Sur un motif chez Jasper Johns

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« Parfois je le vois et je le peins. À d’autres moments je le peins et alors je le vois. Les deux sont des situations impures, et je n’en préfère aucune. À chaque endroit de la nature il y a quelque chose à voir. Mon travail contient des possibilités similaires pour changer l’attention [‘focus’] de l’œil. Trois idées académiques qui m’ont intéressées sont celles d’un de mes professeurs (parlant de Cézanne et du cubisme) parlant du “point de vue rotatif” (Larry Rivers pointait récemment vers un rectangle noir, à deux ou trois pieds depuis là où il avait regardé une peinture, et a dit… “on dirait que quelque chose se passe ici aussi”); la suggestion de Marcel Duchamp “de rejoindre l’impossibilité d’une mémoire visuelle suffisante pour transférer depuis un objet à  un autre l’impression dans la mémoire”; et l’idée de Leonardo (“Par conséquent, Ô peintre, n’entoure pas tes corps de lignes”) que la frontière d’un corps ne soit ni une partie du corps clos ni une partie de l’atmosphère autour. Généralement, je suis opposé à une peinture qui est concernée par des questions de simplicité. Tout me semble très agité.» (In Sixteen Americans, Eds., Dorothy C. Miller, with statements by the artists and others, Museum of Modern Art,1959)

 
Jasper Johns, “Scent”, Lithograph, linocut and woodcut on paper, 1975-6, 641 × 1092 mm, Tate

Quand on cherche des informations sur Johns, on trouve qu’il est un peintre tout autant “pop” que “post-dadaïste”. Mais, à regarder un certain nombre de ses œuvres, on peut s’interroger quant à la pertinence de telles taxinomies. Ainsi de cette lithographie. En 1975-6, elle ne semble pas s’être éloignée de la déclaration liminaire de 1959, dont je redonne ces deux phrases : À chaque endroit de la nature il y a quelque chose à voir. Mon travail contient des possibilités similaires pour changer l’attention de l’œil. […] Tout me semble très agité. Ce dessin lui a été inspiré par des motifs vus sur une voiture qui passait, devenant ici un motif itéré, ici et là ; à charge pour le regardeur de repérer où. À jouer à cela, l’œil devient une balle rebondissante, ou, plutôt, une boule de billard quantique, sautant du bord droit au bord gauche, et ainsi de suite, et, finalement, sans ordre. Titres alternatifs : brisures, chemins bifurquant. Mais le titre réel est ‘scent’; odeur, parfum, et, curieusement aussi : piste (d’une personne, ‘to be on the scent of something’, être sur la piste de quelque chose). Sauf que, puisque tout bifurque très vite, la piste se perd autant. Peut-être qu’une nouvelle surgit…

Jasper Johns, “Corpse and Mirror II”, 1974 – 1975 , oil and sand on canvas (4 panels), 146,3 x 191,1 cm,  four joined canvases, with artist’s painted frame, The Art Institute of Chicago

Ci-dessus, une œuvre antécédente à “Scent”, et, choses notables, titrée différemment et, surtout, peinte à la main, et non pas sérigraphiée. [Sur ce motif aperçu, et, donc, au passage, exogène] : « Je ne l’ai vu qu’une seconde, mais j’ai su immédiatement que j’allais l’utiliser. Il avait toutes les qualités qui m’intéresse — littéralité, répétitivité, une qualité obsessionnelle, un ordre tout bête et la possibilité d’une absence totale de signification.» Oui, mais le titre ? “Cadavre et miroirs”… On s’en moque ? Oui. (Il paraîtrait qu’il y a là un rapport avec le cadavre exquis historique… Mais peu importe, vraiment). Ceci dit, le fait que cette œuvre soit peinte nous en dit plus sur la manière d’exécution de Johns. En tout cas, « obsessionnel » est un mot tout à fait pertinent, car Johns aura utilisé ce motif sur une durée de 11 ans (entre 1972 et 1983). Il est bien vrai qu’on pourrait difficilement lui accorder la moindre signification, à ce motif. Et, cependant, bien entendu, il y à le faire, la main, et cette étonnante façon d’avoir associé l’ensemble, à partir de quatre toiles, nous dit la Notice. On supposera que les trois sont superposés, à gauche, et que celles de droite, bien que dotée de lignes horizontales dans le prolongement des vides des toiles de gauche, sont fictives. Dans quel but ? Johns n’avait-il que ces formats — et seulement eux — sous la main ? On peut en douter, car on supposera qu’en 1974, Johns ayant le statut d’un artiste connu et reconnu, n’a pas de mal à se fournir en châssis et en toiles. Et voilà donc ce qui intrigue : les coupures, tant d’ailleurs vraies que factices. En passant, et à la réflexion, on peut se demander si ce motif obsédant ne fut pas celui d’une célèbre marque à chevrons, non ?, motif qu’aura repris, déplié et replié, Johns. Le tableau se trouve dans une sorte de caisson, et les motifs débordent sur l’intérieur du cadre (mythe de la continuité). On notera, comme élément perturbateur, un cercle ; sûrement un moyen humoristique d’attirer l’attention. « Tout me semble très agité », disait-il en 1959. C’est le paradoxe d’un certain nombre d’artistes américains à partir des années 1950 : ne rien exprimer. Or c’est un vœu pieux (comme si “croire” était toujours illusoire, par ailleurs, et nonobstant). Qui aime l’art va forcément chercher, fureter, envoyer promener sa truffe mentale partout où cela semble relevant. Et, en comparant la lithographie et la peinture, on constate que cette dernière, on ne sait pourquoi, se livre davantage à la divagation, l’expérimentation. Ainsi, plus on regarde, et plus on constate des bifurcations, des embranchements, des “motifs” bâtards, sans gène historique. Pourquoi ? Eh bien, supposons qu’entre-temps, comme si c’était possible, Johns est devenu plus libre ; du moins, il a laissé le motif, dirons-nous, respirer. Au milieu, partant du principe que le milieu, c’est la longue fente verticale, nous avons une sorte de figure totémique, encore un clin d’œil ; et sur ce clin d’œil que je prends congé.

Léon Mychkine