Sur J.M.W. Turner (et d’un peu du patriotisme dans l’art)

Dans plusieurs écrits, le grand philosophe des sciences Pierre Duhem démontre une conception nationaliste du savoir. Du reste, rappelons que le Montesquieu De L’esprit des Lois, le premier, à ce qu’il semble, fut entiché d’une telle présupposition, à savoir que les mœurs, les coutumes, mais aussi les savoirs, les disciplines, étaient dépendantes de la Nation. Les deux premières, nous l’accordons. Mais les deux suivantes… Cependant cela ne gênait pas Duhem, qui ira jusqu’à titrer un article “La chimie est-elle une science française ? » (1916). Dans son livre La théorie physiqueson objet, sa structure (1906), il commet argutie sur argutie pour ridiculiser la manière anglaise de “faire science”. Mais Duhem a beau se gausser de l’esprit français (et allemand) au détriment de l’anglais, c’est tout de même un anglais qui aura instauré au XVIIe une nouvelle vision mécanique du monde, Isaac Newton. Et c’est encore un anglais qui aura théorisée la double nature de l’électricité, fin XIXe : James Clerk-Maxwell. Ainsi donc, de la même manière qu’il a existé un patriotisme assez grotesque en science, je me demande s’il n’en existe pas aussi un dans les arts. Par exemple, de nombreux amateurs et amoureux de la peinture connaissent Joseph Mallord William Turner. Mais le fait de “connaître”, souvent, ne confine qu’au ‘lip service’ (sourire compris). On dira que l’on connaît, mais comme s’il ne s’agissait que d’un épiphénomène. Et nous reprendrons pied dans nos plates-bandes bien françaises, passant de Claude Gellée à Monet, comme si de rien n’était. Or, et cet « or » n’est pas rhétorique, il manque quelqu’un dans le paysage ; et ce « quelqu’un », c’est Joseph Mallord William Turner. Turner est un peintre exceptionnel. Si Turner avait été français, nous le célébrerions comme personne ! Mais il fut anglais ! Diable ! Cela me fait penser à mon grand-père, déporté STO, qui, jusqu’au bout, garda une haine tenace envers les Anglais, et une extravagante indulgence pour les Allemands… C’est incompréhensible. Bref. Souvent aussi, on associe bien vite Turner à Gellée, comme le premier n’était qu’un succédané du second. Or si Turner a bien entendu admiré Le Lorrain, et qu’il a même éclaté en sanglots, alors qu’il était très jeune, face à L’embarquement de la Reine de Saba, persuadé qu’il ne pourrait jamais égaler une telle peinture, c’est, comme il l’a confié à l’un de ses amis, une mezzotinte d’Alfred Willem Van de Velde qui le décida à devenir peintre. Une autre tarte à la crème anglaise est de dire que Turner aurait été un précurseur de l’Impressionnisme. C’est tout à fait faux. Il suffit de regarder comment ceux qu’on met dans le même sac peignent. Prenons, par exemple, Monet. Rappelons qu’Edmond Renoir, « chargé de faire imprimer un livret » pour l’exposition de 1874 au pavillon Nadar, demandant à Monet un titre pour tel tableau, ce dernier, qui n’en avait pas d’établi, répondit : « Mettez Impression » (Wildenstein, 1998). Et voici comment a été baptisé le tableau Impression, soleil levant. Ensuite, c’est l’infâme critique Louis Leroy, titrant son article “L’exposition des impressionnistes”, qui aura donné l’appellation. On voit donc que, dès le début, il n’existe pas de mouvement impressionniste. Il est un fait que par la suite, il y eut huit salons impressionnistes, mais cela ressortissait davantage à une façon de communiquer auprès du public que d’une école. En quelque sorte, nous l’avons compris, dès le début, il n’y a pas de peintre impressionniste ! La première exposition rassemblait donc Monet, Renoir, Pissaro, Sisley, De Nittis, Boudin, Bracquemont, Brandon, Lépine, et Collin. Dès la  deuxième, nous avons un groupe différent, au sein duquel existent déjà des dissensions. Quand on compare ces artistes, on ne voit guère ce qui unirait d’une manière définitive un style ordinal, chacun explore sa veine. Nous sommes habitués à tout ranger dans des catégories, nous avons appris qu’il y avait un mouvement impressionniste, et nous le répétons. Mais cette répétition ne traduit rien de bien solide. Si le lecteur se dit que, tout de même, il y a ici et là quelque analogies de gestes entre un Monet, un Pissaro, et un De Nittis, cela ne veut pas dire qu’ils peignent de la même manière. Je considère qu’il faut prendre très au sérieux la manière de peindre d’un artiste ; c’est toute sa vie. Il faut prendre au sérieux une façon de peindre pour chacun exactement comme, par exemple, on distingue les Théories de la Relativité dans l’Histoire : Il y a la théorie d’Einstein, de Poincaré, Lemaître, entre autres, mais elle sont toutes différentes, tandis qu’elles traitent du même objet ; la relativité de la mesure du temps dans l’espace. Bien sûr que c’est la théorie d’Einstein qui a triomphé, car c’était la plus heuristique, mais on a souvent tendance à croire qu’il n’y avait qu’un seul candidat en lice. Non. Les théories scientifiques sont souvent au cœur d’enjeux de ce que le grand philosophe des sciences Thomas S. Kuhn a bien nommé des paradigmes (mot qui, lui aussi, est employé en tout sens…).

Ainsi, comme beaucoup d’artistes, si Turner a eu, dans sa jeunesse, des modèles, il les a dépassés, tous, sans exception. À un moment donné, dans la vie d’un artiste, il peut arriver qu’après avoir été, disons, inspiré par tel ou tel, il se mette à accélérer à une vitesse prodigieuse, tel ce train de 1844

Joseph Mallord William Turner, ‘Rain, Steam, and Speed. The Great Western Railway’, 1844, 91 x 1,22 cm, National Gallery, Londres

Le tableau est titré “Pluie, vapeur et vitesse”. C’est une œuvre absolument extraordinaire. Je ne suis pas historien d’art, mais je suis tout disposé à ce que l’on me montre quelque chose d’équivalent en cette fin de première moitié du XIXe siècle. Je m’avance : Rien. Rien n’est équivalent à ce que peint ici Turner en 1844. Il faut bien comprendre que Turner est à cheval sur deux mondes. C’est certainement l’un des premiers peintres à s’intéresser de si près à la révolution industrielle et avec un tel talent. Ce n’est pas rien. Si Monet peint dans le lointain des ‘steamers’, il n’en fera pas un sujet d’étonnement et d’intérêt non pas seulement esthétique mais, dirais-je, philosophique et sociologique. On n’imagine pas les bouleversements qu’ont engendré toutes les nouvelles machines issues de la Révolution Industrielle. Nous ne pouvons pas l’imaginer, parce que nous ne les avons pas vécus. (Rappelons que dès les années 1780, le philosophe John Locke, asthmatique, quitte la ville de Londres, car cette dernière est envahie de fumée de charbon issue des poêles, l’air y est irrespirable.) Mais tout cela ressortit non seulement à l’Histoire mais aussi à l’Anthropologie : bouleversement de l’air, bouleversement de l’appréhension du gigantisme, du bruit, de la vitesse, de l’exécution des réalisations, transformations des paysages et changements des payages, de fait, et tant d’autres choses… On a certainement du mal à imaginer les effets de ses bouleversements industriels sur la psyché humaine, et encore plus dans celle d’un artiste. Mais il faut cependant tenter de la susciter. Mais il faut aussi susciter les effets des effets de la Nature sur un réceptacle sensible tel qu’un artiste aussi doué que Turner ; les effets quasiment cosmologiques de ces nouveaux éléments greffés sur la peau du monde (comme dirait un phénoménologue). Ce que je vois, chez Turner, c’est la Force ; la force de ces éléments, force sous lesquelles l’homme n’est qu’un fétu. Ajoutez à cela la force incontrôlable des machines produites par la Révolution Industrielle, et nous avons quelque chose de proprement démiurgique, mais qui quitte le domaine de la maîtrise. Comme le disait Virilio, chaque avancée technologique amène avec elle sa propre catastrophe latente. En 2020, nous en voyons les épisodes conséquentiels en accéléré.

Bien que la première locomotive à vapeur fut construite en 1804, au Royaume-Uni, il faut attendre 1825 (ligne Stockton-Darlington, locomotive de George Stephenson, la première locomotive étant construite en 1804 par Richard Trevitick), pour voir la première liaison avec passagers. Autrement dit, en 1844, Turner s’intéresse aux développements des sciences et techniques, et, en ces matières, le chemin de fer reste un sujet tout à fait révolutionnaire. Jamais, dans l’Histoire, avons-nous vu des corps physiques se déplacer à une telle vitesse ! Et ce n’est pas pour rien que le titre comporte les mots « vapeur » et « vitesse », seule la pluie tient lieu d’élément naturel. Il semble que la locomotive transforme tout autour d’elle, tout le paysage est méconnaissable. Et cela n’est pas dû à la fumée. C’est comme si Turner impliquait l’environnement dans une accélération furieuse. On supposera que le train est en train de franchir un pont, et nous aurions donc, de chaque côté, des arbres. Mais même les arbres sont flous… Tout tremble, tout frémit. La locomotive transforme l’espace et le temps, tout autour d’elle. Probablement que le modèle que nous voyons est celui-ci :

Comme nous le constatons, les wagons sont à ciel ouvert, comme sur le tableau de Turner. George Stephenson avait gagné un concours qui devait élire la locomotive la plus rapide avec la plus grande capacité de fret. En 1829, c’est sa ‘Rocket’ qui l’emporte, roulant à presque 58 km/h ! Le tableau que nous voyons nous montre donc des gens amenés à une vitesse folle, jamais expérimentée auparavant. Rappelons qu’un cheval au galop peut aller jusqu’à 30 km/h, et un cheval de course peut atteindre 60 km/h, cependant que les diligences n’allaient sûrement pas à 30 km/h, mais moins vite, en moyenne entre 16 et18 km/h à partir de 1840. On a du mal à imaginer ce qu’éprouve une personne assise dans un véhicule roulant à presque 60 km/h quand on a soit jamais mis les pieds dans une diligence ou que l’on n’a connu que des vitesses inférieures à 20 km/h…

Ainsi, et c’est bien sûr mon interprétation, ici Turner prend une position que l’on dira de Sirius, et nous dépeint cette vision qui a à voir tout de même avec une certaine conception de l’enfer. Turner ne pouvait logiquement pas se tenir depuis le point de vue qu’il nous donne, cependant qu’il a très certainement assisté au passage d’un train. La vision qu’il en restitue est tant mystérieuse que fantastique ; digne d’une fiction. Fiction ? La composition que nous offre Turner est très tourmentée, et presque injustifiable du point de vue réaliste. Mais ce n’est pas bien sur ce qui importe. Ce qui importe, c’est la manière dont Turner peint. Et cette manière est absolument insensée. Insensée non pas comme en dehors de la raison, mais en quelque sorte comme depuis une étymologie qui joindrait l’in-sensé du monde à la façon de peindre ; et, encore une fois, écrire in-sensé ne veut pas dire raison perdue, mais entend questionner le monde tel qu’il va, et, surtout, ce qu’il devient. Ce tableau, de fait, est absolument hallucinant. Là encore, le langage à la mode ne nous aide pas : de très nombreuses circonstances donnent lieu à des interjections du genre « c’est hallucinant ! », quand il ne s’agit bien souvent que d’interprétation psychologique, quand, donc, justement, rien n’est hallucinant au sens propre. L’hallucination, au sens originel, c’est la méprise. Mais nous ne comprenons plus le terme de cette manière depuis Freud. L’hallucination, c’est voir ce qui n’est pas dans ce qui est. C’est une intrusion violente de l’irréel dans la réalité. Et c’est bien ce que nous donne à voir Turner. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder n’importe quel point de la reproduction : tout est étrange. Regardez par exemple le parement de la ‘Rocket’ :

Que peut-on dire sur une telle disposition de couleurs ? C’est une palette ! Le bas du parement de la locomotive est confondu chromatiquement avec le sol. En effet, posez-vous la question : où s’arrête ce parement ? Il n’est pas possible qu’il descende jusqu’à terre, donc, que signifie cette fusion entre ce qui ressortit à l’artifice et ce qui ressortit au naturel (la terre, le sol, les cailloux) ? C’est l’in-sensé du monde qui mange tout. Et puis, j’y reviens, il y a cette palette, sur le plastron de la Rocket. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Un mélange de couleur, qu’encore une fois, j’associe à une palette. Turner a plaqué sa palette sur le plastron ! (C’est probablement faux, en tant qu’interprétation, mais cela importe peu, nous ne sommes pas dans le domaine de la vérité logique). En peinture, il est bon parfois de comparer. Ainsi, en 1844, qu’avons-nous en magasin qui peut évoquer la palette de Turner ? Nous ne pouvons pas trouver une palette semblable, cependant, dans les franges, les parages du ou des sujets, nous avons un semblant de peut-être chez Poussin, tel que

Poussin, “Renaud et Armide”, 1624 (détail)
Poussin, “Renaud et Armide”, 1624 (détail)

Regardez bien le ciel poussinien, et on pourrait aussi examiner le sol. Cette manière de toucher sans faire mouche, disons, cette façon rapide de faire, j’appelle cela l’introduction du désordre. Cette introduction commence par la périphérie, ce qui tourne autour, et qui n’est pas essentiel pour la compréhension. On peut encore, par exemple chez Delacroix, retrouver ce type d’introduction

Eugène Delacroix. “La Liberté guidant le peuple”, 1830 (détail)
Eugène Delacroix. “La Liberté guidant le peuple”, 1830 (détail)
Eugène Delacroix. “La Liberté guidant le peuple”, 1830 (détail)

Ci-dessus, la scène est évidemment chaotique (soulèvement populaire parisien contre Charles X, les 27, 28 et 1832 (Wilton). Mais cette rencontre ne donna pas grand’chose, puisque les deux artistes n’arrivèrent pas vraiment à échanger. Maintenant, imaginez le postulat suivant : Turner dépeint le chaos. Le petit chaos que les peintres voient dans le ciel, Turner le voit partout. Est-ce à dire, comme on le lit communément, qu’il ne serait que le peintre de la couleur ? Mais, au fait, qu’est-ce que cela veut dire, de décrire un peintre comme peintre de la couleur ? C’est pléonastique. Mais voyez de nouveau notre tableau de Turner, de ces détails qui nous frappent, et de bien d’autres qui le pourraient ; voyez comme la perspective du parapet se fond remarquablement dans celle des wagons, comment le jaune est dispersé, vaporisé dirait-on, alentour ; comment les contreforts sont esquissés au point de disparaître ; comment le bleu flotte au dessus du jaune ; comment tout part dans un point de fuite se situant de là où provient la Rocket… Et que fait ici ce jaune ? Et qu’y fait ce bleu ? Réponse : C’est la liberté.

Daniel Wildenstein, Monet ou le Triomphe de l’Impressionnisme, Taschen, 1998 ////  Andre Wilton, Turner in is time, Thames and Hudson, 1987 //// Je recommande particulièrement l’article remarquable de Sarah Gould, ici

Léon Mychkine