Soo Kyoung Lee est de ces artistes dont la peinture est si fraîche qu’elle atomise celles qui se sont trop attardées dans les années 60 et 70 du siècle dernier et qui n’en sont jamais sortis. En un mot, c’est une peinture actuelle. Lee est autodidacte. Tant mieux. Pourquoi ? Parce que c’est ce qui l’a rendue libre, tout à fait. Mais précisons qu’elle ne valide pas cette appellation, qu’elle trouve prétentieuse ; préférant dire qu’elle « a appris toute seule à peindre, sans professeur ». Mais revenons aussi sur le mot « actuel », banal, en apparence ; cependant qu’on l’entend moins souvent au sens philosophique. Ce qui est actuel, c’est ce qui s’actualise, à volonté, éventuellement, ou juste une fois : je viens d’inspirer à 15:11 30 secondes, et cela ne se reproduira plus, mon souffle s’est actualisé, et il a disparu. Heureusement, j’ai continué d’inspirer après. Concernant un tableau peint, son actualisation dépend de sa qualité, de sa force, et de sa complexité. Certaines peintures se délivrent doucement, d’autres avec effet retard (quelques minutes, quelques jours, semaines, voire davantage), et d’autres se dévoilent immédiatement. On voit qu’à l’actualisation, s’ajoute ce que je viens de nommer “dévoilement”. Ce dévoilement n’est pas, comme le penserait Heidegger, celui de la vérité ; car la vérité est déjà là, c’est l’œuvre. Le dévoilement, c’est le temps que prend la présence pour s’installer, et plus la présence s’installe, et plus l’œuvre est vraie. Inversement, un travail artistique médiocre ou nul ne peut s’actualiser que dans sa matérialité la plus littérale ; il ne dévoilera rien d’autre que la nature de son état présent. J’emploie extrêmement peu le mot « présence », voire jamais. Évitons les confusions possibles et rappelons que le mot est un composé de deux morphèmes latins : ‘prae’, ‘ens’. Le mot composé ‘prae-ens’ signifie littéralement « avant être », donc, remis dans l’ordre de notre langue : être en avant. Le contraire, c’est être « effacé » (ce n’est pas pour rien qu’il existe une intelligence du langage, hors étymologie, car on aurait tendance à dire que l’antonyme de « présence », c’est « absence ». Mais puisque « présence » signifie « être en avant » alors l’opposé c’est “être en arrière”, indistinct, et donc effacé. Je dois dire que l’expérience esthétique de l’“être avant” de la peinture de Lee s’est manifesté avant que je ne me rappelasse l’étymologie du mot « présence », et je trouve cela assez extraordinaire, parce que du coup la sensation (aisthesis) a précédé l’intellection (noesis), qui l’a confirmée. Regardant une peinture de Lee, je vois quelque chose qui avance vers moi, de par une double qualité d’évidence plastique et de composition. (Durant l’entretien je vais me rendre compte que Lee adhère tout à fait au terme de « présence », et je laisse au lecteur le soin d’aller lire — prochainement).
Poser de la couleur sur une toile. Le b.a.-ba de l’artiste-peintre. Mais toute la question est : Comment la poser ? Cela peut paraître un peu bête comme question, mais c’est pourtant bien l’enjeu. Comment poser de la peinture ? Lee le sait. À sa façon, à sa manière. Peindre, c’est un acte intentionnel dirigé vers autrui. Et c’est dans la teneur de cet acte que quelque chose se dit, ou pas, d’ailleurs. Mais avant autrui, il y a Lee et la toile, qui, dans l’entretien, confirme le « dialogue » qui s’établit peu à peu entre elle et les matériaux. Elle remarque que la toile vierge, c’est ce qu’il y a de mieux. Pourtant, comme elle le dit : « il faut y aller ». C’est bien d’abord dans ce rapport intime et transactionnel que doit d’abord se dérouler ce dialogue. Il y a des peintres qui savent ce qu’ils vont peindre avant même de commencer, et d’autres qui ne le savent pas (tout cela est bien mystérieux). On pourrait dire que certains artistes ont un plan préconçu, et que d’autres n’en on pas. Heureusement, cela ne change rien à l’expression (mais ce serait à questionner quand même). Ce qui est très intéressant dans le dire de Lee, c’est qu’elle reconnaît que surgit, dans ce dialogue, quelque chose qui va devenir présent ; il ne s’agit pas d’une mystique du geste, mais bien de la mise en route du dialogue (quand cela n’a pas lieu, me confie Lee, la toile est déchirée…).
Que “me” dit l’illustration ci-dessus ? Dans le désordre : 1) une impression de perspective, comme issue d’un collage, 2) une association de couleurs tout à fait inattendue, qui confère à ce que j’appellerais “l’effet surprise”, 3) un assemblage inédit. Explication : Soo Kyoung Lee est une artiste-peintre abstraite. L’art (dit) abstrait existe officiellement depuis l’aquarelle Sans-titre de Kandinsky en 1910 (sans oublier Hilma af Klint en 1906). L‘art abstrait est encore un nouveau-né ; que certains ont figé dans la décoration inane, et dont d’autres cherchent toujours les moyens d’expression.
Il n’y a rien à comprendre. Des formes dansent dans le vide chromatique. C’est un peu niais. Reprenons. Le regard fait très discrètement osciller les formes. C’est mieux. Quand bien même une artiste dit qu’il n’y a rien à comprendre dans ses toiles, on ne peut pas empêcher le désir d’interprétation. C’est humain. Ci-dessus, je détecte un certain humour : cette forme jaune amollie et ses barreaux mous. Voyez ? J’interprète vitesse grand V. Ici, et encore, toutes les formes sont présentes, en avant (excepté l’ombre bleu outremer; semblant en retrait ?). Il y a assurément une manière de poser la peinture, de construire des formes certes simples, en apparence, cependant qu’ambigües. Il y a aussi une certaine modestie, mais contrebalancée, ou équilibrée par le côté new-Pop des couleurs. J’écris “new Pop” parce que ça pète. C’est ce qui contribue à étonner, je pense, dans la peinture de Lee, l’arrangement subtil de la parcimonie avec le peps des couleurs. Parcimonie : Voyez cette forme jaune. Comment la prendre ? S’agit-il d’un élément solidaire, ou des couches superposées, dans un processus d’écrasement, d’affalement, de fonte ? Découpes, tranches, lanières : quelques morphèmes sémantisés du vocabulaire pictural de Lee. Il y a beaucoup de sentimentalisme dans la peinture abstraite littérale (pour rappel, la peinture abstraite non-littérale est celle qui est figurative, par exemple), que ce soit dans les couleurs, la manière de peindre, entre autres (on voit ça chez Francis, Hartung, Van Velde, et tant d’autres). Il n’y en a pas dans la peinture de Lee. Le sentimentalisme, c’est une manière de peindre l’abstrait, un je-ne-sais-quoi de convenu, de papier-peint, de taches à la Maurice Denis.
J’ai titré : la grâce du présent. La grâce, voici ! Moi, je trouve cela admirable. Tout simplement. Mais ce n’est pas simple à expliquer. Si même ce l’est, explicable. On sait bien qu’il reste toujours une part non sémantisable, la plus congrue, et c’est bien heureux, et normal. On pourrait, face à cette illustration, dire : “cela fait penser à…” Oui. Nous pourrions. Mais j’ai envie d’y résister, afin de ne pas imposer davantage ma vision.
Il y a ici une histoire de formes et de peintures. Il est intéressant de voir comment Lee peint ce qui semble à première vue des courbes, tandis qu’il s’agit comme de segments (l’histoire avance). Et on peut aussi noter les différences de ton dans ce qui semble homogène.
Lee raconte des histoires, comme toute bonne artiste. J’aime bien ce vert sur le bord gauche, qui semble hésiter. Rester, ou fuir ? Demeurer dans le bleu roi, ou le quitter ?
PS : Je recommande vivement au lecteur d’aller jeter un œil sur les différentes reproductions de Lee sur Internet, afin de bien saisir les bordures blanches, par exemples, très fines, et qu’il est parfois impossible d’insérer dans le blanc de l’écran…
Ref: « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », Maurice Denis, Art et Critique, 1890
Léon Mychkine
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