Qu’est-ce que c‘est, apposer une touche de peinture ?
Dans son livre Painting as Model, (1990), traitant — entre autres —, de Robert Ryman, l’excellent Yves-Alain Bois pose, dès le début, cette question : « pourquoi est-il si difficile d’écrire sur l’œuvre de Robert Ryman ? » Bois pose la question parce qu’il y a une sorte d’hiatus entre ce qu’en dit lui-même Ryman : « nous devrions juste voir des mouvement blancs sur une surface brune plutôt que des paysages de cieux ou des études de brume […] Ce que la peinture est, est exactement ce que [vous] voyez: la peinture sur l’ondulé et la couleur de l’ondulé et la manière dont cela est fait et dont c’est ressenti. C’est ce qu’il y a là » (cité par Bois), et certains procédés de décortication auxquels peuvent procéder les critiques ou historiens d’art, tels que Naomi Spector, dont Bois cite un ouvrage traitant des processus chez Ryman, et qui ne le convainc pas. C’est qu’entre la parole simple de Ryman et l’expertise, il y a parfois des gouffres, des distances incommensurables. Et, parler d’art, cela tient justement dans la distance. Quelle est la bonne distance pour parler d’un art ? Curieusement, Bois écrit de Ryman qu’« il est peut-être le dernier peintre moderne », pour la raison suivante : « Son œuvre est la dernière à être courtoisement capable de maintenir sa direction en termes de discours moderne, d’être apte à le fortifier, si nécessaire, mais par dessus tout de radicalement le saper et de l’épuiser à travers l’excès ». C’est là que, humblement, je serais en désaccord avec Bois. Pourquoi ? Après la guerre de Corée, durant laquelle, grâce à son statut de musicien, il ne prit pas part aux combats, mais joua dans la fanfare et autres manifestations, Ryman part vivre à New York. Voulant tout connaître de la ville, il visite tout ce qu’il peut, y compris les musées. Et c’est ainsi qu’il découvre l’art, et particulièrement la peinture. Un jour, on ne sait pourquoi, il rentre dans un magasin de peinture, et achète de la peinture à l’huile, des toiles sur châssis, et des pinceaux (In Robert Storr, Catalogue 1993 de l’exposition Robert Ryman au MOMA). Mais, afin d’être encore plus près de cette nouvelle découverte, il se fait embaucher comme gardien au Musée d’Art Moderne, position qu’il occupera de 1953 à 1960. Là, il découvre les œuvres de Cézanne, Matisse, Monet, Klee ; mais aussi de Jackson Pollock, Willem de Kooning, et Arshille Gorky. Comme le dit Storr, pendant ces années, il aura tout le loisir d’observer au plus près comment des artistes peignent, comment ils procèdent, car oui, Ryman est autodidacte. Il n’a pas fait d’école d’art. Ainsi, on pourrait dire qu’il a appris anatomiquement, en chair, avec des Maîtres. En 1952, Rothko est exposé dans le Musée. L’importance de l’impact de Rothko sur Ryman fait écrire à Storr ceci : « Ainsi, c’est Rothko, et non pas les Néo-plasticiens, les Constructivistes ou le Bahaus qui lui ont appris que les peintures doivent être traitées comme des entités physiques intégrales ». Partant des indices visuels, et métareprésentationnels, si l’on peut dire, produit par ces découvertes, on peut interroger la pertinence du propos de Bois d’après lequel Ryman pourrait être le dernier représentant de la peinture moderne, sachant que c’est Rothko qui lui “montre” que l’on peut ne pas finir un tableau, qu’il est possible de produire une intensité chromatique unifiée même si on ne rejoint pas les sacro-saintes limites topographiques du tableau, ce qui, à l’inverse, constitue quasiment toute l’Histoire de la peinture, y compris moderne. Voici donc que Rothko introduit Ryman au “non-bord”, quand Pollock l’avait, pour sa part, introduit à la toile peinte non tendue. On l’aura compris, une des questions qui sous-tend ce propos, c’est de savoir quand l’art moderne devient l’art contemporain ? Comme on dit, cela ne s’est pas passé en une nuit ; mais à partir d’artistes bien précis. Pour se limiter, si j’ose dire, à la peinture, on peut faire l’hypothèse que l’art contemporain commence avec Jackson Pollock et Mark Rothko, justement. Avec ces deux artistes majeurs, pratiques et discours ont complètement changé. Le premier tableau de Rothko entrant au MOMA époque Ryman est visible ici (impossible de faire une capture d’écran fidèle). Si le lecteur clique sur ce lien, et sur l’image obtenue, qui s’agrandira, qu’il regarde bien les bords du tableau. La peinture ne rejoint pas l’ensemble de la bordure ; on peut voir le blanc de la toile en certains endroits, quasiment tout le long du bord gauche et du bas, et de manière espacée en haut, et sur le côté droit. Et cela, avec son œil, exercé depuis des heures et des années de contemplation au musée, n’a pas échappé à Ryman. Il voit ces bords non-finis, et surtout, bien sûr, ces formes vagues, anti-géométriques (pas d’angles). Il note aussi la diffusion du tableau. La peinture de Rothko ne diffuse pas vers l’extérieur, mais depuis l’intérieur, et justement, les bords non finis ne font que repousser la peinture vers ce centre de diffusion interne, ou, pourrions-nous dire : central. Et il est bien évident que le fait de ne pas finir les bords, dans cette peinture, n’est pas le fait du hasard, ni un signe de lassitude. C’est bien entendu voulu par Rothko. C’est une façon de dire : “la peinture est indépendante du format, elle peut prendre appui sur elle-même.” À la limite, nous ne sommes pas concernés par les bords, car ce n’est pas dans ces endroits que la peinture importe.
À partir de ces signes (Pollock, Rothko), Ryman accède à un nouveau niveau de compréhension de la peinture. Et cela concorde avec ce qui s’est passé durant les années 50 du dernier siècle. Le passage entre l’Art Moderne et l’Art contemporain [le singulier pose évidemment problème, car il est déjà largement obsolète à partir de la fin du XIXe siècle, mais nous y reviendrons ailleurs] n’est pas toujours bien établi. Arthur Danto (1924-2013), qui fut un grand philosophe de l’art, écrit que ce qui distingue ces deux acceptions consiste dans leurs revendications propres : L’Art Moderne, selon lui, se distingue par une revendication de vie renouvelée par rapport à l’art précédent (du passé) et donc mort. A contrario, l’Art Contemporain « n’a pas de dossier contre l’art du passé, nul sentiment que le passé est quelque chose dont la libération doit être obtenue, non plus le sentiment qu’il est un art tout à fait différent de l’art moderne généralement. Est incluse dans la définition de l’art contemporain que l’art du passé est disponible pour tel usage que l’artiste prend soin de lui donner. Ce qui ne leur est pas disponible est l’esprit [‘spirit’] dans lequel l’art était fait. » Quant à la datation, Danto avance les années 1970-1980 : « Dans tous les cas, la distinction entre le moderne et le contemporain n’est pas devenue claire avant les années 70 et 80 ». Mais qu’est-ce qui permet à Danto de scinder si précisément ces deux mondes de l’art Moderne/Contemporain ? C’est la « fin des grands récits » [‘master narratives’], expression générique reprise du Lyotard qui écrivit, en 1979, La Condition Postmoderne, condition qu’il qualifiait, justement, par la fin des Grands Récits tels que celui, par exemple, de la Religion, du Progrès, du Politique, etc. La condition postmoderne est cette réalité du monde dans lequel plus aucun grand discours ne soutient la marche même de ce monde, aucun grand récit mythique n’accompagne notre devenir. Par conséquent, nous devons soit inventer notre récit, soit aussi, en l’inventant, nous nourrir de certains fragments que constituent les anciennes totalités. Cette contrainte n’implique nulle nostalgie ni amertume, ni que l’art contemporain en son ensemble soit postmoderne, bien qu’il le soit en nature (aucun “grand récit” ne soutient plus la moindre proposition artistique). D’après Danto, si l’art contemporain accompagne l’époque postmoderne, c’est parce que cette période est « post-historique » ; autrement dit, il n’y a plus d’Histoire telle qu’on pourrait en déployer la discursivité. On pourrait avancer que les artistes contemporains sont animés par des Petits Récits, ou bien plutôt des Fragments de Récits (FR, et non plus GR). C’est exactement l’impression que nous avons quand nous lisons ce qu’écrit Robert Storr, par exemple à-propos de ‘Untitled, 1957’: « Dans Untitled, 1957, une zone blanche contourée au centre est attachée en haut d’une toile grossièrement par une incision en boucle au crayon dans la caséine peinte, pendant que la marge du bas est vaguement accrochée, non apprêtée, plissée par d’anciennes agrafes, préfigurant les toiles détendues mais pour la plupart ‘all over’ du début des années 1960 ».
Storr nous décrit en quelques mots ce que l’on peut “par exemple” voir sur ‘Untitled 1957’. Mais « décrire » est-il le ‘bon’ verbe ? Il semble que Storr nous donne des indices de repérage : comment naviguer, à vue, dans ce tableau ? Il tente une description dynamique a minima. Qui y a-t-il à décrire ? Ryman : « Je voulais peindre la peinture, vous pourriez dire […] Il n’y a jamais la question de quoi peindre, mais seulement comment peindre. Le comment peindre a toujours été l’image » (In Storr).
Dans la reproduction ci-dessus, on pourrait dire : « il passe vers le blanc ». Mais ce n’est pas très heureux. Essayons « il surpasse du blanc ». Tout cela fait d’une manière assez sauvage, car nous constatons la couleur du lin brut (gris-crème), et sa texture, ainsi que des traces de vert. Je suppose que le vert est en fait partout, mais qu’il est sur-monté de blanc. Allons-nous tomber dans le truc classique du repentir (‘pentimento’), semblable à celui du Bouffon Calabacillas”, de Vélasquez ? Non. Pourquoi ? D’abord, on pourrait se demander comment un peintre peut oser montrer un tableau laissant apparaître un repentir, après tout. Il faudrait, pour chaque tableau, connaître l’histoire du repentir. Je suppose que Ryman aurait très bien pu masquer ce vert, et nous n’en aurions rien su, il aurait même pu prendre un autre morceau de toile. À l’inverse, le repentir, classiquement, c’est la tuile ; le peintre ne peut pas rattraper le “coup”, il n’a plus les tons. Bien sûr, “Paul en Arlequin”, de Picasso, c’est autre chose. Quoi ? Nous le verrons plus tard, sinon nous allons trop digresser vers ce monstre. (Disons que c’est un repentir-farces-et-attrapes, c’est un jeu sur l’Histoire de la peinture). Revenons à Robert Ryman, qui commence par déposer du vert sur sa toile détendue. Et puis, finalement, il passe du blanc. Mais « passer » est-il le bon verbe ? Non. C’est par à-coups qu’il dépose son blanc, un blanc plus ou moins épais, bi-dimensionnel. Est-ce cela, « peindre la peinture » ? Il faudrait s’interroger sur cette expression assez extraordinaire. Mais extraordinaire est tellement galvaudé. Quel adjectif employer ? Nous pourrions proposer : « incomparable ». C’est une proposition incomparable. Et c’est sans doute ce que Ryman fait dans la reproduction ci-dessus : il peint la peinture. Peindre la peinture, cela veut dire, à mon sens, et maintenant : passer la peinture sur la peinture, d’une même couleur ; comme passer de l’eau sur l’eau, comme ces toujours merveilleuses couches ultra-fines d’eau sur l’eau dans lesquelles finissent les vagues sur le rivage de sable, paysage toujours fascinant, car on ne sait pas comment c’est possible, cette dynamique du même fluide ; nous essayerions que nous n’y parviendrions pas.
Enfin, qu’est-ce que c’est, poser une touche de peinture ? A priori, ici, c’est n’importe quoi. Ryman a découpé vite fait un carré de toile de lin, le support par excellence du peintre (depuis les pionniers du XVe, tandis que le bois, le support traditionnel de la peinture depuis le Moyen-Âge, et encore en vigueur jusqu’au XVIIe en Europe du Nord — La Joconde, 1503, est peinte sur bois, par exemple), et ne s’est pas même donné la peine de le tendre, ce petit morceau de lin. Une fois obtenu ce pseudo-carré, il a mis du vert, et puis il est passé à des touches de blanc. Voyez, j’écris bien « touches de blanc », et non pas « recouvert de blanc ». Ce n’est pas un monochrome. À vrai dire, cette petite peinture est d’une rare subversion, ou d’une rare audace, au choix. Au risque de se répéter : un morceau de toile découpé assez négligemment, des brins de lin pris dans la peinture, et des touches de peinture (qui semblent aller) dans tous les sens… C’est la vie de la peinture. Ryman : « L’utilisation du blanc dans mes peintures est venue quand j’ai réalisé que cela n’interfère pas. C’est une couleur neutre qui permet une clarification des nuances dans la peinture. Cela rend d’autres aspects de la peinture visibles qui ne seraient pas si clairs en utilisant d’autres couleurs […] Le noir est difficile (pensait Ryman), il n’y avait aucun mysticisme impliqué, rien de comparable avec le blanc ». (In Storr).
« Peindre la peinture ». Qu’est-ce à dire ? C’est s’aventurer dans la vie de la peinture. Pas besoin d’organisme pour parler de vie. Pour le dire d’une formule, et concernant les peintres : Les peintres modernes ont libéré l’expression, et les peintres contemporains ont libéré les matériaux. Jackson Pollock, quand il lance sa peinture sur la toile, que maîtrise-t-il ? D’un pur point de vue tradionaliste (mais nous n’en sommes plus là), son geste est aberrant (néologisme très récent, XIXe, composé du privatif ab — s’éloigner de, séparer… —, et du participe présent errant. Aberrant, cela veut dire plus qu’errer ! Mais tel n’est bien sûr pas le cas.) Dans Le Cahier Bleu, Ludwig Wittgenstein dit que les formules mathématiques sont vivantes, et il écrit ceci : « La phrase est vivante, peut-on dire, en tant qu’elle fait partie d’un langage. Mais on est tenté de croire que quelque élément invisible, qui en est inséparable, vivifie ainsi la phrase…». Wittgenstein n’est pas mon héros philosophique, bien que je le trouve très attachant, dans sa candeur mêlée d’affirmations tranchées, ce qui est un rare mélange chez un philosophe, et je trouve intéressant de le citer, lui, le très méticuleux et sceptique philosophe, car qui s’attendrait à trouver, sous sa plume, une telle phrase ? Bien sûr, les écrivains et poètes n’ont pas attendu Wittgenstein pour savoir que la phrase peut vivre. Mais, encore une fois, il est intéressant de trouver, depuis un autre point de vue, des compléments d’indices. Reconnaissons cette banalité confondante : L’art est vivant. Si l’art est vivant, c’est parce que l’artiste sait le faire vivre, et lui donner une chance supplémentaire d’exister, à savoir d’exister par soi. Ainsi, dans la reproduction ci-dessus, Ryman s’amuse toujours à peindre la peinture. Et ici le verbe « amuser » doit être pris très au sérieux ; car pour beaucoup d’artistes, l’art est un jeu, mais c’est un jeu supérieur à ce que l’on peut attendre d’un jeu, classiquement parlant, c’est un jeu vital. Donc, ci-dessus, nous pouvons voir que (1) Ryman joue avec la texture, avec le lin. Il passe des touches de peinture blanche en laissant des espaces qui montrent la toile, (2) il passe une, deux, ou trois touches de peinture, créant un rythme propre, et ces rythmes sont décalés, comme des notes sur une partition, (3) C’est un tableau qui n’a ni fin ni commencement. [Storr : « Il considérait que “si on utilise le noir ou une couleur spécifique, cela rend la structure moins visible. Vous voyez la couleur et cela lui donne l’aspect d’une forme”.» On serait tenté d’en conclure que Ryman est intéressé, à un certain moment, par l’in-forme. Ou bien qu’il a choisi, dans ce jeu, de prendre le maximum de risques (cela fait partie du jeu, aussi)]. (4) Les vaguelettes produites, ici et là : Accidents ? Ponctuations ? (5) La toile laissée visible comme un ancien palimpseste ; ce qui nous amène à (6) une page de cahier d’étudiant, dont l’apprentissage ne consiste pas en des notations calligraphiques, mais chromatiques. Ici, Ryman, avec Pollock et Rothko, établit la nouvelle sémantique de l’art contemporain.
Références : Robert Storr, Robert Ryman, 1993, Tate Gallery; The Museum of Modern Art /// Jean-François Lyotard, La Condition Postmoderne. Rapport sur le savoir, 1979, Éditions de Minuit /// Ludwig Wittgenstein, Le Cahier Bleu et le Cahier Brun, 1965, Gallimard /// Arthur Danto, After the End of Art — Contemporary Art and the Pale of History, 2014, Princeton University Press [1ed. 1995] /// Yves-Alain Bois, Painting as Model, 1993, The MIT Press, USA [Traduction française, La peinture comme modèle, 2017, Les Presses du Réel]
Léon Mychkine
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