J’aimerais me confronter à ce monument qu’est devenu Martin Barré. À la forme passive, car je ne suis pas sûr qu’il ait eu envie d’en devenir un. La littérature au sujet de son œuvre semble toujours (je n’ai pas tout lu, loin s’en faut), plonger dans l’antienne de l’espace. L‘espace. L’espace. L’espace. Je me pose la question : Est-il possible de parler de Barré sans mentionner l’espace, sans se raccrocher à ce hochet qui permet à tout coup une bonne vieille dialectique (espace-forme, fond-espace, espace-couleur, espace-ligne, etc.) ? Dans un article (1992), Stalter, traitant de la relation qu’il considère comme « nouvelle » chez Barré de manier « l’antagonisme forme et fond, figure et fond » à partir de séries peintes entre 1986 et 1989, nous donne un aperçu presque florilège de la manière dont les critiques contemporains tentaient d’approcher cette nouveauté ; ainsi de cette expression chez Thwaites : « Le point fort de Martin Barré est sa maîtrise de l’espace vide ». Stalter cite aussi A. Michelson qui « voit dans les tableaux de l’artiste des relations dynamiques entre l’espace actif et l’espace résiduel. Ragon ajoutait “[C]ette analyse était excellente en ce qu’elle soulignait relation dynamique et non pas plastique, espace actif et non forme, espace résiduel et non fond”». De son côté, M. Gauthier écrit, dans le Dossier de Presse (2020) du Centre Pompidou : « À partir du milieu des années 1950, Martin Barré inaugure la voie d’une abstraction singulière qui n’est ni informelle, ni géométrique. Sa peinture est vite remarquée comme l’une des plus ambitieuses du moment en cherchant davantage à révéler l’espace qu’à produire des formes.» Plus loin, parlant de la ligne chez Barré, Gauthier écrit : « À la différence d’une forme, la ligne n’occupe pas la surface du tableau, mais la transforme en espace sous l’effet de la trajectoire qu’elle y dessine. » Si je comprends bien, chez Barré, et d’après Gauthier, la forme ne se substitue pas à l’espace, puisqu’elle le révèle, tandis que la ligne peut devenir espace. Je ne vais pas passer tout mon temps d’écriture sur ce que dit Gauthier, mais je ne vois pas très bien comment une forme peinte pourrait ne pas devenir un espace, pas plus que je saisis ce que veut dire l’expression « chercher davantage à révéler l’espace qu’à produire des formes », dans la mesure où c’est justement la forme qui conditionne l’espace, et pas le contraire. Dans ce sens, effectivement, on peut se poser la question de la nature de l’espace produit par la forme, et l’espace résiduel, sur ou dans lequel le peintre n’intervient pas. Or, il m’apparaît que cette heuristique n’en est pas une, en fait, et depuis que je cite différents auteurs depuis le début de cet article s’agissant de la question de l’espace, franchement, je ne comprends pas ce qui se raconte ici. Preuve que 1) je suis immune, ou 2) ce n’est pas comme cela qu’on va s’en sortir.
Commençons par un grand classique :
Barré s’amuse avec, faut-il dire l’espace ? Barré s’amuse avec la forme du tableau. Son format est grand, et il n’y intervient que d’une manière économique, voire désertique. Et pour que cela soit bien visible, il retrace un cadre dans le cadre “naturel”, ou donné, un cadre scolaire, ou comme. Les traits débordent, ainsi que deux traits de pinceau. Mais je pense et écris le verbe « déborder », comme si le peint délimitait une frontière différente d’avec le non-peint. Mais n’est-ce pas une fiction ? Je veux dire par là que nous sommes habitués, en matière appelée “abstraite”, à nommer “espaces” les dimensions (disait Alberti). Il me semble que le mot « espace » est devenu un tel mot-valise qu’il serait peut-être temps de penser à tenter d’utiliser un autre terme, moins mystique, ou moins bateau, finalement. Parce que, après tout, qu’est-ce que c’est, l’espace, en matière de tableau ? Je pose une question qu’on pourra juger saugrenue, ou monumentale, au choix. D’un certain côté, je ne sais pas ce que c’est que l’espace en matière de tableau, ça me semble tout à coup redondant. Je préfère parler de dimension, et de plan. Une toile vierge, ce sont des dimensions, et un plan. Le peintre investit le plan, une fois qu’il a défini les dimensions. Ici, donc, Barré joue avec les premières, et inscrit quelque chose dans le plan. De fait, je considère que son rectangle tracé dans la partie droite, en quelque sorte, conteste les dimensions officielles (celles qu’il a produites sûrement lui-même, en construisant son châssis, supposé-je, et qui, de fait, ne sont plus contingentes, puisque physiques), cependant qu’au dessus du rectangle débordant, passe une ligne oblique, indépendante, qui fait penser à autre chose, et peut-être à rien ; elle est là, c’est tout. Mais, à bien regarder, il y a plusieurs lignes qui passent dans le plan ; et, à vrai dire, je commence de m’interroger sur cette structure comme palimpsestique, et voici donc la même image mais trafiquée dans les tons, et ce que cela donne :
À vrai dire, sur l’image originale, nous voyons certains de ces éléments hors Premier domaine investi (j’appelle “Premier domaine” les affirmations franches de la couleur dans le rectangle reformulé par Barré dans le format original). De fait, nous voyons que ce qu’assurément d’aucuns considéreraient comme un espace, grandement vacant, se trouve en partie exprimé, et finalement seul le domaine à gauche du rectangle reconstruit est “vide” (façon de parler, parce que nous savons qu’un pan de toile laissé vierge n’est pas, à proprement parler, vide). Ainsi donc, il y a des relations établies avec le second-domaine (celui qui est “comme” palimpsestique ; « comme », car on peut se poser la question s’il ne s’agirait pas, après tout, de repentirs, mais alors comme leurres ?). Plutôt que de parler de dialectique (please !), je préfère parler de jeu, alors, entre domaine 1 (domaine investi pleinement) et domaine 2 (palimpseste/repentir ?). Commençons par le Domaine 1. Plus avant dans ma réflexion, je me dis que Barré est un artiste modeste, modéré ; il n’est pas assujetti au format original du cadre, il fait ce dont il a envie (dit familièrement). Il n’est pas obsédé par la couvrance, l’obsession de tout recouvrir ; il garde la tête froide, ce n’est pas un exalté. Ainsi, pour ce tableau, je suppose que Barré, finalement, une fois exploré en mode discret le plan général, a décidé que sa zone d’expression positive (le domaine 2 étant alors celui d’une expression négative) serait contingentée par la redimension du plan, d’où ce tableau dans le tableau.
On a lu, quelque part, que Barré était le premier peintre a inaugurer l’art contemporain. Peut-être. Mais alors, et de Staël ? J’ai tendance à penser que c’est Nicolas de Staël qui a fait passer l’art moderne à l’art contemporain. Mais c’est peut-être Strzemiński… Bref. Dans le détail ci-dessus, qu’avons-nous ? Du remplissage. Oui, ce n’est pas loin. Barré a délimité un domaine positif, et il doit, comme n’importe quel peintre, le remplir. Il pourrait faire tout un tas d’autres choses, mais Barré pratiquait la série, et de fait ce tableau en fait partie, comme celui-ci :
Je cesse ici cette première partie, car je laisse reposer… À suivre, donc.
Référence : Marcel-André Stalter, “Martin Barré : tableaux 90-91 et 91”, Revue du Nord, tome 74, n°295, Avril-juin 1992
Léon Mychkine
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