proposition de Léon Mychkine d’écrire sur ma dernière série de tableaux « Le Grand Tour » nous avons convenu d’un rendez-vous téléphonique. Un échange, questions-réponses, suivi de quelques éclaircissements, tout en parcourant les images des toiles visibles sur mon site internet. Il est donc ici question de technologies, de médias, la voix, les images, pour discuter de tout autre chose, de peinture.
Les questions résonnent encore en moi plusieurs jours après l’entretien, alors que je suis en train de travailler à un grand tableau. Peut-être que la peinture apporte plus de questions que de réponses.
Je lui renvoie donc quelques brefs messages pour compléter l’interview, entre deux phases de travail, afin de lui livrer mes réactions à chaud. C’est-à-dire que je me repose ses questions tout en étant en train de peindre, sans recul, dans l’action. Combiner le doute et le faire.
Quelques jours plus tard Léon m’encourage à écrire, moi le peintre, et à publier mes réflexions que je livre donc ici, en complément de son article.
 
Léon Mychkine souhaitait voir les images brutes qui servent de matrices aux tableaux. Sa première réaction a été « mais alors tu recopies les images de Google Earth, sauf que c’est peint  ? ». Je lui propose d’aller faire un tour sur ce logiciel afin d’en appréhender un peu mieux l’univers. Je lui précise que oui, je peins ces images sans les modifier, mais que d’abord je navigue, et qu’ensuite j’opère un cadrage, cadrer étant choisir ce que l’on montre. Léon me répond « un truc m’échappe, où est la part de créativité personnelle si tu recopies juste des images ? Peut-être que je ne comprends pas… C’est possible ». Cher Léon, te poses-tu cette question devant chaque peinture figurative, de l’antiquité jusqu’à aujourd’hui ? J’évoque Gerhard Richter pour le modèle photographique mais je pense également au photographe Eugène Atget et sa série “Documents pour artistes” qui proposait aux peintres de son époque ses modèles pour leurs tableaux (cf série Documents pour artistes sur mon site). J’évoque Dan Hays et ses images numériques. Et Corot. Corot en plein air ne reproduisait-il pas ce qu’il avait sous les yeux ? Je pense au “Pont de Narni”, deux versions, une étude en plein air, et la seconde, grand format, réalisée en atelier, et à ce qui les différencie. L’étude, sur le motif est fraîche et jetée. La version d’atelier, plus composée, est un montage, reprenant la topographie du lieu, issue de l’étude, dont il a épuré certains éléments pouvant alourdir la compréhension de l’espace, et un collage, d’un bouquet d’arbres issus d’un dessin de Claude Lorrain. Il a donc construit en recopiant deux fois. Quelle est la part de créativité ? À chacun de voir.
 
Pour revenir à mes tableaux, je lui précise qu’il y a bien un écart entre l’image et le tableau, même minime, autant que le tableau de Corot et le paysage qu’il avait sous les yeux. Les images que j’utilise ne peuvent pas être imprimées en grand format, leur résolution reste sommaire, la qualité étant faible. Les couleurs souffrent également de l’impression, c’est beaucoup plus lumineux à l’écran, et certaines couleurs numériques n’ont même pas d’équivalent en peinture. Je suis donc forcément dans l’interprétation, je dois rejouer les choses, les produire à nouveau, les reproduire. De toute façon je ne cherche pas à imprimer des images, je peins, et ces images sont là pour le potentiel pictural qu’elles peuvent m’offrir. Elles sont le reflet de leur époque, technologiques, numériques. Je précise aussi à Léon que l’invention et l’originalité font souvent naître les pires tableaux. Je lui explique que chaque tableau m’oblige à élaborer un plan de travail, un protocole, qu’il faut déjà résoudre mentalement avant d’attaquer la peinture, et qu’une fois en route ça foire. Alors il faut réajuster et rebondir, trouver les solutions. Rester neutre, également, et tenir cette distance tout au long de l’exécution du tableau, un mois, parfois plus. Être au service du projet et non pas se complaire de sa petite patte d’artiste. Ça nous emmène vers la question du style. Comment interpréter. Mêler les signes, les vrais sortis de la brosse ou les faux, factices, reproduits d’après ce que peut laisser comme trace un outil. Créer des dégradés, des ruptures de plans, rendre compréhensible une partie qui ne l’est pas à l’image. J’ai pris un logiciel accessible à tous, commun, un langage universel. Je veux que ça parle à tout le monde. Ces images sont disponibles, mais au final qui s’en sert ? Qui peint avec ?
 
Après un retour de sa part sur la notion d’originalité, « qui peint comme Rembrandt, Vermeer, Chardin ?» et un détour par Sherrie Levine sur l’utilisation d’images ou d’œuvres pré-existantes je lui précise ceci : avec Wilderness (série précédente) je construisais mes propres images, ici je m’en empare mais ça me semble ne faire que peu de différences. Rembrandt, Chardin, je ne sais pas, mais Vermeer peignait lui aussi devant un écran et je ne crois pas qu’on lui ait reproché de peindre une image, image qu’il avait certes mise en scène, mais qu’il recopiait. Et il y avait certainement un écart entre son image et son tableau. Les déformations de l’image sont visibles dans certains tableaux, par exemple les rebonds de lumière sur le pain dans “La Laitière”. Le pain ne réfléchit pas la lumière de la sorte, c’est donc un effet lumineux dû à la lentille. Sherrie Levine, je vois sans trop connaître, mais j’ai déjà abordé cette question de la citation, plutôt de la copie en peinture, dans une autre série intitulée “Cover”. Pour revenir aux autres peintres cités plus haut, je lui précise que la question de la place du spectateur était très importante pour eux à l’époque, entre la disposition des personnages, de la fameuse notion d’absorbement jusqu’à la figure de l’aveugle (le seul modèle qui ne se sait regardé). L’un des intérêts de discuter avec un critique c’est qu’il connait l’Histoire. Dans mes tableaux la figure humaine n’est pas représentée, car absente du logiciel Google Earth, et c’est la notion d’immersion qui me préoccupe. Notion chère aux jeux vidéos, qui fait que ces tableaux sont rapidement compris des jeunes générations. On s’adresse au futur…
Par l’immersion j’attends que le spectateur soit placé à l’affût, comme embusqué, le regard traversant des volumes et débouchant dans des espaces plus vastes ; l’Homme sortant de la forêt.
Un monde sans humain, hormis le regardeur, c’est aussi le sens de ces toiles. Un Grand Tour, au XXIème siècle, sans rencontre, sans sortir, confiné jusqu’aux confins, juste en surface, celle du tableau. Me vient en tête la scène finale du film de Jean-Luc Godard, Les Carabiniers, où la seule prise de guerre que ramènent les soldats est une valise remplie de cartes postales. Des images, et ce que nous projetons en elles.
 
Encore quelques réflexions sur la peinture de paysage puisque c’est de cela qu’il s’agit. Les jardins anglais ont été réalisés d’après une nature idéale tirée des tableaux de Poussin ou du Lorrain, et Varsovie reconstruite après guerre grâce aux vues de Canaletto. Le monde de demain sera forcément lui aussi impacté par l’image, et le numérique va laisser une empreinte certainement très négative sur le plan climatique.
Pour ma part, et mon désir de peindre, la question du modèle, et particulièrement de ce qui peut faire matrice au tableau, ainsi que la nécessité d’inscrire mes préoccupations picturales dans leur époque m’ont tourné vers les écrans. C’est la camera obscura de Vermeer, le miroir de Claude et la fenêtre d’Alberti en version numérique. La puissance de ces atouts exigeait une nouvelle conceptualisation de leur usage et une maîtrise du projet, ce à quoi je me suis attaché.
 
Reste qu’il n’a toujours pas vu les tableaux. J’explique donc l’importance de s’y confronter afin de comprendre pourquoi je passe par tant d’étapes pour la réalisation (les aplats, les dégradés, les contours hyper-nets, le pictural, le factice), et que le public doute que ça soit peint, même à 10 cm du tableau. Tout ça est très technique. Le sujet c’est la peinture, et son histoire. Le style, le mien, ne m’intéresse pas, alors j’emprunte celui des machines, numériques, celui d’une époque, la notre. « De facto » me dit-il « que tu sois désintéressé par ton style ou non, tu ne peux pas y échapper, c’est un fait, et même quand tu l’empruntes aux machines cela devient ton style ». Peut-être… On en vient ensuite à évoquer des styles et des artistes, à chercher ce qui les caractérise. Je retiens Koons et l’un de ses tableaux (“Antiquity (Manet)”, peint par ses assistants. Comme un coloriage, des zones sont définies, l’image a été prédécoupée, imprimée sur la toile, et les petites mains remplissent les cases de peinture, chaque jour quelques cm2. De loin c’est très réaliste, de près c’est presque vectoriel. Je reste fasciné par ce travail d’atelier, froid, sans subjectivité, au service de l’image. Taylorisme pictural, impartial, hors geste, hors style. Peindre ou colorier, vaste question, limites étroites.
 
Jeff Koons, “Antiquity (Manet)”, oil on canvas, 274.3 x 213.4 cm
 
Je reviens à ma pratique, à l’efficacité de la touche. Aller à l’économie, à l’essentiel, reste très compliqué. C’est Manet. J’y arrive rarement. Je lui dévoile les différentes couches qui composent le tableau, un fond, une couche intermédiaire, tonale, et ensuite une couche plus graphique. Les signes deviennent des motifs, presque comme un petit camouflage. Je dois interpréter, je ne peins pas par pixel. J’aime aussi échapper à la touche trop attendue de la peinture. L’acrylique ne laisse quasiment aucune épaisseur, hormis les arêtes des scotchs délimitant les zones. Je dois transformer le signal (électrique, informatique) en signe. Voilà l’objectif quand je pose les touches. Pomme C + Pomme V, mais tout à la main. Je ne cherche pas à faire de l’art, je peins.
On échange à nouveau sur la notion de style et Léon me dit « on ne cherche pas à avoir un style, le style ça vient tout seul, on a une façon de faire qui peut durer, ou pas, voire se chevaucher avec d’autres ». Se chevaucher. Ça, ça m’intéresse. Pour cette série j’ai mêlé autant le travail de découpe issu des séries précédentes que le travail à main levée. Je pensais simplifier et ça n’a fait que complexifier. Il me semble que techniquement c’est ce mélange de formes et de signes graphiques qui correspond le mieux à ces images, faites de volumes géométriques plaqués d’une texture photographique de basse résolution.

Trouver la touche adaptée, mais adaptée à quoi ? Pas à l’image, mais à l’idée que je me fais de sa retranscription. Là on quitte le domaine de l’image et on pénètre pleinement dans la peinture. Je repense à la mission Mariner 4 de la NASA en 1965, et aux ingénieurs qui ont réalisé la première image de Mars en couleur à la main, l’impression étant trop lente à la machine. Oui, la première transmission d’image numérique a bien été imprimée à la main.

Je remercie Léon de m’avoir poussé à questionner un peu plus ma pratique et le laisse à son tour interpréter, avec style.

EM, mai 2022
 

 

Dessins et photographie issu du travail des ingénieurs de la NASA suite à l’expédition Mariner IV, 1965
 
 
 

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