Sur une photographie de Timothy O’Sullivan (et de sa résurgence)

Timothy H. O’Sullivan, ‘Ancient Ruins in the Cañon de Chelle, Arizona’, 1873, Albumen silver print, 27.2 × 20.3 cm, Paul Getty Museum

Cette photo m’impressionne, et elle est impressionnante. C’est une magnifique photographie, très bien cadrée, très bien équilibrée entre les masses horizontales et verticales. Elle est datée de 1873. Nous sommes en 2020. Cette photo est agée de 147 ans. 147 ans ! Ça fait réfléchir. On ne sait pas encore à quoi, mais ça le fait. Premiers éléments de réponse : La photographie est (aussi) l’indice par excellence de l’archive. Et il s’agit de cela ici : archiver le temps et l’espace, sur le territoire nord-américain. Nous regardons les anciennes ruines d’un village Hopi. Bien qu’il s’agisse de noir et blanc, on jurerait que ce village est quasiment ton sur ton avec la falaise, en mode camouflage. De loin, on ne devait rien voir. Voire même de haut, puisque tout semble terré contre la falaise. Les gens n’avaient pas peur de se prendre une pierre sur la tête… On se dit que la raison principale pour vivre à cet endroit devait être lié à la protection, et à la défense en même temps (pas d’attaque par derrière, ni d’au dessus). En même temps, c’est un paysage qui semble très aride. On se demande ce que mangeaient ces habitants ? Mais maintenant, en 1873, plus besoin de se protéger ; il n’y a plus personne. La Conquête de l’Ouest (de 1803 à 1853) est passée par là. Enfants, enfin, ceux, encore, de ma génération, nous avons été nourris au Western, les cow-boys, les indiens, etc. Steve McQueen (Au nom de la loi), John Wayne, et plus tard John Ford, Nathalie Wood, et puis, plus tard, l’extraordinaire Little Big Man, et, encore plus tard, Danse avec les loups, et, tout récemment, le très beau Hostiles. Tout cela peut paraître du folklore, mais, bien que nous soyons Européens, nous avons été aussi bercés par cette mythologie faite d’aventure, de sauvagerie, et d’injustice. Métaphore politico-économique ? Bonne question, que je ne m’étais jamais posée. Inconscient collectif, coupable et au travail, toujours en retard d’un deuil, d’une catastrophe ? Rappelons que l’historien Frederick Jackson Turner (1861-1932), voyait la conquête de l’Ouest comme le « point de rencontre entre la sauvagerie et la civilisation ». Bon, cessons la psycho-analyse historique de comptoir (où l’on boit de la salsepareille). Revenons, si possible, à cette photographie. Thimothy O’Sullivan a 33 ans quand il fait cette prise. Je me demande ce que lui, voyait ici. Un reste d’habitat ? Un témoignage architectural ? La Guerre Civile américaine commence en 1861, et O’Sullivan entame sa vie publique en tant que premier lieutenant dans l’Armée de l’Union. Il travaille comme cartographe (intégré aux Ingénieurs Topographiques), pour le photographe Alexander Gardner, sous les ordres du général George B. McClellan, commandant l’Armée du Potomac. Photographe occasionnel, il le devient à plein temps. On lui doit la fameuse “Moisson de la Mort”, durant la Bataille de Gettysburg (1863) ; des morts gisants sur le champ de bataille, à perte de vue. À partir de 1867, il devient le photographe de la Geological Exploration of the Fortieth Parallel (l’Exploration Géologique du Quarantième Parallèle, vraiment un titre à la Pynchon !). Il devient un pionnier de la géophotographie. Entre 1870 et 1874, il rejoint l’équipe du Lieutenant George M. Wheeler pour explorer le 100ème méridien. Son travail consistait à photographier l’Ouest pour attirer les habitants. La Conquête de l’Ouest, ce n’est pas seulement la conquête du territoire pour le territoire, une façon de collectionner l’espace ; c’est aussi et surtout l’appropriation des terres, leur colonisation par des pionniers. Et pour attirer ces derniers, il fallait de la propagande, des belles images de l’Ouest sauvage et pur. Notons que, durant l’expédition sur le Colorado, O’Sullivan connut la famine, après que les bateaux d’approvisionnement fussent capturés. (On estime à 300 le nombre de négatifs ayant survécu.)

Mon grand-père fut, dans une vie première, bourrelier-sellier. Du temps de son père, la demeure faisait office d’auberge. Plus tard, elle devint un hôtel. Tous les matelas (une vingtaine), étaient fait-main, et tous avaient cette toile grise-blanche alternée, ce que l’on appelle du coutil-rayé. Je croyais disparue cette façon de faire, mais je m’aperçois qu’on en fabrique encore. Donc, afin que le lecteur comprenne bien ce que je veux dire, depuis ce que je ressens : toute la falaise me semble recouverte, ou bien faite, de coutil-rayé. Je ne peux pas m’enlever cette impression de la tête. De fait, il y a pour moi un effet de collage indéfectible. Bien sûr qu’en ayant découvert cette photographie, j’ai réfléchi à la raison de ces stries obliques autant que régulières, qui rythment le parement principal de la falaise, tandis que, curieusement, sur l’extrême côté gauche, le désordre semble davantage prendre le pas sur la régularité. De fait, ces stries, qui m’intriguent beaucoup, sont certainement dues à la captation de la lumière dans les anfractuosités de la roche. Soit. Elles sont très nombreuses, ces stries. Et je gage qu’on les voit bien plus en noir et blanc qu’en couleur, de la même manière que Juliette Agnel estime combien le noir et blanc peut révéler (article ici) la structure des icebergs. Ici, le noir et blanc révèle la structure mieux qu’une photo couleur. Il n’y a pas à dire, on voit mieux l’ombre et la lumière, les zones éclairées et celles où la lumière s’engouffre. Je trouve cela très étonnant. On pourrait dire, ce n’est que de la roche. Oui, on pourrait aussi ne s’étonner de rien… J’ai fait des recherches sur l’Internet, et il semble bien que les effets soient annulés pour partie sur une photo couleur

Jono Hey, ‘Navajo dwellings at Canyon de Chelly’, Arizona, 2009, Flickr

Sur une prise de vue similaire, on s’aperçoit qu’en couleur, il y en a quand même des stries, même si elles apparaissent moindres. Mais je me demande s’il s’agit bien de stries, ou plutôt de la nature de la roche elle-même, qui est striée. En effet, on voit bien des endroits lisses et striés.

Le 07 janvier dernier, j’ai ‘posté’ sur la page Léon Mychkine/Facebook cette photo d’O’Sullivan ; et, quelques minutes plus tard, l’amie Hélène Marcoz a posté en commentaire la photographie d’Ansel Adams, de 1942. C’est la même photo, à première vue

Ansel Adams, Photographs of National Parks and Monuments, compiled 1941-1942, documenting the period ca. 1933 – 1942

C’est la même photo, à peu de choses près. Nous sommes en 1941-42. Adams a juste un objectif à ouverture plus large, qui permet de capter davantage en hauteur et largeur, cependant qu’il a choisi de prendre sa photo de plus haut que celle d’O’Sullivan (on ne voit plus le petit hameau du bas). En dehors de ces précisions, on peut supposer, sur la base de la vue seulement — nous ne sommes pas allés sur site —, que, 68 ans plus tard, rien n’a changé. Et pourquoi d’ailleurs y aurait-il eu changement ? Car je suppose que pour venir à cet endroit du cañon, il faut le vouloir, on ne s’y trouve pas conduit par hasard… Quand on fait une recherche de ce type (ici), on se rend bien compte que c’est un endroit paumé. Mais c’est logique. Personne ne vit dans un cañon d’Arizona, d’autant plus quand il est classé Monument National. Maintenant, posons-nous la question : Adams a-t-il plagié O’Sullivan ? Peut-on se demander une chose pareille, s’agissant de quelque chose qui n’a pas été créé par le premier photographe ? On peut plagier une peinture, plagier une musique, plagier la photographie d’un portrait, mais peut-on plagier la photographie d’un paysage ? Cela paraît absurde. Au fond du cañon, la roche remonte à deux milliards d’années. Une fois que l’on a rappelé cela, et face au gigantisme du site, que signifie une période de 68 ans ? Dans ce cas précis, absolument rien. 

Léon Mychkine

 

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