Seurat. La joie de pointer

George Seurat, Étude après “Poseuse de face”, 1887 pour le “modèle de face”, 1888, stylo et encre brune par dessus graphite, papier vélin, National Gallery of Art, Washington DC, USA

Qu’avait-il donc, Seurat, avec ses points ? Rythmait-il ainsi le temps (en sus de la lumière) ?

Des points, et des traits.

En 1887, personne ne dessine ainsi. Personne, excepté George. La question, c’est (ce peut être): Mais pourquoi ? Pourquoi appointer ainsi partout, ou presque ? Car il y a des zones non-appointées. (Le verbe « appointer » n’est pas farfelu, car l’un de ses sens historiques signifie bien mettre/faire en pointe : Appointer un soldat, pour dire, le mettre au rang de ceux qui doivent faire la pointe en quelque assaut ou occasion perilleuse, 1584 (CNRTL) Si un soldat peut faire la pointe, raison de plus pour un crayon, non ?) Lucie Cousturier :« Faisant évoluer passionnément, mais logiquement, son crayon conté sur une feuille de papier Ingres, il exaltait, par des contrastes, des blancs rayonnants ou mats, donc joyeux ou brusques, des noirs sévères ou poignants. […] Muni de ce procédé impersonnel : le point, qu’il fait servir aux exigences d’un audacieux parti-pris, il conquiert sûrement ses toiles, sans détours, ni peur.» Le point, qu’il fait servir aux exigences d’un audacieux parti-pris ; oui, mais, parfois, les mots, et même si, au passage, Lucie Cousturier est dotée d’une forte et belle écriture, font face ici, comme parfois, au saut conceptuel entre sémantique et iconographie. Les mots stoppent, comme une troupe de mustangs, au bord du ravin aphasique, et alors, que fait-on ? On tente de combler autrement ? On cherche encore ? Si bien sûr on peut calquer les mots antécédents de Cousturier sur un certain nombre de dessins de Seurat, ce n’est guère possible sur notre image d’Entrée. Nous en sommes alors réduits aux spéculations. Chaque point traduit-il une ombre ? Cela paraît peu probable. Comment, par exemple, expliciter alors les ombres sur le bas-ventre et les seins tandis que sur le ventre et sur le haut du corps, rien ? À mon avis, Seurat n’a pas livré toute sa machinerie… qui, on s’en doutait, est métaphysique (je rappelle juste que la métaphysique touche tout ce qui est lié à l’interprétation : dire « le ciel est beau », c’est métaphysique). Nous n’avons peut-être pas choisi l’image la plus adéquate eu égard au dire de Cousturier… Tentons-en une autre.

George Seurat, ‘Poplars’ [Peupliers], 1883-4, dessin, crayon Conté, 24,3 x 31 cm, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles, USA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le philosophe et esthéticien Richard Wollheim a établi la distinction entre “seeing-as”, et “seeing-in”, soit « vu-comme » et « vu-en [tant que tel] ». Signalons que la modalité “voir-en” est appelée par  Wollheim “twofoldness”, ce que l’on peut traduire par doubleté. Reconnaître la forme d’une pipe dans le célèbre tableau de Magritte peut être accrédité par l’expression vu-comme, cependant qu’il est plus difficile de reconnaître la forme d’un corps véritablement humain dans “La femme au chapeau”, de Matisse (1935), par exemple. Toute personne qui a vu au moins une fois dans sa vie une pipe et l’usage qu’on en fait reconnaîtra sans peine la dite (non)pipe dans le tableau de Magritte, pourtant titré “Ceci n’est pas une pipe”, car, effectivement, on ne peut pas s’en servir, elle est faite de peinture, et totalement plate… À l’inverse, le tableau sus-cité de Matisse sera plus difficile à identifier “immédiatement” (même si la perception immédiate est un mythe, comme l’auront montré les philosophes, et déjà Locke, au XVIIIe), car il n’est pas possible d’avoir, une fois dans sa vie, rencontré une femme qui ait pu, de près ou de loin, “ressemblé” au portrait matissien. Mais revenons-en aux peupliers seuratiens. Si nous utilisons le couple taxonomique de Wollheim, il semble que ni la première ni la seconde modalité ne puisse s’appliquer ; 1) nous ne savons pas du tout de quoi il s’agit au premier coup d’œil (donc absence de “vu-comme”) et nous ne pouvons pas établir de processus de dépiction-avec le monde réel, puisqu’il est assez improbable de reconnaître symboliquement ici le moindre peuplier dans l’image ; donc impossibilité ici du “vu-en”. Si la modalité vu-en était loisible, nous pourrions “abstraire” le dessin de Seurat et le projeter dans le monde réel, mais je tiens que c’est impossible. Mais ne pourrait-on pas, alors, se débarrasser de ce dilemme en disant simplement que ce dessin est une œuvre abstraite ? Nous le pourrions à la condition que le tableau ne fusse pas titré ainsi : “Peupliers”. On ne peut passer outre. Alors, que faire ? Rien. (Pour le moment).

Passons à une autre image :

Georges Seurat, “Broderie, la mère de l’artiste”, 1882–83, dessin, crayon Conté sur papier Michallet, 31.2 x 24.1 cm, Metropolitan Museum of Art, New York, USA

Ici, on se demande si Seurat n’aurait pas dessiné à partir d’une photographie. Pourquoi ? On peut supposer qu’on ne brode pas dans le noir, mais en pleine lumière, et qu’ici, la mère de l’artiste est assise près d’une fenêtre. Mais s’il fait si sombre dans cette pièce, on se demande bien comment on peut y voir précisément son fil. Et notez l’absence patente de quelque source de lumière que ce soit, même depuis l’extérieur. Inversement, une photographie peut très bien tout unifier dans une sombreur générale, sans recourir à quelque éclairage que ce soit (il suffit du temps de pose). Alors, à partir d’un cliché, Seurat pourrait tout à fait transcrire au dessin la figure générale de l’image, en y ajoutant encore davantage de sombreur, car on constate tout de même que les traits sont quasi effacés et les détails sont très estompés (bras, doigts, ouvrage, etc). Et que retrouve-t-on en grossissant ? Le point.

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George Seurat, “Nature morte avec chapeau, parasol, et vêtements sur une chaise”, 1887, dessin, crayon Conté et gouache blanche, 23.8  x 31cm, Metropolitan Museum of Art, New York, USA

Seurat, précurseur de l’informe ?, plutôt, de l’anti-forme définie par Morris (article ici) ? On jurerait un couple assis côte à côte, enlacé, non ? Mais il s’agit bien de ce que nous dit la légende, donc personne ici. Mais cette forme blanche, juste derrière le parasol ; qu’est-ce que c’est ? Et que signifient ces deux taches de gouache blanche ? La disposition des effets par Seurat est clairement intentionnelle, regardez par exemple sur le côté droit ; ces courbes, qui dépicteraient facilement celles d’un corps de femme… avec la tête affaissée, tandis que l’homme, coiffé de son haut-de-forme, regarde le paysage. Et, dans le lointain, ces deux taches blanches.

« Sous sa [Seurat] dictée, Jules Christophe en 1889 résumait sa théorie : “L’art, c’est l’harmonie, c’est l’analogie des contraires (contrastes), l’analogie des semblables (dégradés), de ton, de teinte, de ligne ; le ton, c’est-à-dire le clair et le sombre ; la teinte, c’est-à-dire le rouge et sa complémentarité le vert, l’orangé et le bleu, le jaune et le violet ; la ligne, c’est-à-dire les directions sur l’horizontale. Ces diverses harmonies sont combinées en calmes, gaies et tristes : la gaieté de ton, c’est la dominance lumineuse ; de teinte, la dominante chaude ; de ligne, les directions montantes (au-dessus de l’horizontale); le calme de ton, c’est l’égalité du sombre et du clair, du chaud et du froid pour la teinte, de l’horizontale pour la ligne. Le triste de ton, c’est la dominante sombre ; de teinte, la dominante froide, et de ligne, les directions abaissées”. Seurat s’était d’abord assuré des bénéfices de sa théorie en expérimentant, par des dessins en valeur, la puissance expressive du contraste et du ton. Faisant évoluer passionnément, mais logiquement, son crayon conté sur une feuille de papier Ingres, il exaltait, par des contrastes, des blancs rayonnants ou mats, donc joyeux ou brusques, des noirs sévères ou poignants. […] Muni de ce procédé impersonnel : le point, qu’il fait servir aux exigences d’un audacieux parti-pris, il conquiert sûrement ses toiles, sans détours, ni peur.» (Cité par Cousturier).

Refs. Richard Wollheim, Art and its Objects, 2nd Ed., 1980, Cambridge, UK /// Lucie Cousturier, Seurat, 1926, Éditions G. Crès & C°

 

Léon Mychkine

 

 

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