Supplément à Ginevra

La peinture, alors, c’est l’art de faire émerger les formes, et, ainsi, de les présenter. Nous avons, dans le premier article, remarqué cet étonnant écotone entre lisière du visage et chevelure, comme si Leonardo ne parvenait pas à couper franchement entre peau et partie externe. On pourrait dire que la lisière du visage a autant de mal à apparaître qu’à disparaître (bord) ; tandis que les lèvres semblent émerger de la matière. De près, dans ce détail, il y a alors vraiment un contraste entre lisière du visage et lèvres ; contraste qui, si nous poussions le bouchon un tantinet plus loin, irait jusqu’à nous faire considérer l’apparition picturale in effetti, entre réalisme et abstraction ; tout en rappelant qu’il n’existe que des peintures abstraites, de toutes façons, qui sont soit littérales, soit  non-littérales ; ce que recoupe la distinction entre représentation et dépiction : le premier terme pouvant être associé à quelque réalisme, le second ne le pouvant ; ex : que dépicte “Number 9A” de Pollock ? Rien que la  peinture elle-même. Ainsi, dans le même espace, Leonardo, et certainement sans que cela le moins intentionnel du monde, nous donne une vue sur une représentation — la bouche —, et l’autre sur une dépiction pure — l’hésitation dramatique de la courbe/lisière du visage, qui nous fait demander si, tout de même, il n’y aurait pas là quelque problème, ou, disons-le, défaut. Rassurez-vous, dans ses Écrits, Leonardo en parle, par exemple ici,    

Chapitre 532 de Livre de Peinture (Libro de Pittura): “Ciertamē non è de recusare, in mētre che l’omo dipignie, il givdito di ciascuno, īperochè noi conosciamo che l’omo bēchè nō sia pittore, avrà notidia della forma dell’ altr’ omo e bē givdicherà s’egli è gobbo o à une spalla alta o bassa o s’elli à grā bocca o naso ed altri mācamēti ; e se noi conosciamo li omini potere con uerità givdica re l’opere della natura, quāto magiormēte ci connuerà confessare questi potere givdicare li nostri errori, chè sai quāto l’omo s’ingāna nell’ opera sua

« Il est certain que lorsqu’un homme peint, il ne doit pas craindre d’entendre toutes les opinions. Car nous savons très bien qu’un homme, même s’il n’est pas peintre, connaît bien les formes des autres hommes et est très capable de juger s’ils sont bossus, s’ils ont une épaule plus haute ou plus basse que l’autre, s’ils ont une bouche ou un nez trop grands, et autres défauts ; et, comme nous savons que les hommes sont compétents pour juger des œuvres de la nature, à combien plus forte raison devons-nous admettre qu’ils peuvent juger de nos erreurs ; car vous savez combien un homme peut être trompé par sa propre œuvre.» Qu’avons-nous fait depuis le début de ce petit supplément si ce n’est, justement, de comparer les “œuvres de la nature” [opere della natura] avec le portrait artefactuel de Ginevra.

Alors, quelqu’un a-t-il osé dire à Leonardo, tout de même “Maître” depuis un an, son apprentissage terminé sous la houlette polymathe d’Andrea del Verrochio, que la lisière du visage posait quelque problème ? Verocchio a-t-il osé ? On peut gager que personne ne lui a dit ; 1) soit parce que personne ne pouvait faire mieux, 2) soit parce que Leonardo était bloqué…

 

Prenez la “Madone à l’œillet” (1475) ; il n’y a pas d’hésitation quand au contour du visage :

Leonardo da Vinci, “Madonna à l’œillet” [détail] circa 1475, peinture sur bois de peuplier, 62 x 48,5 cm, Alte Pinakothek, Bayerisch Staatsgemäldesammlungen, Munich

1474 est la date du commencement du portrait de “Ginevra de’ Binci”, qui sera terminé en 1478. Que s’est-il passé pour que Leonardo “laisse” un tel contour ? Quelqu’un aurait-il gratté le bois ? Y a-t-il eu détérioration non-intentionnelle ? Pourquoi cette “indécision” sur quatre ans, et rien de cela dans la Madonna à l’œillet ? Cela mériterait une enquête. On sait que le manuscrit du Trattato della pittura a été entamé à Milan quand Leonardo était au service de Ludovico Sforza, à partir de 1492. Leonardo a donc 40 ans quand il commence de rédiger son Traité, et la sagesse qui s’exprime ici doit certainement inclure la sienne propre, qui, doit-il se dire, peut profiter à autrui. Nous n’avons pas du tout l’image, ne serait-ce qu’à travers ses quelques lignes, d’un génie tour-ivoiré, hautain, mais au contraire, d’un homme exceptionnel prêt à et sûrement largement habitué à se frotter à quiconque pourvu qu’il soit bien disposé à la discussion courtoise. Remarquons enfin cette affirmation d’après laquelle « les hommes sont compétents pour juger des œuvres de la nature ». On pourrait s’attendre, peut-être, à ce que Leonardo, au contraire, déclare que seuls ceux compétents en matière d’art et de nature sont à même de juger une œuvre d’art, mais on a bien noté que, contextuellement à toute œuvre d’art, Leonardo parle bien de « nature », et non pas d’art. Et pourquoi donc ? Parce que c’est la même chose ; l’art reflète la nature, à un point tel que, dans son Traité, il écrit :

« Lorsque vous voulez voir si votre peinture [pittura] correspond entièrement aux objets que vous avez dessinés dans la nature [colla cosa rittrata], prenez un miroir et regardez dans celui-ci le reflet des choses réelles [la cosa viua], et comparez l’image reflétée [la cosa spechiatta] avec votre image [pittura], et considérez si le sujet des deux images correspond dûment dans les deux, en particulier en étudiant le miroir. Vous devez prendre le miroir comme guide…»

Ce passage est tant passionnant qu’étonnant. Leonardo est ingénieur, c’est ainsi qu’il se définissait, et il sait très bien qu’une “peinture” artefactuelle ne possède, contrairement au monde réel, que deux dimensions, d’ailleurs il le précise : “La pittura è vna sola superfitie e lo specchio quel medesimo”, « la peinture est une seule superficie et le miroir de même. » Mais c’est comme si le miroir (specchio) devenait le juge de la réalité, puisque, après tout, le miroir est plat comme la peinture… Mais il y là quelque chose de profondément cognitivement-dépendant au Temps, dont, d’ailleurs, nous ne sommes pas encore totalement sortis — on entend bien encore, ici et là, dire que tel tableau ne ressemble à rien… car il faut que le tableau ressemble, et cela fait plus de 60 000 ans que cela dure (le bison peint sur la paroi “ressemble” au vrai bison naturel). Ainsi, l’ingénieur Leonardo escamote-t-il le réel au profit du miroir, qui, tel que nous le connaissons, en verre, et à l’époque de Leonardo, restait une nouveauté pas si ancienne, et justement, ce sont les maîtres-verriers de Murano, au XVIe, qui en  produiront les meilleurs, grâce à une nouvelle technique (pour un éclairage plus développé, lire ici). Du coup, pour Leonardo, dire que «les hommes sont compétents pour juger des œuvres de la nature » revient à sous-entendre que n’importe quel œil “reflète”, comme un miroir sans tain (‘cosa mentale’) la “nature” telle qu’elle est et telle qu’elle peut être représentée. Et, d’un autre côté, on peut être assuré de la logique du propos, puisque que Leonardo, s’agissant du corps humain, des corps animaux, effectivement, peint (et dessine) exactement ce qu’il voit (la lisière du visage de Ginevra ne pouvant obérer une pratique qui s’étend tout de même sur trente ans de peinture, et qu’il s’agit au passage de Leonardo).

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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