Sur une sculpture de Jan Groth (+ Guests)

Il y a quelque chose de l’indécis chez Jan Groth. C’est visible dans toute son œuvre, et c’est donc ce qui en fait la très forte cohérence. L’« indécis », j’en fais un concept instantané (kairos aidant). Je mets, en passant, ce caractère d’indécis au crédit, par exemple, de Giacometti, qui disait fameusement que ses visages sont imprécis parce que, de loin, justement, on ne voit pas bien les traits. L’indécis, chez Groth, ne se situe pas au même plan. L’indécis, chez Groth, c’est ce sentiment, à regarder ses œuvres, que, d’un côté, il faut bien prendre son envol, partir, s’élever, et, de l’autre, que ce vol n’est pas exempt d’interruptions, d’arrêts, de bifurcations, de retours. Ajoutons à cela qu’il n’y a pas que de l’indécis chez Groth, mais aussi des indices tels que ceux liés à la modestie, la grâce, la timidité, etc.

Jan Groth, “Sculpture I”, 2019. Patinated bronze, H 46,5 x W 5,4 x D 2,5 cm. Ed. 5 + 1 AP. Photo: Adrian Bugge
Jan Groth, “Sculpture I”, 2019, Détail

Je l’écris, souvent : Les artistes narrent (lat. de narrare « raconter »). Mais, ce qu’ils narrent, et c’est cela qui est si métaphysique entre la technê de l’artiste et l’interprète grammatical, c’est qu’il y a toujours un impensé, une part manquante, un ou des non-dits entre ce qui est produit et ce qui est dit, sachant que, bien sûr, même ce qui est écrit peut prêter à interprétation pendant des siècles et des siècles, et je pense par exemple aux écrits de philosophes tels qu’Aristote qui, depuis plus de 2400 ans, ne laisse d’ouvrir à l’interprétation ; personne n’a le fin mot sur ce qu’a écrit Aristote, tant il y a, dedans, d’intelligence, et de trouvailles, de propositions, et de théorie, bref, de Philosophie, ce dont, paradoxalement, nous manquons, en France, par exemple. Écrire sur l’art est aussi ancien que la Philosophie, et on pourrait trouver paradoxal l’introduction ci-dessus. En effet, pourquoi écrire sur l’art si l’art (hors graphème, sème, lexème) ne peut être circonscrit par l’écriture ? C’est tout l’objet de la Sémantique des Théories : comment traduire une théorie dans un autre langage ? Mais une œuvre d’art non-alphabétique (peinture, sculpture, dessin, cinéma…), peut-elle être décrite comme une théorie ? C’est possible, faisable, mais pas à tout coup. La plupart du temps, bien évidemment, une œuvre d’art déploie un vocabulaire plastique qui n’a aucun équivalent avec l’alphabet ; cependant nous, incessamment, cherchons à “dire” quelques choses sur telle ou telle œuvre. Pourquoi ? On pourrait dire : « C’est ainsi ». Oui, mais, comme disait un philosophe bien connu (Whitehead) : « Dans une certaine mesure, ou autre, le progrès est toujours la transcendance de ce qui est évident.» D’un certain côté, il est “évident” d’écrire sur quoi que ce soit, y compris l’art. D’un autre côté, ce n’est jamais évident, car il s’agit toujours de franchir des distances qui peuvent être soit incommensurables, soit infranchissables. Mais tout cela revient aussi à la fameuse (ou infâme) distance qu’il y a à “simplement” poser des mots sur les choses que nous voyons. Comment décrire ce bleu ciel délavé avec ses moutonnants nuages ? Viens-je de le faire ? Métaphoriquement, oui ; mais seulement ainsi. Les mots écrits dénotent, ou, plutôt, dépictent le visible, cependant que, bien entendu, comme le disait déjà Maître Eckhart (bien avant Mallarmé), le mot « rose » peut être évoqué sans présence de toute rose, ce qui signale bien 1) le caractère métaphorique ou conventionnel (mental) du mot, tandis que la vue d’une véritable rose n’en constitue pas un, 2) la distance incommensurable entre les mots et les choses (quoiqu’en ait dit Foucault dans son fallacieux Les Mots et les Choses), car, comme l’écrit Aristote (De l’interprétation) : « Un nom est donc un vocable signifiant par convention, sans référence à un temps, et dont aucune partie, considérée séparément, n’est signifiante.» Aristote ne dit pas que le mot ressemble à la chose, il ne s’agit que d’une convention, là où Foucault asserte que depuis l’Antiquité, et jusqu’au XVIe, “tout le monde” (grec, juif, chrétien…) pensait que le mot était identique à la chose, ce qui est faux.

Une fois que j’ai écrit et rappelé cela, comment revenir à la sculpture de Groth ? À quoi cela a-t-il servi, d’écrire “tout” cela ? À re-prendre de la distance, car, même si nous savons que les mots ne sont que des conventions, nous avons parfois tendance à croire que nous sommes capables de les faire adhérer au réel, comme des décalcomanies mentales qui, une fois qu’elles sont apposées, deviendraient magiquement indistinctes du réel accolé, et donc, bien réelles. J’y insiste encore : Il faut distinguer entre « réel » et « réalité », car, par exemple, dans le réel, on ne trouve pas de mots, mais de l’air, des arbres, des électrons, etc. Tandis que la réalité est liée à la métaphysique, à l’interprétation non seulement civilisationnelle mais aussi individuelle. Néanmoins, nous avons parfois la chance de rencontrer une écriture qui nous fait accoler réel et réalité avec les mots, et, dans ces moments, nous sommes très émerveillés. Certes, obtenir une telle magie est une réussite, mais cela reste un bon tour. Mais, toutes choses étant égales par ailleurs, nous essayons très souvent de le jouer, ce tour, car c’est plaisant, et nous aimons jouer.

À regarder cette image (la première du haut), je ne peux m’empêcher d’opérer un appel vers la paréidolie. je vois une sorte de volatile au bec certes très conséquent, replié au sol, contre son corps. Ce doit être mon imagination. Mais, voyez !, comment fonctionne la paréidolie : je regarde cette forme artistique, et je pourrais m’en contenter, observer son parcours, comment elle enfle, désenfle, se courbe, se plie…

 

+ tard

 

Tentative de restitution des mots dans l’espace incommensurable d’une œuvre :

 

 

Acta est fabula

Léon Mychkine

 

Pour un « art modéré » (Groth, Lalanne, Beaucousin)

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